Cet article est le premier d'une série de trois consacrée à Goutrens, décor du désormais culte Farrebique (le deuxième est à lire ici, le troisième là). Que sont devenus les protagonistes du documentaire? Comment cohabitent Goutreniens de toujours et nouveaux arrivants? Agriculture intensive ou raisonnée?
Balade à travers champs et âges.
On arrive à Goutrens, petit village de l'Aveyron, par une route en lacets, dans la fraîcheur d’un mois d’avril pluvieux. Au sortir d'un virage, un vaste domaine s’impose au regard, avec ses hangars couverts de panneaux solaires. C’est la ferme de Farrebique.
Album de famille
En 1945, Georges Rouquier y filme la vie quotidienne d’une famille de paysans. C'est alors la ferme de son oncle. Enfant, élevé par sa mère désargentée, veuve de guerre, il y a passé toutes ses vacances. C'est dire s'il connaît bien cette campagne, cette ferme, le pétrissage du pain, la moisson où les paysans se donnent un coup de main.
Sorti en 1946, Farrebique est un documentaire mis en scène, d'un vibrant réalisme. Chacun y joue des saynètes qui s'inscrivent dans le cycle des saisons et celui de la vie: naissance d'un enfant, mort du patriarche, partage de la ferme, arrivée de l'électricité... Il comprend des séquences qui ont une importante valeur ethnographique, comme la danse au café ou le saisissant chant religieux entonné dans la petite église.
Georges Rouquier a tout scénarisé mais il n'a rien inventé. Comme le fit Robert Flaherty avec Nanouk l'Esquimau, influence revendiquée, il met en scène des moments de la vie quotidienne, en les sublimant. Pour Georges Rouquier, rappelle Bertrand Van Effenterre, «seuls des paysans pouvaient jouer des rôles de paysans». Et, explique Dominique Auzel, enseignant à Toulouse-II, «il a remis en bouche de ces comédiens non professionnels leurs propos» pour créer une fiction. Comme le fera plus tard Alain Prévost avec Ephraïm Grenadou, tous les mots du film sont ceux des personnages, que Rouquier réécrira, mettra en dialogues, composera en scènes de cinéma.
Y compris en imaginant la mort du patriarche dans une scène à la fois balzacienne et réaliste. Au soir de sa mort, celui-ci procède au partage des biens entre Roch, l’aîné qui hérite du domaine, Henri, le cadet réduit à la portion congrue, et les sœurs, qui viennent d'un couvent toulousain et ne demandent rien. Et l'on dit à «Raymondou» (son diminutif), qu'un jour, c'est lui qui dirigera la ferme. Georges Rouquier filme ensuite son grand-père sur son lit de mort, puis remplit un cercueil de pierres avant de le faire transporter solennellement.
À LIRE AUSSI «Petit Paysan», le délire est dans le pré
Cannes rate un chef-d'œuvre
Le film est d'abord refusé à Cannes, mais y obtiendra le Grand prix de la semaine de la critique. Henri Jeanson, le dialoguiste d'Hôtel du Nord, affiche son mépris: «Je ne tiens pas la bouse de vache pour une matière photographique». D'autres sont plus clairvoyants, de Jacques Becker, qui loue un «film révolutionnaire» à Hervé Bazin: «Farrebique est un film passionnant comme la vie, captivant comme ces souvenirs qui remontent de l’enfance». Sans oublier Jacques Prévert: «C'est toi, Rouquier? T'as fait un chef-d'œuvre!» Farrebique obtient plusieurs prix, remporte un large succès public et influence durablement plusieurs générations de réalisateurs, à la recherche du «cinéma-vérité», comme l'explique Costa-Gavras:
«Quand j’étais étudiant en cinéma dans les années 1950, Georges Rouquier était déjà considéré comme un grand documentariste. Aujourd’hui, on sait qu’il est l’égal des Jean Rouch, Chris Marker, Raymond Depardon… Il a nourri toute une génération parce qu’il a plongé dans la vraie vie du pays.»
