Août 2014, Laurent Baca disparaît après une dispute avec sa compagne. Mars 2018, celle-ci comparaît pour meurtre devant la cour d'assises de Toulouse.
Récit en quatre épisodes du procès d'Edith Scaravetti.
Épisode 1: «Je suis un monstre, je suis un monstre! J’ai retourné l’arme contre lui»
Épisode 2: «Il n’y avait pas de bleus, pas de traces, et elle marchait très bien»
Épisode 3: «Je m’y suis mal prise, c’est vrai. Mais je voulais vraiment l’aider»
Épisode 4: «Je veux que Maman reste le moins longtemps possible à la maison d’arrêt»
Au petit matin, les enfants ouvrent les yeux. Elodie*, l’aînée, a le sommeil léger et souffre parfois d’insomnies. Elle n’a rien entendu. Elle va faire un bisou à son père endormi sur le canapé, du moins c’est le souvenir qu’elle en a («elle se trompe», affirmera Edith Scaravetti aux enquêteurs) et puis sa maman les emmène, avec son petit frère Franck* et sa petite sœur Justine*, prendre le petit-déjeuner à la boulangerie avant d’aller au centre de loisirs.
De retour à la maison, Edith va voir Laurent. Il n’a pas bougé. Elle prend la carabine tombée au sol. Elle la connaît bien et actionne par réflexe la culasse pour éjecter la douille –c’est du moins ce qui a dû se passer, parce qu’elle n’en a pas le souvenir, et que la douille n’a jamais été retrouvée. Laurent ne se réveille toujours pas.
Edith appelle son père, deux fois –les experts en téléphonie ne trouveront jamais la trace de ces appels. Elle tire Laurent Baca jusqu’au garage, l’enroule dans une couverture orange fluorescente et le sort dans le jardin («Faut-il qu’elle n’ait eu pas peur du regard social!», tonnera l’avocat général David Sénat lors de son réquisitoire.) Elle creuse sous la pergola, alors même que tous les voisins peuvent la voir et qu’aucune haie ou muret ne la cache vraiment, et remplit des seaux de terre. C’est comme si elle-même ne se voyait pas le faire.
Elle enterre le corps de Laurent Baca là où il l’avait jetée dehors, une nuit. Il lui avait conseillé d’aller se rafraîchir les idées, parce qu’elle n’arrivait pas à réaliser une position sexuelle. Elle avait attendu sur le banc de la pergola, en petite tenue, et quand il était sorti pour la chercher, cela l’avait rendu fou:
«Et en plus tu t’exhibes, lui avait-il craché avant de la jeter sous le banc, parce que les chiens ça se met pas sur les bancs, ça se met dessous.»
Un go fast en Espagne
En fin de matinée, la mère de Laurent Baca appelle son fils. Edith Scaravetti décroche, lui dit qu’il est parti avec un copain et a oublié son portable. Quand elle rappelle, Laurent n’est toujours pas rentré.
«Et ça ne t’inquiète pas?», lui demande cette fois le père de Laurent. Edith dit que Laurent est déprimé, qu’il est peut-être parti voir son fils Gaetan*, qui a quatorze ans et ne vient plus le voir depuis longtemps. Comme l’argument ne tient pas longtemps, Edith confesse que Laurent lui a dit qu’il partait faire un go fast en Espagne, une technique de bande organisée pour importer rapidement de grosses quantités de stupéfiants. Qu’il lui a dit qu’il rentrerait dans deux jours.
«Je n’y crois pas du tout, avouera aux enquêteurs un ami et dealer à ses heures perdues. Laurent n’a pas du tout les épaules pour ce genre d’opération.»
Quarante-huit heures après, Laurent n’est pas revenu.
Un autre ami de Laurent passe voir Edith pour prendre des nouvelles. Dans la maison, il commence à se sentir mal.
«J’étais sûr que c’était elle qui l’avait fait disparaître, c’est ce que j’ai dit aux enquêteurs quand j’ai été convoqué. [...] Je me suis assis sur le canapé, j’ai failli m’évanouir. J’ai fait une baisse de tension, je ne sais pas. Je lui ai dit: “T’es sûre que t’as cherché partout, dans le garage? Il serait pas dans le grenier pour espionner ou je sais pas quoi?”»
Juste avant, il venait d’expliquer à la barre que «Laurent était tellement amoureux d’elle, qu’il l’aurait pas laissée sortir en discothèque déjà.»
«Edith c’était pas une sœur de sang, mais c’était une sœur. J’ai grandi avec trois frères et dès qu’elle est entrée dans la famille, c’était une sœur.»
