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Sissi, l’allié incontournable de l’Occident

Temps de lecture : 10 min

Sans suspense, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi rempile à la tête de l’Égypte, après avoir écarté les candidats d’opposition et muselé la presse. Gaz, lutte contre le terrorisme, contrôle des migrants, il va maintenant jouer toutes ses cartes pour s'assurer une bonne entente avec les Occidentaux –et tant pis pour les droits de l’Homme.

Sur l'affiche, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, tout sourire. À côté, une voiture de police.|
Khaled Desouki / AFP
Sur l'affiche, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, tout sourire. À côté, une voiture de police.| Khaled Desouki / AFP

Électeurs payés, distribution de nourriture dans les bureaux de vote, pressions et menace d’imposer une amende aux abstentionnistes, les autorités égyptiennes ont tenté par tous les moyens d’inciter les Égyptiens à voter. Le taux de participation atteint péniblement les 41,5%, presque six points de moins par rapport au scrutin de 2014. Après avoir écarté les candidats d’opposition et muselé la presse, cet indicateur représentait le dernier enjeu d’une présidentielle souvent qualifiée de «farce».

«Je me demande si les dirigeants européens, comme Macron ou Merkel, se lavent les mains après avoir serré celle du président Sissi. Car ses mains sont maculées du sang de centaines d’Égyptiens pacifiques, et de centaines de victimes de torture et de disparitions forcées»

Bahey Eldin Hassan

«La situation des droits de l’Homme dans le pays est sans précédent au cours des trente-cinq dernières années», assure Bahey Eldin Hassan, fondateur de l’Institut du Caire pour l’étude des droits humains (CIHRS, en anglais), une organisation distinguée en 2017 par le prestigieux prix Martin Ennals. En exil depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah Al-Sissi, il n’a cessé de condamner la normalisation du régime du président Sissi sur la scène internationale:

«Je me demande si les dirigeants européens, comme Macron ou Merkel, se lavent les mains après avoir serré celle du président Sissi. Car ses mains sont maculées du sang de centaines d’Égyptiens pacifiques, et de centaines de victimes de torture et de disparitions forcées.»

Mais le président Sissi tente d’opérer son retour sur l’échiquier international, soucieux de prouver au monde la stabilité de son régime. «Avec ta force, l’Égypte défie le monde», scandait à la télévision un spot de propagande durant cette campagne à l’unisson en faveur du candidat Sissi. «Le régime veut à tout prix améliorer son image internationale», affirme une sociologue installée en Égypte depuis de nombreuses années. Et avec quelque quatre-vingt-quatorze millions d’habitants, le plus grand pays arabe, situé au carrefour du Moyen-Orient et de l’Afrique, point d’accès de la Méditerranée vers la Mer rouge et l’Asie via le canal de Suez, a de nombreuses cartes à jouer...

Le Sinaï, au cœur de la guerre contre le terrorisme

«La France se tient aux côtés de l'Égypte car la sécurité de ce pays ami, c'est aussi notre propre sécurité», soutenait le chef de l’État français Emmanuel Macron lors d’une déclaration conjointe avec le président Sissi à l’occasion de sa visite en France en octobre. Depuis 2013 et la destitution du Frère musulman Mohamed Morsi, premier président démocratiquement élu à la suite de la révolution de 2011, l’Égypte affronte une insurrection djihadiste qui s’est établie dans le nord du désert du Sinaï, à proximité de sa frontière avec Israël. Le groupe Province du Sinaï, affilié à l’organisation État islamique (OEI), a fait de la région sa base arrière et revendique des attentats meurtriers à travers le pays, qui visent principalement les forces de police et les coptes.

Sissi et Macron le 24 octobre 2017 à Paris | PHILIPPE WOJAZER / POOL / AFP

Mais l’instabilité de la région ne menace pas seulement la sécurité intérieure de l’Égypte. Depuis les revers essuyés par l’OEI en Syrie et en Irak, «la proximité géographique du Sinaï en fait l’un des points probables où le groupe terroriste va tenter de se réorganiser dans le monde arabe, d’autant plus qu’ils ont déjà des affidés sur place», analyse Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste du Moyen-Orient. En février, les autorités égyptiennes ont lancé l’opération «Sinaï 2018», avec l’objectif de «mettre fin au terrorisme» et répondre aux vives critiques quant à la stratégie égyptienne, à peine deux mois après l’attentat le plus meurtrier de l’histoire moderne du pays, qui a coûté la vie à plus de 300 personnes dans l’attaque d’une mosquée.

«Les Occidentaux, mais aussi les Israéliens et les Russes sont très préoccupés par le chaos du Sinaï et l’incapacité de l’État égyptien à ramener l’ordre et à combattre efficacement les djihadistes présents, assure Didier Billion. Cela s’explique par le manque de capacité opérationnelle de l’armée égyptienne qui n’est pas formatée pour combattre des groupes djihadistes, quelle que soit leur forme. C’est très probable qu’il y ait une aide occidentale, qu’elle soit logistique ou dans l’encadrement à l’armée égyptienne.»

