France / Culture

L'hôtel Martinez, ex «palace des crevards» de Canal+, réouvre ses portes sur la Croisette

Temps de lecture : 9 min

Fermé pour travaux, le palace réouvre ses portes à Cannes ce 5 mars. Ancien décor pour «Nulle part ailleurs» et le «Grand journal» pendant le festival, il a été racheté par le Qatar en 2013. Des anciens racontent l'âge d'or de cet hôtel si longtemps boudé par la télé.

Façade du Martinez, Cannes, le 11 mai 2015. | Loïc Venance / AFP
Façade du Martinez, Cannes, le 11 mai 2015. | Loïc Venance / AFP

Après cinq mois de travaux et la vente aux enchères de son mobilier mythique –bradé pour quelques smics– le légendaire hôtel Martinez à Cannes s'apprête à rouvrir partiellement ses portes ce 5 mars. Quasi centenaire, le palace à la façade en granit, racheté par le Qatar en 2013, était fermé au public depuis le mois d'octobre.

Si le nom «Martinez» vous est sûrement familier, ce n'est sans doute pas pour ses 409 chambres de luxe, sa vue imprenable sur la Croisette ou la diligence de son room service. Mais plutôt parce qu'il a été le décor, pendant plus de 20 ans, de deux émissions phares de Canal+ pendant toute la durée du festival de Cannes: «Nulle part ailleurs», de 1987 à 2001, puis «Le Grand journal», de 2006 à 2013. Tour à tour, c'est sur la plage privée de cet hôtel cinq étoiles que les plateaux de l'émission élisaient domicile, attirant des masses de badauds derrière les barrières.

Chaque année, en mai, l'arrivée des équipes de la chaîne cryptée coïncidait avec le début d'un grand barnum de quinze jours, à base de fêtes interminables et de séquences déjantées au pied de l'hôtel. Des moments de télé qui ont marqué l'histoire de Canal+ et sont rejoués en boucle dans tous les «best of» de fin d'année: Obélix expulsant les célébrités manu militari de l'hôtel, les batailles d'escabeaux devant l'entrée, José Garcia grimé en Sharon Stone sur un esquif et qui dérape et tombe à l'eau en tentant d'atteindre le ponton de l'hôtel...

Alors, année après année, les festivaliers s'agglutinaient sur le perron du Martinez, espérant y croiser les stars du festival qui ont fait leur QG de cet hôtel devenu, au fil des ans, un haut-lieu de la déconne griffée Canal+.

«Le palace des pauvres»

Il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les années 1980, l'hôtel de style Art déco est encore à mille lieux du lustre et de la réputation flamboyante qu'il connaît aujourd'hui.

«Quand Nulle part ailleurs est allé au Martinez, c'était le palace des crevards. Pourquoi Canal y est allé? Parce que c'était le moins cher et le seul de libre. Le Majestic était préempté par France 2, le Carlton par TF1... Quand t'as pas le choix, c'est là que tu vas!», sourit Philippe Vandel, ancien chroniqueur pour NPA, et aujourd'hui animateur de «Village médias» sur Europe 1.

C'était en 1987. «Canal, c'était une petite chaîne au début, on n'était pas les seuls en quotidienne, et on galérait à trouver des invités», poursuit-il. À force de succès télévisuels et de distillations de «l'esprit canal» (où es-tu?), la chaîne cryptée fait de cet hôtel son théâtre de la provoc' et lui confère une part de son cachet. «Après quelques années, tout le monde voulait être dans l'hôtel de Canal!», résume Vandel. La gloire pour ce palace mal situé, en bout de Croisette, jusqu'alors boudé par les équipes TV...

Il faudrait presque revisiter heure par heure l'ère «pré-Canal» de ce chic palace à la façade en granit, couvert de ferroneries et inauguré en grande pompe en 1929. Son nom, le Martinez le tire du magnat italien de l'hôtellerie de luxe, Emmanuel Martinez, qui a désiré cet édifice de tous ses ongles. Il en entame la construction en 1927. À l'ouverture deux ans plus tard, le Martinez, sept étages et vue imprenable sur la baie, devient le repaire de la haute société de l'époque. Y séjourne une ribambelle de clients prestigieux, à l'instar du prince de Galles, Edouard VIII –qui y loue une suite à l'année– et le poète Paul Valéry.