Surtout, il y a Jennifer Baca. La sœur de Laurent. Une femme qui ne se laisse pas ignorer –qui est capable d’offrir le monde sur un plateau à ceux qu’elle aime et de dézinguer tous les autres. Dès qu’Edith est entrée dans la famille, Jennifer l’a aimée:
«Edith c’était pas une sœur de sang, mais c’était une sœur. J’ai grandi avec trois frères et dès qu’elle est entrée dans la famille, c’était une sœur.»
Ensemble, elles partent en voyage à New York, font les magasins et discutent de leurs relations amoureuses.
«[Edith était] discrète peut-être pour certaines personnes, mais pas avec moi. J’en savais beaucoup sur elle et elle en savait beaucoup sur moi. On connaissait nos goûts alimentaires, vestimentaires, et on parlait de notre sexualité.»
À la barre, mercredi 20 mars, Jennifer dit d’abord: «Si on avait eu les moindres soupçons de violences que subissaient Edith, je ne serais pas là aujourd’hui.»
La jeune femme raconte:
«On se changeait ensemble dans les cabines d’essayage, on a vu les parties intimes et c’est allé jusqu’aux piqûres dans les fesses parce qu’elle ne voulait pas retourner chez le médecin et que donc c’est moi qui lui faisais.»
Elle n’a jamais rien remarqué: «Elle se mettait seins nus devant moi pour se mettre en pyjama, je n’ai jamais vu de traces.»
Deux jours après la disparition de Laurent, Edith Scaravetti demande à Jennifer de dormir avec elle car elle est très fatiguée, et que sa présence la rassurerait.
«Il n’y avait pas de bleus, pas de traces, et elle marchait très bien», s’étonne Jennifer devant la cour d’assises. Elle ne comprend pas. Quarante-huit heures après avoir reçu des coups de pieds, des coups de tête à l’arcade sourcilière, avoir dévalé les escaliers et être tombée sur un bord de cheminée, Edith dort dans le même lit que Jennifer, qui n’a aucun souvenir d’avoir vu quoique ce soit.
«Je tiens à le préciser… Avant qu’on monte se coucher, elle m’a demandé de sortir avec moi pour fumer une cigarette. J’ai appris [plus tard] qu’à ce moment-là il était sous la pergola, à deux mètres de moi.»
Jennifer sèche ses larmes et tente de ne pas s’emporter:
«Pourquoi me confier ses ébats sexuels avec mon frère et pas les violences qu’elle subissait? Pour moi un homme qui lève la main sur sa femme c’est un sans-couilles, excusez-moi. Je l’aurais pris par le cou et je lui aurais dit “Tu te casses, maintenant.” J’ai une amie qui a été battue. C’est moi qui l’ai emmenée au centre médico-légal pour faire constater les blessures.»
Son avocat se lève:
«-Vous l’auriez aidée avec le même acharnement que vous avez eu pour chercher votre frère?
-Oui. C’est pas parce que c’est mon frère qu’il a tous les droits.»
«Je ne sais pas ce qui s’est passé, mon instinct de mère peut-être. Je lui ai dit “Vous vous êtes disputés, il est tombé dans les escaliers et tu t’es débarrassée du corps.”»
Jennifer Baca, sans nouvelles de son frère depuis le 6 août, remue ciel et terre, et plus encore. Elle va voir les voisins, fait du porte-à-porte, contacte les hôpitaux, fait le tour des commissariats du coin et d’Espagne, notamment à cause de cette histoire de go fast qu’Edith leur a raconté. Elle lance des avis de recherches sur les réseaux sociaux, contacte France 3 et La Dépêche du Midi. Le problème, c’est le temps qui se consume. «J’ai posé des congés sans solde pour partir à sa recherche», dira-t-elle aux jurés.
Aucune de ses tentatives n’aboutit. Son père achète une lampe torche spéciale pour sonder le puits. Peut-être que Laurent est tombé au fond un soir où il était trop alcoolisé.
«On s’est dit “est-ce qu’il y a eu un moment de détresse qu’on a pas vu, et qu’il est parti se suicider?” [...] On a pensé à tout.»
Edith Scaravetti n’a toujours pas déclaré la disparition de Laurent au commissariat.
La mère de la fratrie Baca a un mauvais pressentiment:
«Je ne sais pas ce qui s’est passé, mon instinct de mère peut-être, explique-t-elle à son tour aux jurés. Je lui ai dit “Vous vous êtes disputés, il est tombé dans les escaliers et tu t’es débarrassée du corps.” Elle fumait sur la terrasse, elle s’est retournée et m’a dit “Oh Martine, ça me peine que vous pensiez ça de moi.”»
La voix de Martine Baca est éreintée par la colère et les trop nombreuses nuits à refaire le film dans sa tête.
«Et ensuite, ensuite… elle a continué à venir manger à la maison, à nous serrer dans les bras, à nous faire la bise.»