Selon des révélations du New York Times, un accord secret existerait déjà entre l’Égypte et Israël, qui aurait mené plus d’une centaines de frappes aériennes dans le Sinaï au cours des deux dernières années.

La France: premier fournisseur d’armes à l’Égypte

Du côté occidental, la France se place aux avant-postes de la coopération avec l’Égypte dans la lutte contre le terrorisme. L’accord de coopération militaire et technique conclu en 2005 par les deux pays a pris en 2015 une nouvelle dimension, renforcée par la signature, en parallèle, d’importants contrats d’armements. Sur les années 2016 et 2017 réunies, la France est le premier fournisseur d’armes à l’Égypte, devant la Russie, selon la base de données sur les transferts d’armes de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Une montée en puissance rendue possible à la suite de la suspension, en 2013, d’une partie de l’aide militaire américaine à l’Égypte, qui s’élevait à 1,3 milliard de dollars par an. À l’époque, l’administration Obama s’inquiétait de la situation démocratique du pays, à la suite du coup d’État militaire.

«Les puissances occidentales privilégient l’aspect géopolitique et ferment les yeux sur l’aspect des droits démocratiques fondamentaux»

Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques

L’Égypte se tourne alors vers la France pour appuyer son retour sur la scène régionale. «Ce n'est pas tant le matériel qui compte, mais plutôt d’obtenir un soutien politique de la France à travers les ventes d’armes», explique Tony Fortin, chercheur indépendant au sein de l’Observatoire des armements. «C’est très flagrant par rapport à la situation politique actuelle en Libye et au maintien du régime du président Sissi», poursuit-il.

Pour Didier Billion, ces contrats valident le tour de force diplomatique de l’Égypte:

«Sissi veut prouver aux Occidentaux qu’il est indispensable de coopérer avec lui, il a parfaitement compris l’intérêt qu’il pouvait tirer de cette rente stratégique. Car les puissances occidentales privilégient l’aspect géopolitique et ferment les yeux sur l’aspect des droits démocratiques fondamentaux.»

Nouvelle route des migrants vers l’Europe

En 2017, plus de 150.000 personnes ont migré vers l’Europe en traversant la Méditerranée et plus de 2.800 sont mortes en mer, selon l’Organisation internationale pour les migrations rattachée aux Nations Unies.

«Nous avons des intérêts communs à nous rapprocher pour travailler ensemble sur la question migratoire»

Ivan Surkos, ambassadeur de l’Union européenne en Égypte

Les chiffres accusent une chute vertigineuse après le pic de l’année de 2016: plus de 330.000 arrivées par la Méditerranée et plus de 4.000 décès. La politique d’«externalisation des frontières» de l’Union européenne, condamnée par les ONG humanitaires qui s’inquiètent de la situation des droits fondamentaux des migrants, semble porter ses fruits. Dans cette stratégie globale, le processus de Khartoum concerne les flux migratoires en provenance de la Corne de l’Afrique. Porte d’accès vers la Méditerranée, l’Égypte y occupe un rôle central.

«À partir de 2015, il y a de plus en plus d’arrivées depuis l’Égypte, qui est à la fois un pays de transit et un pays de départ, souligne la chercheuse Pauline Brücker, qui travaille sur les phénomènes migratoires au Soudan et en Égypte. Cette émergence comme pays de départ est due au contexte domestique, aux difficultés socio-économiques qui touchent les Égyptiens comme ceux qui sont migrants dans le pays. C’est aussi une conséquence de la fermeture de la route par la Libye.»

Entre juillet et septembre, les arrivées de migrants en Europe via la Libye sont passées de 11.500 personnes à 6.300, selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR). Dans ce contexte, les Européens sont particulièrement attentifs aux départs depuis l’Égypte voisine.

«L’Égypte est un acteur-clé dans la région, déclare Ivan Surkos, ambassadeur de l’Union européenne en Égypte. Son importance grandissante, en tant que pays de transit et de départ pour les migrants en Méditerranée centrale, va dans le sens d’une participation renforcée au sein du processus.»

En 2014, alors que le processus de Khartoum est lancé, l’Égypte met en place un Comité national de coordination pour la prévention et la lutte contre la migration illégale (NCCPIM, en anglais), qui a piloté la préparation d’une loi contre l’immigration illégale, finalement adoptée en 2016. «Nous avons des intérêts communs à nous rapprocher pour travailler ensemble sur la question migratoire», souligne Ivan Surkos.

«Dans un contexte de sécurisation générale des migrations et d’externalisation des politiques de l’Union européenne vers cette partie de l’Afrique, l’Égypte sait très bien qu’elle a une carte à jouer sur la scène diplomatique, appuie Pauline Brücker. Alors qu’elle a toujours eu une politique de laisser-faire en matière d’immigration, cette question est aujourd’hui utilisée pour promouvoir son rôle et arranger son image.»