C'est là que le récit se complique, car le joyau de la Croisette est englué, aujourd'hui encore, dans un feuilleton juridico-financier qui dure depuis 1949: l'héritière d'Emmanuel Martinez, Suzanne Kenny, âgée de 94 ans, estime que le bien de son père a été spolié à la Libération. Sous Vichy, l'entrepreneur italien avait contractualisé avec un intermédiaire nazi qui espérait y planter le drapeau allemand. Ce qui a valu à l'hôtel d'être confisqué dès 1944... puis placé sous séquestre, et enfin exploité par l'État à partir de 1979, avant que le gouvernement Rocard ne le cède deux ans plus tard à un groupe privé, le groupe Concorde, propriété de la famille Taittinger. Le tout sous les vives protestations de la descendance des Martinez.

«Après l'émission, toute la mer était constellée de poissons crevés, le ventre à l'air... Heureusement qu'il n'y avait pas de réseaux sociaux à l'époque»

Philippe Vandel

Et l'écriture de cette saga paraît loin d'être bouclée: après soixante ans de bataille judiciaire, Suzanne Kenny, qui habite le quartier Pigalle à Paris, réclame à l'État 130 millions d’euros de dédommagement. Quoiqu'il en soit, sept ans après que l'hôtel a été englouti par le géant Concorde, en 1987, les équipes de «Nulle part ailleurs» investissent le 73 rue de la Croisette.

Des trombes d'eau et rien qui marche

À l'époque, «NPA», présenté par Philippe Gildas, capitalise sur le télégénique duo d'Antoine de Caunes et de José Garcia. Comme pour la chaîne, les débuts sont laborieux. Dès la première répétition de l'émission sur la plage privée du Martinez, les plaies d'Égypte s'abattent sur les équipes de Canal+. Rien ne va sous le chapiteau. Il pleut à verse. Avec les trombes d'eau, personne ne s'entend, les plombs sautent. Antoine de Caunes ne parvient pas à lire son prompteur, les auteurs des «Guignols» désespèrent, le tournage des Nuls sur la plage est avorté. «Rien ne fonctionnait, nos micros cravate enregistraient tout, on n'entendait rien...», se souvient Philippe Vandel. «La météo était tellement pourrie qu'au cours de la même émission, toute l'équipe s'est rabattue à l'intérieur du bar de la plage, puis carrément dans les murs de l'hôtel pour éviter les averses», se souviendra Philippe Gildas dans Téléobs trente ans plus tard.

Mais l'endroit, comme le direct de l'émission, est ouvert au public, et ça change tout. On se presse derrière les barrières pour entrevoir les vedettes de l'émission, on espère croiser les célébrités.

«Quand les gens allaient au Carlton, ils n'arrivaient à voir personne. Alors que nous, on était sur la plage, c'était ouvert, on donnait du spectacle, et tu croisais Gildas et de Caunes au café», explique Vandel.

La plage devient bientôt la plus médiatique de la Croisette. Gildas et quelques autres se distribuent les appartements face à la mer –les autres seront face à la rue ou à la voie ferrée.

«On a gagné notre pari»

Après quelques années, les stars françaises se disputent les chambres au Martinez. On y entend Jeanne Moreau râler contre les Guignols trop bruyants quand ils répètent pendant sa sieste, on y croise Gérard Jugnot au petit déjeuner. «On s'est rendu compte qu'on avait gagné notre pari quand les stars américaines qui venaient au Festival réclamaient à venir sur le plateau de NPA», se souvient Philippe Gildas, toujours dans Téléobs. En 1996, Ophélie Winter prend une suite à l'hôtel, espérant y trouver des camarades plus festifs que dans les autres palaces, truffés de vieux producteurs. Peu à peu, les personnalités du cinéma hollywoodien veulent elle aussi en être, attirées par ce monde jeune et foutraque. Canal à son âge d'or: le Martinez est the place to be, là où tout le gratin cannois se retrouve, et là où, parfois, tard dans la nuit, les animateurs ivres morts dégotent sur le dance floor les invités du plateau du lendemain.

