Avec le printemps, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) lançait les États généraux de la bioéthique, avec neuf ateliers thématiques –cellules souches et recherche sur l’embryon, examens génétiques et médecine génomique, dons et transplantations d’organes, neurosciences, données de santé et numérique, intelligence artificielle et robotisation, santé et environnement, procréation et société, fin de vie– préparant la révision des lois de bioéthique d'ici la fin de l'été.
Comme le rappelait dans Ouest France le président du CCNE, le Pr. Jean-François Delfraissy, «la dernière révision de la loi de bioéthique, en 2009-2011, avait été essentiellement portée par le ministère de la Santé. Le Parlement a souhaité qu’un opérateur indépendant, le CCNE, prenne en charge l’organisation des États généraux, en les séparant de la partie législative. Il s’agit d’intéresser nos concitoyens à des sujets difficiles, qui divisent ou très complexes [...], dont certains vont façonner le monde de demain».
Complexe de Prométhée
Si le processus change, les questions restent les mêmes depuis l'apparition de ces lois dans notre appareil législatif: quelle limites extra-scientifiques assigner aux sciences médicales, selon quels critères et en leur programmant quelle obsolescence?
Car les choses vont vite, très vite. Un constat déjà pertinent à leur première mouture en 1994, et qui l'est d'autant plus aujourd'hui, à l'heure où «nous assistons à une accélération très nette du renouvellement des connaissances en biologie et santé», des mots mêmes du Pr. Delfraissy –un renouvellement que l'immunologue estime à «50% tous les quatre ans».
La demi-vie des faits n'a jamais été aussi courte, et avec une mondialisation réelle des biotechnologies médicales, l'applicabilité de telles lois semblent frôler l'infinitésimal. La réalité est dure: quand on leur dit ce qu'ils n'ont pas le droit de faire, les scientifiques ont en général pour habitude d'aller voir ailleurs.
Il est une autre limite, illusoire, que peine à admettre l'arsenal bioéthique français comme international: vouloir circonscrire au maximum le périmètre de la médecine à ses seules visées thérapeutiques l'ampute a minima de deux autres de ses vocations.
De fait, depuis que nos lointains ancêtres primates ont compris que croquer telle plante les soulageait de tel mal, la médecine soigne autant qu'elle améliore et transforme. Notre complexe de Prométhée s'est sans doute accentué avec le développement exponentiel qu'ont connu les sciences biomédicales ces cinquante dernières années, mais c'est bien depuis le fond des âges que résonne son premier cri. Un phénomène qu'incarne aujourd'hui CRISPR-Cas9, le couteau suisse qui révolutionne la génétique.
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Arme de destruction massive
Depuis l'apparition de cette technique d'édition du génome, découverte scientifique de l'année 2015, CRISPR fait peur. Identifiés en 2012 par la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, ces «ciseaux moléculaires» ont été classés en 2016 dans la catégorie des «armes de destruction massive» par le directeur du renseignement américain James Clapper –aux côtés du programme nucléaire nord-coréen, des armes chimiques syriennes et des missiles de croisière russes.
Quelques semaines plus tard, les conseillers scientifiques de Barack Obama s'alarmaient de la contribution possible de CRISPR-Cas9 au bioterrorisme, notamment pour créer des virus mortels pour l’homme.
En février 2017, lors d'un point presse à l'Académie des sciences, Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et président du Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB), se montrait un tantinet plus serein. «En l’état de l’art, CRISPR-Cas9 ne permet pas d’accroître fondamentalement le risque de prolifération d’armes biologiques. Il ne constitue pas à cet égard un saut technologie susceptible de générer de nouvelles menaces», pouvait-on ainsi lire dans le communiqué envoyé à l'occasion de la publication d'un rapport sur les risques de détournement de l'outil de biologie moléculaire.
CRISPR-Cas9 n'est pas pour autant anodin aux yeux du CNBC, notamment parce qu'il permet des forçages génétiques, c'est-à-dire d’accélérer la diffusion d’une mutation dans une population.
La technique a d'ores et déjà été expérimentalement appliquée sur des moustiques pour lutter contre des maladies dont l'insecte est le vecteur, comme le paludisme, la dengue ou le virus zika.
