Mercredi, 20h15. À la tombée de la nuit, la rue Acharnon –cinq kilomètres de long qui relient le centre dégradé d’Athènes à la banlieue– commence à s’animer. Les cafés à narguilé se remplissent, les voitures se garent en double file, les Tziganes tentent d’écouler leurs stocks de fruits et légumes en pleine rue, des vendeurs à la sauvette de cigarettes de contrebande accostent les passants, les barbiers marocains et irakiens mettent de la musique orientale tout en coupant les cheveux de leurs clients jusqu’au bout de la nuit.
Dans la rue Acharnon, les Tziganes qui vendent leurs fruits et légumes à même le sol côtoient les réfugiés qui veulent partir par avion ou par bus | Marina Rafenberg
Qusai*, 22 ans, a lui rendez-vous dans un café égyptien d’Acharnon, la «rue des passeurs» ou «l’avenue arabe» comme la surnomme le jeune Syrien. Il doit justement retrouver un passeur qui lui déroule plusieurs cartes d’identité européennes. Qusai n’est pas convaincu, il repart bredouille, il n’a pas trouvé de documents disposant d’une photographie lui ressemblant. C’est le cinquième passeur qu’il rencontre sans succès. «Il y a quelques jours, j’ai trouvé une carte d’identité d’une personne d’origine syrienne ayant la résidence en Allemagne et qui pouvait me correspondre, le passeur a voulu me la vendre 1.000 euros sans aucune garantie. Si je passe et que je me fais arrêter à l’aéroport, je perds mes 1.000 euros… Les passeurs en profitent quand ils sentent que tu galères à trouver une carte d’identité, car normalement les prix oscillent entre 200 et 500 euros par papier», explique Qusai.
«J’ai dû payer 2.000 euros pour sortir de Syrie»
Arrivé le 1er janvier sur l’île de Kos, l’ex-étudiant en économie de Damas, a réussi à rejoindre Athènes malgré les restrictions qui s’appliquent aux réfugiés étant arrivés sur les îles grecques après la mise en application de l’accord UE-Turquie le 20 mars 2016. En effet, les nouveaux arrivants sur les îles grecques doivent théoriquement attendre que leurs demandes d’asile soient étudiées avant de rejoindre le continent: soit ils pourront accéder au statut de réfugié en Grèce et avoir un laissez-passer pour aller jusqu’au port du Pirée, soit ils seront renvoyés en Turquie si ce pays a été jugé comme étant «un pays sûr» pour eux. Avec ce procédé, les services d’asile grecs sont débordés et les cinq îles de la mer Égée (Samos, Lesbos, Kos, Chios, Leros) qui servent d’hotspots, de centres d’identification et d’enregistrement, sont bondées. Les camps sont dans des conditions sanitaires déplorables.
Selon le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU, plus de 10.000 réfugiés se trouvent actuellement sur ces cinq îles, bien au-delà de leur capacité d’accueil. Certains, comme Qusai, arrivent à passer entre les mailles du filet et à s’échapper de cet enfer. «J’avais juste le papier d’enregistrement de la police sur moi, je n’avais pas encore de carte de demandeur d’asile, mais j’ai tenté ma chance, je ne pouvais pas rester dans ces conditions plus de quelques jours… J’ai acheté un billet de bateau sur le port de Kos et j’ai réussi à me fondre aux personnes embarquant pour Athènes», relate Qusai qui enchaîne les cigarettes.
C’est dans un café égyptien du quartier que Qusai rencontre un passeur qui lui présente les cartes d’identité européennes dont il dispose | Marina Rafenberg pour Slate
Désormais, Qusai rêve de retrouver son père et sa sœur qui habitent depuis cinq ans en Allemagne. À Damas, le jeune homme avait peur d’être enrôlé de force dans l’armée. Il a vu, ces dernières semaines, plusieurs de ses amis tomber dans la périphérie de la capitale syrienne, dans le quartier de la Ghouta orientale. «Je n’entreprends pas ce voyage par plaisir… J’ai dû payer 2.000 euros pour sortir de Syrie. Puis pour passer de Turquie en Grèce encore 1.000 euros. J’ai emprunté de l’argent à mes amis, à ma famille… J’ai eu peur pour ma vie plusieurs fois, surtout lorsque j’ai quitté la Syrie et qu’à tout moment je pouvais être arrêté et tué par les milices d’Assad ou des groupes djihadistes.»
