«Les yeux ne vont pas bien. Leur souplesse d'enfance est perdue. Les lentilles, à mesure que nous passons des heures sur cette terre, s'épaississent, se raidissent, se calcifient même. Les yeux ne sont plus les fenêtres de l'âme. Ils sont plus proche des dents», écrit Virginia Heffernan, journaliste à Wired.
L'image, surréaliste à souhait, se veut frappante car elle évoque notre soustraction croissante au réel, à mesure que nous plongeons notre regard sur nos écrans, «renonçant à la troisième dimension de la vie et aux teintes naturelles.»
S'adapter aux écrans plutôt qu'adapter les écrans
Heffernan pointe la nouvelle gestuelle que nous sommes amenés à développer pour palier le flou qui nous entoure progressivement: étirer un peu plus le bras qui tient le téléphone, se rapprocher de l'écran d'ordinateur, plisser les yeux, augmenter la luminosité des écrans, zoomer ce qui s'y affiche: cercle vicieux, dans lequel nous adaptons notre vue au principal objet qui la corrompt.
Cette condition des yeux de l'homme moderne a été appelée le «syndrome de vision informatique», qui désigne les problèmes oculaires liés à une attention «prolongée» sur des écrans: sécheresse oculaire, yeux irrités, maux de tête, vision troublée, mais aussi douleurs au dos et au cou... «Le nom n'est pas satisfaisant car, comme beaucoup de syndromes, il décrit un ensemble de phénomènes sans les situer dans un récit cohérent, médical ou autre», écrit Heffernan.
Des yeux qui ne savent plus voir
Toute pratique sur le long terme peut avoir des conséquences sur la vue: les pêcheurs sur glace peuvent être atteints de cécité des neiges à cause de leur exposition aux rayons ultraviolets, les vigies avoir des hallucinations, les universitaires devenir myopes quand les nomades mongols développeront une vision grand angle, le regard toujours porté vers l'horizon...
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Mais pour les victimes du numérique, on désignera moins la lumière bleue et les sollicitations intempestives qui essaiment sur nos écrans que la nécessité de faire des pauses régulières, de rompre cette attention «prolongée» sur les écrans: le remède prend bientôt la place des causes.
«Nommer un syndrome nous libère des dernières angoisses à propos des écrans, qui ont toujours été source de soupçon social. Les gens qui sont collés aux écrans jusqu'à en exclure les autres sont considérés avec dédain, écrit Heffernan. Si le syndrome de vision informatique a été inventé comme un fourre-tout pour exprimer toute une série de peurs, ces peurs pourraient ne pas se limiter à ce que la lumière bleue ou trop de textos écrits les yeux collés à l'écran font à la vue. Peut-être que le syndrome est un aveuglement plus large –celui d'yeux qui ne savent pas voir et d'esprits qui savent de moins en moins reconnaître des objets non numériques, en particulier ceux de la nature.»