De toutes les plaies, c’est celle qui ne pourra jamais cicatriser.
La «bulle d’oxygène» d’Edith
Jennifer le dit et le répète: ils auraient pu tout entendre. Le caractère invivable de Laurent, sa violence perfide et même la thèse de l’accident de carabine. Si Edith avait appelé les secours, au matin du 6 août, en expliquant ce qui venait de se produire, ils auraient pu faire l’effort de comprendre. Ils auraient peut-être même pardonné. Mais Edith, dans son silence, emmure tout le monde avec elle. Aux enfants elle dit: «Ne vous inquiétez pas, votre père va revenir.» À la Toussaint, lorsque la famille Baca commence déjà à préparer les fêtes de Noël, Jennifer lui demande quel cadeau elle aimerait.
«Qu’il me revienne», répond Edith.
L’avocat général prévient: «Quelqu’un qui ne dit pas la vérité ne peut pas crier ensuite “Croyez moi, croyez-moi!”. C’est un peu trop gros pour être vrai.»
Pourtant, seule reste la parole d’Edith Scaravetti pour témoigner de ce huis clos. Mais elle s’est confiée, peu avant les faits, à quelqu’un. En juin 2014, elle rencontre un animateur pompier volontaire qui organise des ateliers au centre de loisir de ses enfants. Ils commencent à s’envoyer des messages, à s’appeler, et en l’espace de quelques semaines, près de 700 communications sont enregistrées entre leurs deux téléphones. Un après-midi, ils échangent un baiser sur un parking. Au parc, la petite dernière d’Edith leur chante qu’ils sont amoureux. Laurent Baca découvre leurs échanges et jette le téléphone d’Edith aux toilettes.
«Il m’a appelé, j’étais au boulot. Il était en pleurs. Il m’a dit “elle me trompe”», raconte, en ce mois de mars, l’ami de Laurent.
Si ses proches reconnaissent que Laurent pouvait être pénible, tous s’accordent à dire que ce n’est pas ce qui le définissait. «C’était quelqu’un qui avait la main sur le coeur», dit son ami. «Une boule d’amour», affirme sa mère à la barre. Une ex-petite amie est venue pour dire que le Laurent qu’elle a connu, entre 1997 et 1998, était «tendre et attachant. On rigolait beaucoup.»
Le jeune animateur du centre de loisir devient la «bulle d’oxygène» d’Edith Scaravetti. Laurent Baca appelle son ami à moitié dealer et lui demande, comme un service, «d’aller voir l’amant de sa femme, et de le secouer un peu», voire de dégoter deux types pour «mettre une raclée à l’amant d’Edith», une «dérouillée». Il est prêt à mettre 1.000 euros sur la table. Son copain le calme en lui disant qu’il s’en occupera lui-même à son retour de vacances. Cela n’arrivera jamais. L’animateur en pince pour Edith, mais les sentiments ne sont pas vraiment réciproques. À partir de début août, elle ne lui répond plus.
«Je sais maintenant pourquoi elle voulait apprendre à faire du béton… pour s’en servir plus tard»
Retour à la cour d’assises de Toulouse. Lorsque le père de Laurent Baca s’avance vers le choeur du prétoire, la nuit est déjà tombée. Il a écouté en silence tous les témoins passer avant lui, clignant à peine des yeux. C’est à son tour de parler.
«Apparemment j’ai dû mettre un monstre au monde. Avec ma femme, on a fait ça.»
Il remonte un peu ses lunettes sur son nez.
«Avec ce que j’ai entendu, les cris, les claques… Et l’alcool... Parce que là à en entendre parler c’était du matin au soir et il décuvait pas quoi. Il pouvait tenir trois, quatre jours sans y toucher. Après c’est vrai que quand il s’y mettait il y allait un peu fort. Mais il sait…»
Le père de Laurent se met à pleurer.
«Il savait que taper une femme, c’était pas être un homme. On a entendu trente personnes et je ne comprends pas quoi, ils n’ont rien fait. Par contre quand il s’agissait de faire la fête chez lui, tout le monde se ramenait. Si c’est ce qui s’est passé, tout le monde est fautif. Même moi de n’avoir rien vu. Je comprends pas ce qu’il s’est passé. Il y avait tellement de choses à faire avant. Elle nous embrassait: “ne vous inquiétez pas, il va revenir.” Je sais maintenant pourquoi elle voulait apprendre à faire du béton… pour s’en servir plus tard.»
L’homme aux cheveux blancs soupire.
«Ça me pourrit la vie. On lui faisait confiance à 200%.»
Il regarde devant lui.
«C’est une mante religieuse.»