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Les techniques pour ne pas se faire voler par un passeur
Milad*, 26 ans, est arrivé le 1er décembre 2017 en Grèce caché dans le coffre d’un véhicule qui traversait la frontière terrestre avec la Turquie, dans la région de l’Evros. Il est aussi à la recherche du passeur qui lui permettra de s’envoler vers la Suède où son frère et sa sœur ont déjà trouvé refuge en 2015. Ayant fait son service militaire en Syrie, il craignait d’être rappelé au combat «pour une durée indéterminée». À court d’argent à Smyrne, en Turquie, l’ex-étudiant en mathématique de l’Université de Damas est resté cinq mois avant de pouvoir emprunter 3.000 euros à ses proches pour franchir la frontière gréco-turque.
Ce mercredi soir, après avoir échangé plusieurs messages avec Abo Khaled*, un passeur qui a fait partir de Grèce par avion plusieurs de ses amis et cousins, il le retrouve dans un restaurant à falafels. Autour d’un narguilé, Abo Khaled raconte, entouré de ses deux associés: «Soit tu obtiens des papiers de réfugiés ayant obtenu des documents de voyage dans leur pays d’accueil, soit des cartes d’identité européennes volées. La première option est la plus sûre mais aussi la plus chère. Il faut compter entre 4.000 et 5.000 euros pour un passage jusqu’en Allemagne ou en Suède».
Mieux vaut attendre «l’été lorsque les touristes égarent leurs cartes d’identité, qu’il y a plus de documents disponibles, et qu’il est plus facile de se fondre dans la foule».
Mais comment être sûr que le passeur ne te vole pas? «Nous utilisons des bureaux de garantie, des magasins en apparence tout à fait normaux, des restaurants, des épiceries, des boutiques de téléphones, où est déposé l’argent du candidat au passage. Le passeur n’empoche la somme totale qu’une fois que la personne est arrivée à destination finale. Mais ce système coûte cher, je dois payer 50 euros pour que mon argent soit garanti pendant quinze jours et tenter de passer dans ce laps de temps», souligne étonnement confiant Milad. Le passeur paie lui aussi 50 euros de son côté au bureau de garantie. Mais pour l’instant, comme Qusai, Milad n’a pas décroché le sésame pour passer en Suède. Abo Khaled lui conseille d’attendre «l’été, lorsque les touristes égarent leurs cartes d’identité, qu’il y a plus de documents disponibles, et qu’il est plus facile de se fondre dans la foule». L’incertitude de son avenir et l’attente lui pèsent cependant: «Pour nous, le plus dangereux est passé. Mais, bizarrement c’est maintenant que nos forces viennent à faiblir, et que nous risquons d’être emportés par la dépression.»
Le risque des Western Union
Avant de s’envoler pour l’Allemagne où il aimerait reprendre ses études d’économie, Qusai doit gérer son quotidien à Athènes, et notamment trouver le moyen de se loger sans dépenser tout son argent. Il a alterné un temps les nuits dans une chambre d’hôtel du quartier d’Omonia, au centre d’Athènes, puis quelques jours dans un squat. Le quartier compte une dizaine de bâtiments, hôtels désaffectés, écoles abandonnées, magasins vides, gérés par des groupes anarchistes et des volontaires indépendants. «Mais je me suis fait voler, dans le squat, mon téléphone portable et mon argent. Je ne voulais pas y rester très longtemps», soupire Qusai qui a finalement loué une petite chambre pour une centaine d’euros par mois grâce à un ami syrien rencontré sur l’île de Kos.
