En 2010, l’Action Française, mouvement d’extrême droite royaliste et maurrassien, s’est installé à Marseille, sous le nom AF Provence. Avec comme particularité une capacité notable à occuper l’espace –physique et médiatique– dans une mesure déconnectée de la réalité de ses effectifs. Une surreprésentation qui tient au choix audacieux de l’implantation de son local en 2014, rue Navarin, au cœur du bastion antifa et libertaire marseillais.
C’est donc fort logiquement que les habitants expriment leur exaspération, principalement alimentée par les affrontements réguliers et le climat délétère qui règne dans le quartier depuis les deux dernières années. Les plaintes affluent et la tension est exacerbée par un niveau de violence auquel les forces de l’ordre semblent impuissantes à mettre un terme définitif.
Car l’enjeu territorial est l’essence même des groupuscules radicaux, qu’ils soient issus de l’ultragauche ou de l’extrême droite.
«C’est leur Fort Apache»
Lorsque la politique n’est pas affaire de partis ou de syndicats, la force se mesure à l’aune de la conviction de ses militants. Souvent, la conviction n’est que la représentation urbaine de la force. Il reste donc inconcevable pour le milieu antifa local que l’ennemi puisse nicher au cœur même d’un quartier qui leur est historiquement acquis.
Jeremy Palmieri, l'un des deux responsables de l’AF Provence, l’a bien compris: le local de la rue Navarin fait figure, dans l’esprit du groupuscule royaliste, de village gaulois, d’îlot de résistance, de fait d’arme.
«C’est leur Fort Apache», nous dit un militant antifasciste de la première heure.
Mais la pression constante à laquelle ils sont soumis, combinée à la réaction –tardive– de la préfecture, poussent aujourd’hui les royalistes à déménager dans un autre quartier de Marseille, en plein centre ville, à deux pas du Vieux-Port.
Ce nouveau local, dont l’ouverture est prévue le 24 mars dans le VIIe arrondissement de la ville, répond également à une scission interne du mouvement: les leaders de l’AF Provence, suivis par une partie importante des militants, désirent faire de ce nouveau local la branche marseillaise du «Bastion Social».
Des militants très jeunes
Ces lieux étiquetés «Bastion Social» essaiment sur le territoire, avec un certain succès. Pour le comprendre, il convient d’analyser à la fois le conflit générationnel au sein de l’Action Française et l’influence de l’extrême droite italienne sur l’ensemble des groupes organisés de l’extrême droite européenne.
Les militants de l’AF Provence sont jeunes –voire très jeunes. L’encadrement idéologique autour du corpus maurrassien est assuré par des cadres de l’association royaliste souvent sexagénaires.
Mais les jeunes veulent vivre dans la société d’aujourd’hui. Les célébrations poussiéreuses qui leurs sont proposées ne parviennent vraisemblablement pas à satisfaire leurs désirs de pratiques politiques plus modernes. Surtout quand elles font leurs preuves ailleurs, notamment en Italie par l’intermédiaire du mouvement CasaPound.
Le modèle CasaPound
CasaPound, c’est aujourd’hui le modèle à suivre dans la galaxie de l’extrême droite européenne. Très bien structurée, quasi reproduction des squats autonomes qui ont fleuri dans l’Allemagne et l’Italie au cours des années 1980 et 1990, l’organisation dispose de locaux dans toutes les villes italiennes ayant une influence politique et historique.
Pour faire passer ses idées, CasaPound se rend visible par une offre qui dépasse le cadre des militants. Pas de bunkerisation: les membres partent à la rencontre des habitants du quartier, offrent leur aide aux personnes en difficulté et organisent des maraudes de soutien aux SDF (à une unique condition: que ces derniers ne soient pas étrangers...).
Casapound peut mobiliser ses militants dans toute l’Italie, faire appel à son syndicat étudiant (Blocco Studentesco), organiser des cortèges offensifs et présenter des candidats aux élections locales. Une forme moderne, et un fond efficace. Cette synthèse, aucun mouvement d’extrême droite n’est parvenu à la bâtir ailleurs. Ce fascisme du troisième millénaire s’est adapté aux batailles culturelles de son siècle en se débarrassant du folklore désuet et improductif dans lequel sont encore empêtrées les autres formations –qu’elles soient françaises, espagnoles, britanniques ou allemandes.
La matrice idéologiee maurrasienne de l’AF Provence est tout à fait compatible avec ce fascisme moderne proposé par Gianluca Iannone et les cadres fondateurs de CasaPound. La praxis des militants italiens est en adéquation avec les codes et les représentations culturelles de la jeunesse occidentale. Casapound offre un biotope politique complet et un modèle fort, fondé sur la culture, mais aussi la sous-culture urbaine: concerts, urban wear, salons de tatouages, sports de combat, littérature, histoire...
La modernisation va jusqu’à une féminisation inédite dans ce milieu autrefois réservé aux pratiques viriles.
Action Française, GUD, CasaPound: des amitiés qui comptent
En France, le Bastion Social, émanation qui résulte de la dissolution du Groupe union défense (GUD), ambitionne de bâtir le CasaPound français. L’AF Provence, depuis sa scission interne, est en passe de les rejoindre et de fonder le Bastion Social Marseille.
