À l’époque où j’étais déjà assez grand pour répondre au téléphone mais trop jeune encore pour que quelqu’un m’appelle, j’adorais les démarcheurs téléphoniques. J’avais une voix presque adulte que ne trahissait qu’un occasionnel déraillement, et quand des démarcheurs appelaient, je la rendais encore plus grave pour essayer de les garder le plus longtemps possible en ligne, avant de confesser que j’avais zéro autorité.
Pour des raisons que je n’étais pas vraiment capable de verbaliser, je trouvais leur intrusion apaisante, presque jouissive. Ils me parlaient tous de la même façon, et quelque chose dans le ton de leur voix se frayait un chemin à l’intérieur de mon corps, bondissait, dégringolait et trébuchait sur mon cuir chevelu comme un gamin sur un trampoline.
Récompense cognitive dérangée
Des dizaines d’années plus tard, j’ai appris que ce phénomène avait un nom. Sur internet, on appelle ça l’ASMR. C’est une forme subtile de plaisir physique, généralement déclenché par certains sons.
Ces quatre lettres ont une signification que je préfère de ne pas expliciter: lorsqu’on le fait, tout cela prend vraiment des allures d’inepties pseudoscientifiques. Mieux vaut prononcer ces syllabes lentement, avec un respect étouffé, en mettant l’accent sur le côté sibilant de la deuxième lettre. Mieux vaut les laisser s’accumuler comme autant de sottises et laisser ce sigle devenir une chose mystérieuse et picotante, écho évocateur du phénomène qu’il décrit.
Comme l'explique Mark O’Connell dans un article de 2013 publié sur Slate.com, ce phénomène a commencé à apparaître dans les conversations en ligne dans les années 2000. L’étiquette «ASMR» est devenue populaire peu de temps après et a trouvé une place dans une communauté Facebook lancée par Jennifer Allen, une professionnelle de la cybersécurité également inventrice du terme.
Depuis, YouTube a engendré ce qui est devenu une tradition solidement documentée de vidéos provoquant l’ASMR, montrant généralement des femmes qui murmurent face caméra, dont beaucoup cumulent des centaines de milliers de vues, et qui sont pour la plupart atrocement ennuyeuses même lorsqu’elles fonctionnent.
«Le principe de ces trucs-là, c’est qu’essentiellement, il ne se passe rien, écrit O’Connell. Dans ce sens, c’est presque comme une forme de méditation transcendantale; s’il se passait quelque chose d’intéressant, toute l’entreprise capoterait.»
Pour l’anecdote, ceux qui affirment faire le plus souvent des expériences d’ASMR y sont pour la plupart arrivés comme moi, c’est-à-dire par le biais de signaux d’abord verbaux. «L’attention, observe Mark O’Connell, est une dimension cruciale de l’expérience d’ASMR.» D’un côté, les gens qui parlent—qu’ils soient des démarcheurs téléphoniques froidement professionnels ou de placides YouTubeurs—semblent concentrés sur vous, et uniquement sur vous. D’un autre côté, vous vous livrez intégralement à eux.
Quand on pense à l’ASMR dans ces termes, on peut l’appréhender comme un genre de récompense cognitive dérangée, simplement déclenchée en écoutant d’autres personnes. Le plaisir qui en découle peut être décrit comme des manifestations physiques de l’empathie, une forme illusoire d’intimité qui marquerait notre chair.
«Slime» et pâtés de sable
En tout cas, ces vidéos peuvent être lucratives, ce qui explique peut-être pourquoi le label ASMR en est venu à englober des contenus prenant diverses autres formes. Cherchez #asmr sur Instagram par exemple, et vous le trouverez rattaché à des centaines, peut-être des milliers de posts à des années-lumière des femmes qui murmurent dans le vide numérique.
Une vidéo de 42 secondes, qui a accumulé presque 50.000 vues en moins d’une journée, en est une bonne illustration: on y voit deux mains humaines qui appliquent une sorte de gel translucide, du slime, sur un ours polaire de dessin animé, lui aussi constitué d’une substance visqueuse. C’est hypnotique, ça d’accord, mais est-ce que c’est de l’ASMR?
Pour certains, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Dans Marie Claire, Charlotte Lieberman suggère que la tendance du slime sur les réseaux sociaux –et c’est une tendance, c’est clair et net– peut induire des états d’ASMR, ou au moins quelque chose d’assez voisin.
Devons-nous en dire autant d’un autre genre Instagram, commenté par le Huffington Post en 2016, dans lequel «un humain anonyme presse, découpe et manipule des pâtés de sable marron et fuchsia dans un décor parfaitement dépouillé»?