Trente-huit ans plus tard, le film prend une autre dimension lorsque Georges Rouquier retourne tourner à Goutrens, dans les mêmes lieux, avec les mêmes protagonistes ou presque. Ce sera Biquefarre. Certains sont morts, rappellent les images d’archives en noir et blanc, d'autres racontent une nouvelle vie, récit en couleur de l'agriculture moderne. Le projet est soutenu par le Crédit agricole, Bertrand Van Effenterre et des universitaires des États-Unis où, m'explique le coproducteur William Gilcher, «Farrebique était projeté chaque année à Harvard et dans de nombreuses universités américaines».
«Un monde qui avait déjà presque disparu»
Véritable diptyque, Biquefarre et Farrebique s'éclairent d'un étrange crépuscule. Car tout a changé.
Le patois (un occitan rouergat), qui imposait les sous-titres dans Farrebique, a disparu. En 1946, on faisait le pain à la main. En 1984, le four est abandonné, désormais remplacé par une cuisine moderne. En 1946, les enfants allaient à l’école à pied, en sabots, à travers champs. En 1984, on étudie la médecine à Toulouse ou bien on a un poste aux PTT à Paris. La traite qui se faisait à la lanterne est presque entièrement mécanisée. En 1946, on rêvait de l’eau courante, pour ne plus avoir à faire la lessive dans le ruisseau. Le soc était tenu d’une main ferme, la charrue tirée par deux bœufs. En 1984, le tracteur roule au gasoil.
Dans Farrebique, «il a capté un monde qui avait déjà presque disparu parce que la Beauce existe déjà à la même époque», observe Bertrand Van Effenterre, tandis que dans le second film, il montre et pressent des évolutions profondes.
À Farrebique, en ce mois d'avril 2018, impeccablement peinte en noir, l'antique charrue est un objet d'ornement.
J'ai discuté avec Simone, Raymond et Maurice, tous nés à Farrebique et, pour ce dernier, durant le tournage. Personne aujourd'hui n’imagine accoucher à la maison.
Maurice Rouquier (dans le berceau), né durant le tournage, entouré de ses sœurs Simone, Maria et Yvetou.
Raymond Rouquier en 1945 (Farrebique).
Raymond Rouquier en 1983 (Biquefarre).
Maurice et Raymond Rouquier en 2018.
«Un commercial qui buvait du glyphosate»
Biquefarre est d'abord une histoire de parcelles. En 1983, l'agriculture est entrée dans la modernité, avec les emprunts, l'achat de machines puissantes, le recours aux engrais et pesticides, l'obsession du rendement. Farrebique doit racheter Biquefarre pour s'agrandir. Le paysan d'antan a cédé la place à l'agriculteur. «Le capital qui nous rapportait nous coûte», entend-on. Nourri de conversations multiples, dont celles avec Roger Malet, alors président de la FDSEA, Georges Rouquier fait preuve d'une lucidité étonnante. Il a tout pressenti: les jeunes qui changent d'horizon, l'élevage hors sol, la concurrence internationale, les quotas laitiers...
Il montre l'épandage et zoome sur des insectes qui meurent. On n'entend plus d'oiseaux, dit-on. Un personnage (joué par André Benaben) reçoit un sac de produits chimiques sur la figure. Il se sent mal, vomit. Un médecin est appelé, qui prescrit un lavage complet pendant vingt minutes. «Vous savez pas que c’est du poison que vous maniez, là?»
La scène de la douche. «C'était la plus difficile parce qu'il a fallu la tourner plusieurs fois et qu'on avait un petit ballon. À la fin, il n'y avait plus que de l'eau froide!» (André Benaben)
À l'époque, se souvient André Greffeuille, autre personnage du film, la scène «choque beaucoup de monde. La chambre d’agriculture veut la faire supprimer. Mais quand je vois Petit Paysan aujourd’hui, il y a beaucoup de scènes choquantes et personne ne dit rien! On s’est habitué…» Avant de poursuivre: «À l’époque des vaches folles, on enfermait le paysan dans sa maison et on piquait les bêtes toute la nuit…»
L'époque est celle où l'on faisait encore «confiance aux techniciens, observe André Benaben. Ils nous disaient de faire ceci ou cela et on le faisait. On maniait des produits dangereux, comme les désherbants et personne ne nous avait dit de mettre un masque ou des gants. Pourtant, les paysans sont assez incrédules. Je me souviens d’un commercial qui buvait du glyphosate devant nous. Il se servait un verre, ça avait la couleur du pastis. Je l’ai vu faire.»
