Le hasard a bien fait les choses: la majorité des nominés étaient parfaitement en adéquation avec les débats de ces derniers mois (#MeToo, le racisme, la représentation des personnes queer à l’écran, la guerre qui oppose Trump aux médias…). L’Académie a par ailleurs modifié ses règles pour la seconde année consécutive: l’an dernier, au lendemain du mouvement #OscarSoWhite, elle avait ouvert ses portes à de nombreux membres plus jeunes (et moins blancs) que d’ordinaire. Quel que soit le film vainqueur, le choix serait forcément pris comme un référendum, comme une évaluation de l’évolution politique de l’Académie, de 1927 à nos jours. Le sang neuf permettrait-il de faire émerger des Oscars réellement surprenant –comme Moonlight l’an passé?
Bande annonce de Moonlight de Barry Jenkins, lauréat des statuettes du meilleur film, meilleur scénario adapté et meilleur second rôle aux Oscars 2017. Via YouTube.
La récompense suprême pour un film de science-fiction
La réponse semble bel et bien «oui et non». La soirée fut longue, comme toujours –et en grande partie prévisible. Au terme de la cérémonie, c’est donc La Forme de l’eau, de Guillermo del Toro, qui s’est vu décerner l’Oscar. Le film raconte l’histoire d’une femme muette (Sally Hawkins) qui tombe amoureuse d’un homme-poisson en pleine Guerre froide, et qui vient ainsi bouleverser la vie de son meilleur ami homosexuel et de sa collègue afro-américaine. En un sens, cette victoire est une grande première: en quatre-vingt-dix ans d’histoire, l’Académie n’avait jamais accordé la récompense suprême à un film de science-fiction. Pour autant ce triomphe ne suscite que de la déception; une déception froide et squameuse. Le film a bien été reçu par les critiques comme par les spectateurs; je l’ai moi-même apprécié –mais face au climat politique particulièrement tendu de ces derniers mois, même ce film érotico-poisso-monstrueux donne le sentiment d’être convenu et quelque peu rasoir.
Bande annonce de La Forme de l'eau de Guillermo Del Toro. Via YouTube.
«Get Out» jugé trop contemporain, trop provocateur
Contrairement à la majorité des films de cette catégorie, La Forme de l’eau véhicule le type de représentation de l’intersectionnalité que les penseurs progressistes appellent de leurs vœux. Il ne parle pas «uniquement» du racisme, comme Get Out; ou uniquement d’amour queer, comme Call Me By Your Name; ou du parcours initiatique d’une femme, comme Lady Bird et Pentagon Papers.
La Forme de l’eau aborde tous ces sujets brûlants à la fois: la femme de ménage muette (qui fournit à elle-seule la thématique du handicap); Giles (Richard Jenkins), son ami, qui cache son homosexualité; Zelda (Octavia Spencer), sa collègue afro-américaine dure à la tâche. Chacun d’eux incarne peu ou prou une communauté marginalisée, les spectateurs peuvent s’identifier sans peine.
Quant au monstre, qui est (en un sens) le quatrième protagoniste, il est la quadrature du cercle: l’homme-poisson représente toutes les formes de l’Autre, toutes les formes de différence diabolisées (au cinéma comme dans le monde réel). Del Toro n’a pas choisi les années 1960 par hasard: c’était avant la fin de l’âge d’or –et il a raison d’affirmer que c’est à cette époque que beaucoup d’Américains songent lorsqu’ils parlent de «rendre sa grandeur à l’Amérique». Il tenait ainsi à souligner que cette époque n’était véritablement belle que pour les hommes blancs et hétérosexuels.
Ce commentaire de la politique américaine actuelle est toutefois enfoui dans les tréfonds du film. C’est l’angle historique et l’esthétique du merveilleux (del Toro ouvre et referme le film sur une narration délibérément empruntée aux contes de fée) qui ont fait de La Forme de l’eau un choix plus acceptable que Get Out, jugé trop contemporain, trop provocateur. En situant son histoire dans l’Amérique des années 1960, et en convoquant une esthétique nostalgique pleine d’allusions à Fred Astaire et Ginger Rogers, del Toro éloigne les spectateurs de la thématique des luttes sociales d’aujourd’hui; et en ajoutant une bonne dose de sucre à l’ensemble, il leur fait oublier que ces luttes demeurent –malheureusement– un sujet d’actualité. Le colonel Strickland (Michael Shannon) incarne la menace du supérieur masculin tout puissant face à ses subordonnées –une problématique très proche du mouvement #MeToo. Le problème, c’est qu’il se comporte comme un méchant de bande-dessinée, si ouvertement sexiste et raciste qu’il en vient à passer pour un simple produit de son époque, aussi suranné que sa Cadillac Coupe De Ville.
Bande annonce de Get Out de Jordan Peele. Via YouTube.
Get Out n’aborde certes «qu’un» sujet, le racisme –mais il frappe le spectateur là où ça fait mal. Les deux films ont recours à l’allégorie et au détournement des conventions de genre –mais Jordan Peele ancre ses allégories dans notre monde actuel, ici et maintenant, et amène ainsi les spectateurs blancs et progressistes à regarder leurs propres préjugés en face. Get Out nous montre le racisme vu par des Afro-Américains d’aujourd’hui. S’il avait remporté la récompense suprême, il n’aurait été que le deuxième film oscarisé à proposer une telle perspective après Dans la chaleur de la nuit, il y a cinquante ans. (Moonlight évoquait le racisme, mais cette thématique n’était pas au cœur du film; Miss Daisy et son chauffeur et Twelve Years a Slave parlaient du passé). Par ailleurs, la critique de l’Amérique blanche que formule Get Out –à plus forte raison que Dans la chaleur de la nuit– ne laisse aucune place à un personnage de blanc «gentil» ou de blanc sauveur.
Parmi les films de la sélection, un seul autre semblait lui aussi directement inspiré par l’actualité de 2017: Three Billboards: Les Panneaux de la vengeance. Le film a fortement divisé critique et spectateurs, si bien que l’Académie s’est abstenue de lui accorder la récompense suprême.
Bande annonce de Three Billboards: Les Panneaux de la vengeance de Martin McDonagh. Via YouTube.
C’est heureux: elle s’était déjà assez couverte de ridicule en 2006, lorsqu’elle avait accordé l’Oscar à un film racontant l’histoire d’un policier raciste qui trouve une certaine forme de rédemption en aidant une victime d’agression sexuelle.
La Forme de l’eau n’est certes pas comparable à Collision –mais on peine à se réjouir de le voir entrer dans le grand livre d’histoire de l’Académie. Il ne fera pas date; 2018 a trouvé son Discours d’un roi, son The Artist. De ces lauréats gentillets auxquels on repense peu –et toujours avec un haussement d’épaules.