Et quid des vidéos où des gens touillent tranquillement de la peinture, uniquement accompagnés de petits chuintements et autres bruissements? Quid de Gigi Hadid fixant la caméra au ralenti? Des images de femmes qui mastiquent de la glace?
Chaque nouveau genre d’ASMR peut sembler plus ridicule que le précédent, particulièrement si vous n’en avez jamais fait l’expérience –les picotements sur le crâne, le froissement qui descend en zigzag le long de la colonne. «J’ai l’impression que les gens simulent, m’a confié mon ami Josh. Je suis un complotiste de l’ASMR.»
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Raccourci d’internet
Si les recherches universitaires sur le phénomène sont rares, certaines semblent apporter de l’eau au moulin de ce genre de scepticisme. Dans le Smithsonian Magazine, Libby Copeland évoque une étude qualitative où les participants devaient noter différents déclencheurs. Les chercheurs ont découvert que les déclencheurs visuels étaient beaucoup moins bien notés que les auditifs, ce qui semblerait étayer l’hypothèse qu’avoir quelqu’un qui vous parle est un point de pénétration plus percutant. Il est possible, alors, que des posts largement visuels activent simplement un circuit de récompense cognitif lié mais distinct –et sans doute moins puissant.
Bien qu’on ne puisse jamais extrapoler qu’en partant de sa propre expérience de l’ASMR, cet angle cadre bien avec la mienne. Regarder une vidéo en boucle de sable rosâtre découpé en tranches bien nettes peut être apaisant, mais c’est loin de me faire vibrer.
Étiqueter ce genre de post ASMR est peut-être tout simplement devenu un genre de raccourci d’internet, une manière d’indiquer que vous pouvez les trouver agréables en fonction de la configuration particulière de vos circuits neuronaux. Ce que nous voyons ici ressemble davantage à une dérive relevant du mème qu’à une tentative de classification scientifique: des mots et des idées qui acquièrent de nouvelles connotations en l’absence de signification arrêtée.
Ce côté glissant pourrait être inhérent aux processus neuronaux sous-jacents qui induisent l’ASMR à la base. L’étude qui classait les effets visuels moins bien que les effets auditifs suggère que le toucher pourrait constituer un déclencheur encore plus efficace, une idée qui devrait sembler logique à toute personne que le contact de la brosse du coiffeur à la fin de la coupe de cheveux a déjà plongé dans un état méditatif.
Entrelacs de fils immense et complexe
Copeland parle aussi d’une étude sous IRMf qui laisse entendre que les cerveaux sensibles à l’ASMR ont l’air différent des autres. Chez eux, «les zones liées à un réseau visuel, par exemple», s’activent avec d’autres régions, ce qui n’est pas le cas chez les sujets témoins. Si l’échantillon utilisé pour cette étude est si petit qu’il en est discutable, ses découvertes n’en peuvent pas moins indiquer des pistes de recherches futures, comme la possibilité que ce que nous appelons ASMR puisse avoir un rapport avec la synesthésie.
Si de futures recherches corroborent cette idée, nous pourrions être en mesure d’accorder le bénéfice du doute à certains cas particulier d’ASMR sur internet. Peut-être ressentons-nous un genre de confusion sensorielle lorsque nous glissons dans un état d’ASMR: nous ressentons les mots de la personne qui nous parle plus que nous ne les entendons –j’étais tellement envoûté par le ton des démarcheurs téléphoniques que je ne comprenais jamais vraiment ce qu’ils vendaient. Pourquoi cela ne se vérifierait-il pas aussi lorsque nous fixons le regard langoureux d’un mannequin? En d’autres termes, il se pourrait que l’ASMR ne soit pas tant une chose unique qu’un entrelacs de fils immense et complexe, une confusion particulière de signaux ratés qui engendre de nouveaux signifiants ressentis à l’intérieur du cerveau.
Même si cela s’avère, nous n’en avons que davantage de raisons de nous focaliser sur une définition plus claire de l’ASMR aujourd’hui. Le terme a toujours été utilisé de façon opportune et ponctuelle, davantage comme un instrument de recherche conçu pour organiser des communautés virtuelles que comme une tentative de fournir un diagnostic définitif.
Au départ, il s’agissait d’un moyen d’écouter certains sons et d’identifier ceux qui savaient les produire. Étant donné le flou qui entoure le phénomène, nous ferions bien de revenir à cet usage plus ancien et plus restrictif du terme. Les rouages de notre cerveau seront toujours notre plus grand mystère. En revanche, la langue d’internet n’a nul besoin de l’être.