Avril 2018, à Farrebique et ailleurs
Retrouver les personnages de ces deux films revient à ouvrir un album de famille. «Nous, Aveyronnais, on a tous Rouquier dans notre cœur!» s’exclame Dominique Auzel. Mais il n'est nul besoin d'être né à Goutrens pour se souvenir, avec nostalgie, d'une cour de ferme ou de l'odeur d'un sous-bois. Non plus, amertume sans doute, pour constater que l'agriculture de masse n'a pas que des vertus. Parce que ces deux films sont à la fois lieu de mémoire et livre d’histoire.
À Farrebique où me reçoit Raymondou («Non, non, Raymond. Raymondou, c'est pour les enfants...»), la ferme d'autrefois est bordée de deux maisons modernes où habitent ses deux fils et leur famille. En 1946, trois générations cohabitaient dans la ferme. Les fils de Raymond ont repris l'exploitation et sont à la tête de 130 hectares où ils cultivent le foin et le maïs.
«Je plains nos enfants. Ils bossent…»
Chaque jour, Raymond vient dans cette ferme, comme avant lui son père et son grand-père. Même à la retraite, on travaille encore. Derrière, d'immenses hangars abritent des vaches et d'imposants tracteurs. La toiture est couverte de panneaux solaires. «C’est un entrepreneur de Rignac. Il construit le hangar et exploite les panneaux pendant 25 ans. Après ça nous revient. Je sais pas combien de briques ça fait mais on n’avait pas les moyens d’investir!» Le photovoltaïque, comme un parachèvement des mots de Berthe en 1946: «Quelle misère ce pétrole! Et cette électricité?»
«Les vaches ne sortent pas, sauf les génisses en saison», m’explique Raymond, en me montrant les pâturages en pente douce qui leur sont réservés. Il regarde le sol, molli par les pluies, sur lequel «on n’a pas encore pu faire l’épandage». La préoccupation des saisons reste présente. Mais la ferme d’autrefois a bien changé. Déjà, en 1983, dans Biquefarre, une femme au moment de l’insémination constatait tristement: «Ces pauvres vaches… On les empêche même de faire l’amour.» Désormais, là où Rouquier filmait un monde champêtre, elles restent enfermées. Simone, sœur aînée de Raymond, s’en étonne aussi: «Ils ont près de cent vaches qui ne sortent pas, dites… Nous qui allions avec sept ou huit vaches dans les prés, qui se régalaient là… Ça me fait de la peine…»
Quitter Farrebique
Si Raymond demeure toujours à Farrebique, les autres enfants Rouquier en sont partis. Car, en Aveyron, il y a toujours eu des départs. Nombreux. Certaines familles comptent trois ou quatre enfants, mais autrefois, certaines en comprenaient dix ou douze. Ces familles se disloquaient après le - faux - partage. Tout revenait à l’aîné (masculin) pour préserver le patrimoine, la ferme, et ne surtout pas la diviser en parcelles. Une injustice répétée de générations en générations. Après le partage, lui seul restait et les autres devaient affronter la vie avec presque rien. Une pratique tombée en désuétude, me dit-on, même s'il y a encore, ici ou là, des «arrangements». «Mais le fisc veille!»
À Farrebique, quand Raymond a repris la ferme, les autres l’ont quittée. Maurice, le bébé du film, est parti à Paris où il est arrivé, sans diplôme, une valise à la main. Il a dû s’inventer une vie.
Il est embauché à la SNCF, où il «reste quarante jours», puis chez Pernod, comme «agent promoteur. Je voulais à tout prix être commercial». Il en part après avoir constaté qu’entre sa tournée, celle du patron de bistro et celles des clients, il boit «cinq à six pastis le midi et autant le soir. C’était beaucoup trop». Le voici chez Johnson («à l’époque, on pouvait bouger»), où il deviendra responsable des ventes du sud-ouest, avant de fonder sa propre entreprise pour distribuer du café. «Je suis un autodidacte et je n’ai pas fait HEC ou l’ESSEC. J’étais au top. J’ai senti qu’il fallait partir avant de me faire éjecter.» Quand il la cède, elle compte une dizaine de salariés. Pas mal pour un petit dernier! Maurice a la réussite modeste.