«Par Western Union ou d’autres systèmes de transferts, tu ne peux pas envoyer facilement de grosses sommes. Quand il faut payer le passeur 5.000 euros par exemple, comment fais-tu?»
De nouveau sans le sous cette semaine, Qusai doit recevoir de l’argent de sa mère restée à Damas. Il ne se dirige pas vers une des vingtaines d’officines spécialisées dans les transferts d'argent internationaux qui ont poussé comme des champignons dans le quartier avec la crise des réfugiés, mais vers ce qu’il appelle «le marché noir du transfert d’argent». D’un pas hésitant, il entre dans une petite épicerie et rencontre le dénommé «Abo Ghassan», qui depuis 2006 s’adonne à ce business fleurissant surtout après 2015 lorsque près de 800.000 migrants ont traversé la Grèce pour prendre la route des Balkans vers le nord de l’Europe. Par le bouche-à-oreille, les réfugiés s’adressent à Abo Ghassan pour envoyer ou recevoir de l’argent. Qusai échange des messages en permanence avec sa mère sur WhatsApp. Ce matin, elle a rencontré un partenaire d’Abo Ghassan à Damas, il lui a transmis un code que son fils doit donner à Abo Ghassan pour récupérer la centaine d’euros qu’elle veut lui envoyer. L’échange est bref. Abo Ghassan garde 5% de frais. «Par Western Union ou d’autres systèmes de transferts, tu ne peux pas envoyer facilement de grosses sommes. Quand il faut payer le passeur 5.000 euros par exemple, comment fais-tu? C’est un système qui permet aussi de ne pas donner de papiers, de carte d’identité si tu n’en as pas comme moi», commente le jeune Damascène.
C’est à la tombée de la nuit que la rue s’anime et que les passeurs donnent habituellement rendez-vous à leurs clients | Marina Rafenberg
Karim, un ami de Qusai, lui, explique qu’il a déjà récupéré de l’argent par Western Union mais que son père a eu des problèmes ensuite puisqu’il est considéré comme déserteur: «Mon père a été arrêté à Damas après m’avoir envoyé de l’argent. Pendant deux jours, il a été interrogé avec violence: “où es ton fils? tu l’as aidé à partir en Europe et à déserter l’armée?”». Il a fallu l’intervention d’une connaissance et d’un bakchich pour qu’il soit libéré…».
Avoir de la chance, ou risquer encore sa vie
Les jours passent et l’espoir de rejoindre leurs proches en Allemagne ou en Suède s’amenuise. Pourtant, Milad comme Qusai connaissent plusieurs réfugiés comme eux qui sont partis récemment en avion avec des papiers volés ou achetés auprès de revendeurs. C’est le cas de Mohamed, 25 ans, qui «a réussi du premier coup à passer». Contacté par téléphone, le jeune homme d’Alep se souvient: «J’ai acheté une carte d’identité européenne pour 170 euros –une aubaine– j’ai payé des billets d’avion jusqu’en Suisse, puis pris un bus jusqu’à Amsterdam où j’ai demandé l’asile». Mais Mohamed avoue avoir eu de la chance: «Je suis blond aux yeux clairs, j’ai l’air européen, je parle parfaitement anglais, je ne suis pas perdu dans un aéroport ni stressé…». Malgré cet avantage, Mohamed estime que «la patience est de rigueur lorsqu’on entreprend ce périple. Même moi j’ai attendu huit mois avant de trouver les bons papiers».
Quelques jours après une nouvelle rencontre infructueuse avec un passeur, Qusai ne se sent plus le courage d’attendre. «Je pars par la route des Balkans, via l’Albanie et la Bosnie, lance-t-il décidé et effrayé en même temps. Une famille que je connais a rejoint il y a deux jours l’Allemagne par ce chemin. Je ne suis pas venu en Europe pour rester coincé en Grèce, il faut que j’essaie par tous les moyens de rejoindre ma destination finale et enfin pouvoir penser à mon avenir!»
*Les prénoms ont été changés.