Il n'y a pas si longtemps, la France s’enthousiasmait pour Matteo Renzi, chef du gouvernement de centre-gauche issu de la démocratie chrétienne et réformateur «décisionniste» d’une Italie à peine sortie du berlusconisme et de la stagnation économique.
Mais un Matteo en cachait un autre. L’échec politique et électoral de Renzi a laissé la place au succès politique de Salvini, véritable vainqueur des dernières élections et désormais en concurrence avec le M5S pour la constitution du prochain gouvernement.
Historiquement mais aussi, cette fois, électoralement, la Lega [la Ligue du Nord] a toujours dû cohabiter avec une autre extrême droite –celle issue du fascisme.
Depuis le début des années 1990, les néofascistes et postfascistes se sont fait doubler par la Lega, qui a pratiqué un surenchère xénophobe payante. Ayant compris la leçon, tant Fratelli d’Italia que la CasaPound ont fini par accepter formellement ou tacitement une forme de leadership léghiste en la matière –CasaPound accepte par exemple de faire des cortèges communs avec la Lega pour dénoncer l’immigration.
Matteo Salvini réussit à unifier environ 40% d’Italiens, du centre-droit à la droite la plus extrême. Il est davantage une synthèse qu’un syncrétisme: il dépasse les clivages anciens internes à la destra [la droite de la droite italienne ndlr], soumet Silvio Berlusconi et s’assure de longue date les bonnes grâces de Giorgia Meloni, la présidente de Fratelli d’Italia, qui se partage avec CasaPound l’héritage électoral de feu le Mouvement Social Italien (MSI), parti cénotaphe du projet fasciste.
L’Italie, pays aux deux extrêmes droites
Salvini ne surgit évidemment pas du néant, mais d’une histoire vieille… d’un quart de siècle environ. Il n’était pas écrit que l’héritier d'Umberto Bossi –le fondateur de la Ligue du Nord– serait celui qui survivrait à l’aventure politique de la destra du milieu des années 1990.
Umberto Bossi, fondateur de la Ligue du Nord, à Milan le 3 avril 2008. | Giuseppe Cacace / AFP
Jusqu’à cette époque, le concept de destra était associé à l’antisystème et aux tenants du MSI. En moins d’une vingtaine d’années, la donne a profondément changé. L’Italie est la démonstration qu’en politique, on ne fait du neuf qu’avec du vieux.
Dans les années 1992-1994, un bouleversement politique aboutit à la disparition de la quasi-totalité des partis ayant dominé la vie transalpine depuis 1945. Le blocage institutionnel et l’opération Mains propres sont en passe de venir à bout de la République fondée aux lendemains de la guerre.
Aucun grand nom de la politique italienne ne passe au travers des éclaboussures des scandales révélés en rafale. Parmi les rares rescapés, les néofascistes du MSI et quelques personnalités qui, entrevoyant le naufrage, vont accélérer la décomposition du système politique en place en menant campagne pour l’établissement d’un mode de scrutin majoritaire. Quelques unes de ces figures politiques et un journal –Il Giornale, créé en 1974– voient dans la crise le vecteur d’une émergence de la destra. Il est plus que probable que l’anticommunisme culturel –sinon pavlovien– est à la source de l’action de ces militants.
Forza Italia, créé en 1994 par Silvio Berlusconi, se développe rapidement: on assiste à une multiplication de clubs locaux évoquant le maillage des clubs de supporters –en particulier de ceux du Milan AC, le club du Cavaliere.
Le MSI, parti encore officiellement néofasciste, émerge au cours des élections municipales de Rome et Naples, où ses animateurs Gianfranco Fini et Alessandra Mussolini perdent de peu dans les urnes mais gagnent, le 23 novembre 1993, le soutien de Berlusconi et leurs galons de responsables politiques de premier plan.
Parallèlement, au nord du pays, un parti xénophobe et populiste conduit par Umberto Bossi milite pour l’éclatement de l’Italie. La Ligue du Nord, qui fusionne des ligues autonomistes ou indépendantistes des régions septentrionales de la péninsule italienne, professe un discours violemment anti-élites romaines –avec le fameux slogan «Roma ladrona!» («Rome la voleuse!»). Bossi n’entend pas gouverner officiellement l’Italie, mais la quitter pour créer la Padanie, un pays fantasmagorique épousant les limites de la plaine du Pô.
À l’origine, autour de 1990, la Lega Lombarda dirigée par Bossi était un mouvement extra-politique, voire antipolitique. Son leader réussit à attiser les colères du Nord, mais ne parvient pas à être reconnu comme un acteur totalement légitime.
Berlusconi, Fini, Bossi: un ménage à trois politique
Berlusconi s’allie rapidement aux deux extrêmes droites. Au nord, avec la Lega sécessionniste, il met au point l'alliance électorale Polo della Liberta; au sud, avec le MSI, il crée celle du Polo del Buon Governo.
Traditionnellement, le MSI est un parti enraciné dans le sud de l’Italie. Son leader historique, Giorgio Almirante, était un ancien de la République de Salò, dont il fut à la fois un responsable –chef de cabinet du ministre de la Culture– et un combattant.
Un an avant sa mort en 1988, il laisse la direction du parti au chef de son organisation de jeunesse, Gianfranco Fini. Le MSI va, en quelques années, opérer un virage doctrinal important et une reconversion spectaculaire. La direction du parti intègre le système politique et négocie une alliance avec le tout jeune Forza Italia.