Les femmes, seconds rôles
Simone Trébosc, née Rouquier, la cadette des cinq enfants, s’est mariée et a vécu à Rignac, à quelques kilomètres. Elle a aujourd'hui 85 ans. À chaque question sur elle, elle esquive et parle de quelqu'un d'autre. Timide, elle tente de s’effacer, se confie par bribes, parle de son mari, son beau-père, ses petits-enfants, son frère… À la fin, elle s’excuse car elle a le sentiment de s’être «un peu trop vantée».
A-t-elle eu l'existence qu’elle souhaitait? «À Goutrens, j’apprenais un peu la couture avec ma tante. J’étais quand même pas maladroite… J’aurais aimé travailler dans un bureau mais les études étaient chères. J’aimais bien l’école, la sténodactylo et les cours ménagers où on nous apprenait un peu de tout.»
Simone Rouquier (Farrebique) en 1945.
La vie en décide autrement. Elle se marie en 1954 et vit chez ses beaux-parents. Son mari fait «un peu facteur» et, en complément, transporte le lait dans les fermes. Elle travaille dans le magasin de chaussures de son beau-père. La bourgade comptait quatre magasins à l’époque; il n’y en a plus un seul aujourd’hui. «Quand mon beau-père a pris sa retraite, il a cédé l’affaire au nom de mon mari alors qu’il avait déjà un travail! Il aurait fallu qu’il la cède à mon nom… C’était comme ça… J’étais toujours sans profession et je n’ai jamais cotisé. Aujourd’hui, je touche la pension de réversion.» Son mari décédé, elle s’occupera de ses beaux-parents jusqu’à leur mort. «La belle-mère avait la maladie d’Alzheimer...»
Elle a passé son permis de conduire mais l’a peu utilisé. «J’étais pas une femme de volant. Malheureusement, j’en ai surtout profité pour aller dans les hôpitaux »
Simone Trébosc en avril 2018.
Dans le film, les femmes se tiennent droites derrière les hommes, et leur servent le vin. Un rôle effacé, qui ne reflète pas toujours l’équilibre conjugal, mais traduit bien la répartition sociale des rôles et de l’espace. Qui a duré longtemps.
«Ma petite-fille me dit que les femmes doivent prendre leur place réelle», sourit Michèle Greffeuille. Originaire de Toulouse, elle se souvient de ses premiers pas en Aveyron. «On invitait mon mari à déjeuner et pas moi; les femmes restaient à la maison. J’ai dit à André qu’il fallait absolument qu’on invite des couples! C’est ce qu’on a fait. Et, un jour, c’était en 1961, je crois, une dame, en m’embrassant a pleuré: “c’est la première fois que je sors avec mon mari…” Elle avait 45 ou 50 ans.»
Je me souviens de Farrebique, et après?
À Goutrens, la mémoire de Farrebique est entretenue par l'association Georges Rouquier, qui regroupe plusieurs des acteurs du second film. Depuis 2011, elle administre un musée qui présente son œuvre, dans un espace superbement scénographié. «Pendant dix ans, on a ramé», rappelle Jean-Claude Trébosc, fils de Simone, qui a été l’assistant de Georges Rouquier durant le tournage de Biquefarre, et est aujourd'hui... kinésithérapeute à Albi.
Georges Rouquier. | Crédit photo: Mallia films
«Un musée, on va le voir une fois. Mais ça ne suffit pas. Alors, on organise des événements. Un festival le premier week-end d’avril, du cinéma en plein air en juillet…» Les évènements drainent un public qui va bien au-delà du village. «Pour la venue de Costa-Gavras, il y a eu 500 personnes, mais seulement une centaine étaient de Goutrens.»
Car cette mémoire est plus ou moins partagée. Entre le monde paysan de Farrebique, l'industrialisation en cours dans Biquefarre, l'arrivée de «néo-ruraux» aujourd'hui, Goutrens est un village à l'identité encore incertaine. «Il faudrait une suite à Biquefarre», résume Dominique Auzel.
Pour aller plus loin: Farrebique (Les Documents cinématographiques); Biquefarre (Les Documents cinématographiques, Mallia films); Georges Rouquier: cinéaste, poète et paysan, Éditions du Rouergue.