Futur hub gazier en Méditerranée

La découverte de l’immense champ gazier Zohr dans les eaux territoriales égyptiennes en 2015 a eu l’effet d’une bouffée d’air pour le pays, en proie à des difficultés économiques. Le géant italien ENI, chargé des missions d’exploration, annonçait alors «la plus grosse découverte de gaz en mer Méditerranée». Inauguré en grande pompe par le président Abdel Fattah Al-Sissi en janvier, Zohr est censé accroître l’indépendance énergétique du pays, toujours tributaire des importations. Encore dernièrement, l’Égypte a signé un contrat de douze milliards d’euros pour la livraison de gaz naturel israélien.

«Si l’Égypte peut devenir, à court ou moyen terme, la première source de gaz en provenance de la région vers le marché international, ce n’est pas entièrement dû à Zohr», tempère Tareq Baconi, spécialiste des questions énergétiques au sein du Conseil européen des relations internationales (ECFR, en anglais), un think-tank pan-européen. «C’est également dû à la capacité des infrastructures égyptiennes d’être utilisées pour exporter du gaz en provenance d’autres pays. Cela ferait de l’Égypte un hub gazier en Méditerranée.»

«Les volumes extraits en Méditerranée orientale ne permettront pas à l’Europe d’assurer soudainement sa sécurité énergétique, mais cela renforcera sa stratégie de diversification»

Tareq Baconi, spécialiste des questions énergétiques au sein du Conseil européen des relations internationales

Si la ruée vers le gaz attise les tensions entre les pays voisins de la Méditerranée orientale, les volumes découverts restent toutefois faibles sur le marché international, toujours dominé par l’Iran, la Russie et le Qatar.

«L’impact des découvertes en Méditerranée orientale sur le marché mondial ne devrait pas être aussi important que celui provoqué par la production de gaz de schiste aux États-Unis, prévoit Tareq Baconi. Mais si l’Égypte est utilisée comme une plateforme par Chypre et Israël pour exporter leur gaz, cela changerait les dynamiques régionales, notamment pour l’Europe, qui bénéficierait d’une source de gaz supplémentaire pour s’écarter des fournitures russes.»

En 2017, les livraisons de gaz en provenance du géant Gazprom vers l’Europe et la Turquie ont bondi de 8% par rapport à l’année précédente, pour atteindre 194 milliards de mètres cubes.

«Les volumes extraits en Méditerranée orientale ne permettront pas à l’Europe d’assurer soudainement sa sécurité énergétique, mais cela renforcera sa stratégie de diversification.»

L’obstacle des immenses défis internes

Ce rôle pivot conforterait les ambitions égyptiennes, mais demeure conditionné par le retour des investisseurs dans le pays. Engagé en 2016 par le président Abdel Fattah Al-Sissi, un programme de réformes économiques vise à libéraliser l’économie et défaire le modèle de l’État-providence, hérité de l’époque nassérienne. Ces mesures ont permis au pays d’obtenir un prêt du FMI de douze milliards de dollars, étalé sur trois ans.

«La stabilisation des indicateurs macroéconomiques du pays profite aux investisseurs mais ne concerne pas l’économie égyptienne dans son ensemble, commente Amr Adly, économiste au sein du programme de recherche sur le Moyen-Orient MEDirections de l’Institut universitaire européen. Les exportations égyptiennes reposent essentiellement sur le pétrole et le gaz, cela ne pousse pas les investisseurs à sortir de ces secteurs-là. Nous avons besoin de davantage d’investissements du gouvernement dans la main-d’œuvre. Elle est déjà peu chère, elle doit être qualifiée si nous voulons attirer des investisseurs étrangers dans l’industrie, qui crée de l’emploi.»

«Les Occidentaux refusent de voir l’ampleur des défis de l’Égypte et de comprendre que cette situation risque d’exploser»

Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques

Dans un contexte où la flambée des prix, à la suite de la dévaluation de la livre égyptienne, pèse sur la population, et où le chômage des jeunes stagne au-dessus des 30%, les réformes économiques risquent d’accroître encore les tensions sociales dans le pays.

«Si pendant très longtemps, les grands problèmes géopolitiques de la région ne pouvaient se résoudre sans la participation de l’Égypte, son retour sur la scène internationale dépend aujourd’hui en partie de sa capacité à résoudre ses questions et ses défis internes», souligne Didier Billion. Alors que l’élection présidentielle a fourni une nouvelle fois la preuve d’une situation politique verrouillée, dans un pays où des milliers d’opposants sont en prison, la communauté internationale n’a émis que des critiques discrètes et parie sur la stabilité du régime.

«C’est une fuite en avant, faite de calculs à très court terme, commente Didier Billion. Les Occidentaux refusent de voir l’ampleur des défis de l’Égypte et de comprendre que cette situation risque d’exploser.»

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