Cette destra mise en place en 1994 se disloque dix-huit mois plus tard, mais l’essentiel a été réalisé: la rupture est accomplie et la droitisation en cours. La coalition de Silvio Berlusconi revient au pouvoir en 2001 et ne le quitte que pour un bref intermède, entre 2006 et 2008.
Une des clés de la force de la Lega réside dans sa précoce capacité d’attraction de la classe ouvrière –qui survotait jusque là pour le Parti communiste italien. La Ligue, d’abord sous la direction d’Umberto Bossi et de Roberto Maroni, a puisé chez les ouvriers l’électorat qui lui a permis de devenir une force incontournable au sein de la destra italienne, au point –avec Salvini– d’en prendre le contrôle.
Salvini, l’héritier entreprenant: naissance d’une droite européenne
Vingt-quatre ans après la première accession au pouvoir de Silvio Berlusconi, l’hégémonie de la droite se trouve régénérée par l’accession au leadership de la Lega de Matteo Salvini.
Salvini a œuvré méthodiquement: d’un mouvement xénophobe et de protestation anti-fiscale oscillant entre fédéralisme et séparatisme confiné au Nord, il a mis sur pied un mouvement xénophobe toujours, fédéraliste encore, mais aussi anti-immigration. Par l’adoption d’une posture identitaire, Salvini a su fédérer une extrême droite privée de leadership et, finalement, créer le mouvement le plus dynamique de ce que l’Italie appelle le «centre-droit».
Nous nous situons dans l’après crise de 2008. Salvini est aussi bénéficiaire des choix de la Lega d’hier: Giulio Tremonti, Ministre de l’Economie de l’ère Berlusconi, qui apparait aussi comme l’un des penseurs de la droite actuelle et s'est présenté aux législatives de 2010 soutenu par la Lega, a très tôt expliqué que la soumission totale au tout-marché et à la loi de l’offre et de la demande est dangereuse pour nos sociétés. Dans La paura e la speranza, un essai paru en 2008, il prône un retour à quelques mots d’ordre: famille, identité, autorité, ordre, responsabilité et fédéralisme. En plus de ces valeurs assez classiques de la droite, on y retrouve «l’identité», que la droite italienne parvient à définir de manière protéiforme: identités locales, identités régionales, identité nationale, identité européenne. Cette identité semble devenir un antidépresseur de la vie politique italienne. La droite ne se définit donc plus que par son adhésion au néolibéralisme. Elle combine plusieurs dimensions, parfois contradictoires, souvent complémentaires.
Salvini = Wauquiez + Marion Maréchal
Membre du Front National, élu de Nice, Philippe Vardon, figure tutélaire des Identitaires français, très fin connaisseur de la politique italienne et de la culture de droite transalpine, a proclamé sur Twitter sa double allégeance à Marine Le Pen et à Matteo Salvini. C’est dire si le jeune leader italien rayonne en Europe. L’extrême droite –la droite identitaire– se laisse davantage séduire par Salvini que par Wilders ou Strache, déjà au pouvoir en Hollande et en Autriche.
Car Salvini a su renouer avec les premiers temps populistes de la Lega. Il a cependant su la défaire de son sécessionnisme brouillon et un brin braillard et lui faire déborder ses frontières antérieures. Anti-immigration, anti-islam, porte-parle de la destra, populiste anti UE et converti aux mérité du gouvernement à Rome, il change (un peu) la Lega pour changer toute la droite.
Marion Maréchal Le Pen et Matteo Salvini lors d'un meeting à Milan le 16 mars 2016. | Giuseppe Cacace / AFP
Lombarde, du Nord, la Lega est désormais devenue italienne. Il y a vingt cinq ans, elle laissait le sud honni au MSI. Désormais, le Mezzogiorno est l’apanage des grillinis, des partisans du populiste Mouvement 5 Etoiles (dont les membres, réputés antipolitiques, ont pu songer à un accord avec la Lega). Elle a étendu sa domination sur la destra. Avec Giorgia Meloni, c’est un couple très politique que forme Matteo Salvini. L’héritière du MSI a reçu l’appui d’un chef de la Lega pour la conquête de Rome qui, d’un coup, cessait définitivement d’être la «voleuse» que dénonçait la Ligue.
Plus italienne, plus de droite, plus populiste aussi: telle est l’actuelle vérité de la Lega. Venue de l’excitation et de la stimulation démagogique des particularismes et des égoismes locaux. Agent politique d’une radicalisation de la question identitaire. Repreneur du fond de commerce berlusconien et pragmatique sur le plan économique pour ne pas faire peur à la Cofindustria, le MEDEF local.
La ligne défendue par Salvini emprunte à la fois, dans des termes français, à Marion Maréchal Le Pen et à Laurent Wauquiez. Il a choisi de gouverner au « centre-droit » mais c’est aussi par le truchement d’éléments radicaux comme Mario Borghezio que les liens se renforcent avec d’autres mouvements de droite.
Salvini n’a pas fait que conquérir l’hégémonie à droite en Italie et, peut-être, le pouvoir, il a aussi défini une matrice pour les droites européennes: identité, anti-islam, défiance envers le tout marché, xénophobie, populisme de droite… les prochains pas de Salvini éclaireront davantage sur l’avenir politique du continent.