Une odeur au fond du jardin
Fin août 2014, Laurent Baca a disparu depuis trois semaines. La voisine a remarqué les enfants qui ne jouent plus dans le jardin, les mouches vertes partout, mais aussi une odeur au fond du jardin. «Une odeur très âcre, qui me revient encore de temps en temps en mémoire. Une odeur très contrariante», décrit-t-elle à la cour.
Sous la pergola, Edith voit un morceau de la couverture orange dépasser. Elle se dit qu’il va revenir. Elle le déterre, le tire à nouveau jusqu’au garage, attache une sangle à ses pieds, et ouvre la trappe dans la chambre de leur fils qui mène au grenier. Elle tire le corps le long de l’échelle escamotable et le pose dans les combles.
Un jour, Laurent l’aurait poussée au même endroit, entre deux piliers en brique, et aurait commencé à lui faire couler du béton dessus en lui promettant qu’il finirait par l’emmurer. Elle se souvient de cette idée. Elle place son corps dans des sacs poubelles, le cale entre des planches, et coule elle-même le béton.
L’un des experts psychiatriques évoque une hypothèse: «Peut-être était-ce l’émergence d’un sentiment de colère.»
«Pour moi c’est une très grande actrice, je lui décerne l’Oscar même. Elle était très convaincante»
Edith savait manipuler l’arme. C’est une carabine datant au moins de 1978, qui était en vente libre autrefois, et qui n’est pas sensible au choc. La secouer dans tous les sens ne suffirait pas à déclencher le tir. Seule l’action sur la détente peut faire partir le coup. Autrement dit, seule une pression sur la queue de détente peut propulser la balle calibre 22 hors du canon et la loger dans une boîte crânienne.
Sur le corps de Laurent, les légistes prélèvent fragments d’organes et tissus pour relever les éventuelles traces de tir. Quelques particules noirâtres et le sang présent dans les voies respiratoires attestent des lésions cérébrales. La thèse de la mort par arme à feu est compatible avec les conclusions des médecins chargés de l’autopsie, mais impossible de savoir si Laurent Baca avait consommé de l’alcool ou de la drogue peu de temps avant sa mort. L’état dégradé de son corps, lorsqu’il a été retrouvé dans le coffrage de béton, ne permettait pas les investigations. Il pesait alors vingt-cinq kilos.
«“Je me refais la scène cent fois dans la tête pour voir si je n’ai pas oublié quelque chose.” Elle m’a dit ça les yeux dans les yeux. Et je croyais que ça voulait dire qu’elle avait réfléchi aux endroits où Laurent pourrait être… mais maintenant que je sais, ça me fait froid dans le dos», a déclaré une amie de Laurent et Jennifer Baca aux enquêteurs. Face à la cour, elle l’admet: «Quand on a su le pot aux roses… pour moi c’est une très grande actrice, je lui décerne l’Oscar même. Elle était très convaincante», puis elle imite Edith dans la cuisine se frottant les mains et le front «comme pour réfléchir à ce qu’on parlait.»
«Mon hypothèse à moi, dit Jennifer Baca au parterre d’avocats, c’est qu’il n’y a pas eu de dispute dans la nuit, pas eu de violences. Qu’il dormait sur le canapé quand elle est rentrée du centre de loisirs et qu’elle l’a abattu de sang-froid.»
Elle poursuit quant au mobile:
«Mon opinion c’est que Laurent avait investi dans la maison. [...] Qu’il n’allait pas ne plus voir les enfants, et qu’il devenait gênant.»
«La belle indifférence»
Après le meurtre, «c’était bien», dira Edith aux psychiatres venus lui rendre visite en détention, «on pouvait jouer, chanter et danser dans le salon avec les enfants.» Elle dort à tour de rôle avec Elodie, Franck et la petite Justine*. La nuit, elle entend parfois une voiture passer ou un bruit de portail, et elle se dit qu’il est rentré.
«Elle n’exprime aucune culpabilité», affirment les experts, ce qui peut être l’expression de «la belle indifférence», ce mécanisme complexe où le psychisme verrouille toutes les écoutilles face aux émotions.
«Elle fait comme si de rien n’était, dit l’enquêtrice aux jurés, et cette absence d’affect est ce qui interpelle le plus.» En dix ans, Edith s’est réfugiée deux ou trois fois chez ses beaux-parents. «Elle ne nous disait pas que c’était parce qu’il était violent. Ce que je veux dire, c’est qu’on vit au XXIe siècle. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de femmes battues. J’en ai connu et j’en connaîtrai encore mais… elles n’ont pas le profil d’Edith Scaravetti.»
Edith Scaravetti est aide à domicile. Une de ses patientes avait vu ses bleus. Au téléphone avec l’enquêtrice, elle a confirmé –c’est noté dans le rapport. Quand elle a su que Laurent Baca avait disparu, elle s’est écriée:
«Ca y est, elle l’a tué!»
*Les prénom ont été changés.