Une partie des membres marseillais de l’AF a bien compris la possibilité de sortir de l’enclavement politique auquel ils sont confinés grâce aux liens étroits et amicaux que certains d’entre eux ont tissé avec les militants de CasaPound –tel Antoine Deguillen, membre de l’AF Provence, qui a étudié à Parme, où il a fréquenté l’antenne locale de CasaPound.
En novembre 2016, une manifestation s’est tenue dans le centre-ville de Marseille. On pouvait y voir flotter les drapeaux de l’AF et… de CasaPound. La même année, un militant de CasaPound, Marcello Ursi, a vraisemblablement beaucoup aidé au rapprochement entre le mouvement italien et les provencaux: un drapeau de l’AF est d’ailleurs depuis installé dans le local de Parme.
En février 2017, les millants marseillais et aixois se sont rendus à Parme. En avril de la même année, ils étaient officiellement invités à la tribune de la réunion romaine rassemblant les groupuscules d’extrême droite les plus efficients d’Europe: Europa communita di popoli, dans une sa salle décorée des portraits de Dominique Venner, Nietzsche ou encore des légionnaires de la Rome antique.
La communauté de destin entre l’AF Provence et CasaPound est alors actée.
Le divorce entre l’AF Provence et les cadres parisiens sera scellé par le rappel à l’ordre des premiers par les seconds lors du désordre communicationnel qui suit l’arrestation de Logan Nisin. Ce très jeune membre de l’AF Provence et militant au Front national est interpellé en juillet 2017 pour suspicion de projet d’attentat sur Jean-Luc Mélenchon. L’AF Provence assure que Logan ne faisait plus partie de ses effectifs au moment de l’arrestation mais le site antifasciste la Horde affirme le contraire par l’analyse d’une photo (non publiée). L’association royaliste dément, mais le doute persiste. Ce flottement et cette impréparation irritent Paris, qui le fait savoir. Les Marseillais y verront, plus tard, l’occasion de se détacher de l’AF, comme l’a fait quelques mois plus tôt l’antenne aixoise pour s’affilier au Bastion Social.
La gauche radicale inquiète
Les premiers jours de janvier 2018, les anciens membres du GUD de Lyon, Paris et Strasbourg, à l’origine du Bastion Social au niveau national, se réunissent pour un concert identitaire à Chambéry en présence de la figure tutélaire Gianluca Ianonne. Les Marseillais sont également présents. Est-ce à ce moment là que se joue l’acte fondateur du Bastion Social marseillais? Difficile d’en être certain.
Mais il n’en demeure pas moins que le 24 mars prochain, le local sera inauguré et baptisé «Le Navarin», du nom de la rue où ils étaient implantés lorsqu’ils étaient affiliés à l’AF: un hommage à leur Fort Apache...
Une implantation en plein centre-ville qui inquiète les antifas locaux: ils redoutent l’afflux de militants plus nombreux, plus durs et mieux formés, issus pour la plupart des GUD de Lyon ou Paris. Aussi, afin de bâtir une réponse cohérente, une réunion est organisée par les jeunesses communistes le 24 mars. Il s'agit également pour les associations antiracistes, les militants syndicaux les plus radicaux et les antifas de savoir comment faire face à un ennemi politique qui se structure.
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La police ne perd pas son sang froid
Les militants s’inquiètent de l’attitude adoptée par la puissance publique dans sa gestion des heurts avec l’AF Provence installée dans la rue Navarin depuis 2014:
«Nous avons toujours eu le sentiment que le préfet n’a pas pris la mesure du danger que constitue l’installation de ce type de groupuscule. Nous sommes souvent renvoyés dos à dos comme les faces d’une même pièce, explique un militant libertaire. La crainte c’est surtout le coup de couteau qui pourrait blesser –voire tuer. Cela est arrivé à l’un de nos camarades qui s’est fait poignardé dans l’enceinte de son domicile. Il est clair que nous ne resterons pas passifs», poursuit-il.
Interrogée, la préfecture de police et les cadres en charge de l’ordre public affirment que l’installation du Bastion Social dans le centre-ville ne génère aucune modification des pratiques policières:
«Nous connaissons bien les milieux antifa et royaliste de Marseille. Nous savons quels sont les militants qui sont susceptibles de poser problème. Nous les surveillons depuis longtemps et continuerons à le faire avec la même attention, mais sans exagérer une menace qui est souvent auto-entretenue par les groupes antagonistes eux-mêmes», explique un fonctionnaire de police en charge de l’ordre public.
Autre interrogation: quelle sera la réaction de l’élu frontiste Stéphane Ravier, qui avait soutenu le Bastion Social de Strasbourg en mai 2017, à l’annonce de l’ouverture prochaine du Bastion Social?
La légitimité accordée par un élu de la République à des groupes radicaux parfois violents contribue largement à leur ancrage territorial. C’est sur cet ancrage et cette légitimité que CasaPound s’est appuyée pour asseoir son expansion et sa normalisation.
Rien ne permet d’affirmer que ce pari sera gagné par le Bastion Social, mais à l’heure où Matteo Salvini, leader du parti d'extrême droite de la Ligue du Nord, pourrait être président du Conseil en Italie, il convient de comprendre le rôle des groupes radicaux extraparlementaires: rendre acceptables des idées et des pratiques radicales par l’intermédiaire des partis institutionnalisés.