En janvier 2017, un des membres du CNBC confiait à France Info que CRISPR Cas9 faisait effectivement partie de leurs préoccupations, et expliquait comment les services de renseignement surveillaient jusqu'aux étudiants travaillant sur les techniques de manipulation de génome. «La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) est très attentive aux doctorants que nous prenons dans nos labos, déclarait-il. Une fois, on m’en a refusé un. En général, on ne vous dit pas pourquoi.»
Des craintes partagées par Jennifer Doudna elle-même. En 2015, dans un article publié par Nature et revenant sur le tsunami provoqué par sa co-découverte, la biochimiste s'inquiétait notamment des risques de modification de la lignée germinale portés par CRISPR-Cas9, jusqu'ici l'un des interdits les plus universels en matière de génie génétique.
Selon Doudna, il faudrait que «la communauté scientifique mondiale [s'abstienne] pour le moment d'utiliser des outils de modification du génome sur des embryons humains» et que des «réunions publiques soient organisées pour éduquer les non-scientifiques et permettre des discussions plus approfondies sur la façon dont la recherche et les applications de génie génomique pourraient être menées de manière responsable». Elle devrait donc se réjouir de nos États généraux de la bioéthique.
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«Nous jouons à Dieu tous les jours»
Pour le côté à moitié plein du verre, CRISPR-Cas9 promet d'éliminer toutes ces petites anicroches de la vie qui la rendent parfois assez peu plaisante, du cancer à la mucoviscidose, en passant par le sida –entre autres et nombreux bons augures, aux risques d'effets secondaires apparemment limités. Ce que d'aucuns ne manquent pas d'assimiler à une nouvelle forme d'eugénisme –un «eugénisme rationnel», pour reprendre la formule de Robert Pollack, biologiste à Columbia et spécialiste des rapports entre science et religion.
Ancien étudiant de Peter Singer, l'Australien Julian Savulescu est un bioéthicien dont le travail consiste globalement à se demander pourquoi tant de gens se posent tant de questions sur la bioéthique. Comme moyen d'améliorer notre ordinaire, l'eugénisme ne lui fait a priori pas peur, vu qu'il estime qu'il en va d'un «devoir moral» de mettre à profit la science pour sélectionner les meilleurs enfants possible. Selon lui, les limites éthiques des applications jugées aujourd'hui comme les plus «radicales» du génie génétique se résument peu ou prou à leur faisabilité.
«Les gens voteront avec leurs pieds dès que ces technologies offriront des bénéfices significatifs, déclare-t-il à Steve Paulson de Nautil.us. Aujourd'hui, ils se posent des questions sur la nature, sur Dieu, mais tout cela changera dès qu'il sera possible de doubler la durée de vie d'un individu grâce au génie génétique, comme nous l'avons déjà réussi sur des animaux. Les gens auront recours au génie génétique si vous pouvez leur garantir que leur enfant ne sera pas atteint par la maladie d'Alzheimer, la maladie de Parkinson ou le diabète. Quand il nous offrira des organes de rechange ou guérira le vieillissement, alors bien sûr qu'on s'en servira.»
À ce titre, Savulescu nous exhorte à assumer le caractère fondamentalement démiurgique de la science. «Nous jouons à Dieu tous les jours, affirme-t-il. Comme le disait le philosophe anglais Thomas Hobbes, l'état naturel des êtres humains est une vie sale, brutale et courte. Nous jouons à Dieu lorsque nous vaccinons. Nous jouons à Dieu lorsque nous donnons à une femme des médicaments pour qu'elle ne souffre pas lors de son accouchement. La question, c'est de décider comment modifier le cours de la nature, pas s'il faut ou non le faire. Toute notre vie est intégralement non naturelle. La correction de l'infertilité interfère avec la nature. La contraception interfère avec l'un des aspects les plus fondamentaux de la nature.»
Que l'on puisse bientôt modifier notre ADN pour vivre encore mieux n'y changera pas grand-chose, car telle est l'action de la médecine depuis ses premiers balbutiements.