Parmi les stands de la fête, un enfant joue. Il a 7 ans. Il appelle son papa. En voix off, son père, le réalisateur, répond. Il répond qu’aujourd’hui encore, il a peur lorsqu’une voix crie son nom.
Jude Ratnam avait le même âge que son fils aujourd’hui lorsqu’ont commencé les pogroms anti-Tamoul à Colombo, sa ville natale, la capitale du Sri Lanka. Avec sa famille, il a fui, rejoint le nord de l’île où l’ethnie dont il est issu est majoritaire.
Bande annonce du film.
Dans les années qui ont suivi, des groupes se sont formés pour protéger la communauté, essayer d’imposer son autonomie, puis son indépendance. L'armée a réagi brutalement.
Ce fut le début d’une atroce guerre civile de trente ans, jusqu’à l’écrasement en 2009 par les Cingalais des Tamouls dont le mouvement des Tigres, le LTTE, avait pris le pouvoir.
Refaire se mouvoir l'histoire
Ratnam a vécu de l’intérieur cette histoire. Il la raconte depuis aujourd’hui. Il refait les trajets, retrouve les gens, les lieux. Quelques archives, toujours en situation (une photo, ce n’est pas juste un document, c’est quelqu’un qui possède cette photo pour une raison précise –et dit pourquoi), des gestes, des paroles.
Le film est en mouvement. Des hommes, des femmes aussi, souvent, s’approchent. Parfois on voit seulement des braises qui rougeoient dans la nuit, et on entend des souvenirs, si concrets et si atroces qu’il n’y a pas besoin de montrer celui qui parle (et qui peut-être ne le veut pas).
Demons in Paradise avance dans l'espace et voyage dans le temps, traverse les forêts et les ruines, longe les champs, à pied, en bus, en vélo, en train. Ce monde très concret qui fut si longtemps, et si récemment, à feu et à sang, au milieu d’une nature exubérante, dans des paysages sublimes, n’est pas un monde simpliste.
La terreur communautariste exercée par les Cingalais contre les Tamouls est aussi incontestable qu’historiquement située. Mais les Tamouls, que ce soit entre eux ou vis-à-vis des civils Cingalais, ont eux aussi commis des crimes sans nombre et sans mesure.
Certains de ceux qui les ont perpétré sont là, à proximité de la caméra. Comme autour d’un foyer où on viendrait tenter, sinon une réconciliation, du moins l’esquisse d’une trêve, trêve de la mémoire et de la douleur. Pour qu’un gamin de 7 ans, aujourd’hui, ait la possibilité d’un avenir.
Terriblement précise, l’évocation des scènes d’affrontement prend parfois des allures de cauchemar, de délire, de fantasmagorie du sang. Et parfois l’allure d'un jeu un peu grotesque, tragiquement maladroit.
Le passé entremêlé au présent. | ©Survivance
D'autres images, moins «littérales», comme ce train légué par les anciens colons et dans les ruines métalliques duquel un arbre immense a poussé, trouvent naturellement leur place.
D'autres conflits, d'autres films
Impossible alors de ne pas songer aussi à d’autres conflits, passés, ou actuels (la Syrie). Les paysages ne sont pas les mêmes, ni les contextes politiques, ni les visages et les langues. Mais il y a quelque chose du vertige sanglant, de la tentation de mort à laquelle il est laissé libre cours, qui fait écho par-delà les distances.
Le cinéma sait faire ça, peut faire ça. On se souvient des premiers mots de Shoah: «C’est ici le lieu» dit Simon Srebnik, le survivant de Chelmno. «C’est ici le lieu», dit aussi le cousin, combattant d’un groupe de résistance tamoul, traqué par les Cingalais et par les Tigres, qui est parti vivre au Canada, mais a accepté de revenir pour le film.
L'ancien guerrillero revenu dans les ruines de Jaffna, qui fut la capitale tamoule. | © Survivance
La présence du corps d’aujourd’hui et des mots du souvenir dans la vérité simple de lieux actuels hantés par les atrocités passées est un dispositif d’une extraordinaire puissance. Ce n’est pas le seul.
Il existe aujourd’hui une sorte de genre cinématographique, mobilisant des ressources innombrables pour offrir au film documentaire une place pour les vivants et les morts, les souvenirs et le présent.
À la suite du film fondateur de Claude Lanzmann, S21 de Rithy Panh au Cambodge, Massaker de Monika Bergmann, Lokman Slim et Hermann Theissen sur le massacre de Sabra et Chatila, Goulag de Iossif Pasternak et Hélène Chatelain, The Act of Killing et The Look of Silence de Joshua Oppenheimer sur les massacres en Indonésie, Death in the Land of the Encantos de Lav Diaz aux Philippines, Eau argentée d’Ossama Mohammad sur la Syrie en seraient les jalons majeurs.
Les stratégies changent, les situations aussi. Mais toujours la présence et l’absence sont reconnues et questionnées. Les lieux et les mots, les corps des vivants et ceux des morts activent des puissances d’émotion et d’intelligence, de trouble et de sensibilité.
Les ombres et les brûlures de la mémoire. | ©Survivance
Avec ce premier film, qui touche à l’évidence son histoire personnelle, Jude Ratnam ne se révèle pas seulement un témoin précieux et un archéologue de l’histoire des siens.
Il s’affirme tranquillement comme un grand cinéaste, capable par l’usage du cadre et de la lumière, du montage et du son, de mobiliser les ressources de son moyen d’expression pour mieux regarder et partager.
Y compris, lui souhaite-t-on pour la suite, d'autres histoires aussi.