Déconneurs, les drilles de NPA y feront les 400 coups. Ils s'amusent à intervertir les affaires des deux chambres pour semer la pagaille, prennent des photos de leurs parties génitales avec les appareils photos jetables des autres chambres... Ce qui leur vaut quelques remontrances de la direction, qui les enguirlande quand ils beuglent un peu trop fort. On ne s'ennuie pas non plus pendant la préparation des émissions.

«On avait des artifices de plus en plus énormes. Un jour, de Caunes a l'idée d'arriver en bateau vers la plage du Martinez, avec des projectiles pointés sur lui, comme si on lui tirait dessus. Sauf qu'en fait, on ne lui tirait pas vraiment dessus: on faisait péter des bombes sous l'eau. Après l'émission, toute la mer était constellée de poissons crevés, le ventre à l'air... Heureusement qu'il n'y avait pas de réseaux sociaux à l'époque», s'amuse Philippe Vandel.

Artifices, toujours: un jour, comme pour exorciser les lettres de menaces de mort qui s'accumulent contre l'équipe de «Nulle part ailleurs», Antoine de Caunes joue un sketch sangrenu sur le toit du Martinez: un sniper complice le met en joue, de Caunes dégaine à son tour un fusil, et ouvre le feu en direction du tireur... Sauf que le tir mettra le feu à la gigantesque banderole promotionnelle d'Europe 1 tendue sur le toit. L'incendie sera évité de justesse grâce à l'intervention (en direct) des pompiers, qui évacueront une Jeanne Moreau terrorisée, dormant dans la suite juste en-dessous.

L'avènement du Grand journal

Peinant à renouveller ses gags, «NPA» met un terme à l'aventure Cannes en 2001. Mais «Le Grand Journal», se voulant son digne successeur, prend la relève dès 2006. Il installe à son tour sa scène géante sur la plage du palace, un an après avoir passé son premier festival à l'hôtel Nouga Hilton en 2005.

Directeur du Martinez de juillet 2006 à août 2013, Richard Schilling n'a pas connu les années «NPA». Globe-trotteur, l'hôtelier enchaînait à l'époque les responsabilités entre Beverly Hills et Kuala Lumpur, mais il conserve de vifs souvenirs des balbutiements du «Grand journal» au 73, rue de la Croisette. Yann Barthès et les futurs starlettes du PAF défilent alors devant ses yeux: «Je me rappelle de l’équipe du Petit Journal qui débutait seulement à l'époque: Yann Barthès, et tous ses chroniqueurs débutants qui sont aujourd’hui devenus connus». Il évoque une équipe qui se levait «de bonne heure tous les matins, pour préparer son show» du soir.

«Coluche était sorti de l’eau et était entré dans l’hôtel, tout habillé, avec des palmes en guise de chaussures. Ceci est resté dans la mémoire des gens qui travaillaient à l’époque au Martinez»

Il se noue d'amitié avec Michel Denisot, qui présente l'émission et qui a son rond de serviette au festival. «Lors d’un déjeuner, Michel m'a raconté son interview impromptue avec Coluche dans la piscine [de l'hôtel]. Il était sorti de l’eau et était entré dans l’hôtel, tout habillé, avec des palmes en guise de chaussures. Ceci est resté dans la mémoire des gens qui travaillaient à l’époque au Martinez», témoigne l'ancien directeur. Cette scène, tournée pour l'émission «Zenith», tous les anciens de Canal la racontent. Elle a en effet eu lieu en 1986, un mois avant la mort de l'humoriste dans un accident de moto.

En 2011, alors client de l'hôtel, «le fameux réalisateur Terrence Malick ne souhaitait pas aller chercher sa palme d’or», se souvient Richard Schelling, sans savoir pourquoi. «Il m’a été demandé par l’un des dirigeants de l'agence d'artistes CAA de le convaincre d’aller récupérer le trophée. J’ai passé une heure avec lui pour essayer de trouver une solution pour qu’il récupère sa palme d’or», poursuit Schelling. Et finalement la chute est cocasse: «Il est allé la récupérer discrètement par bateau, caché sous un drap blanc».

Cocasses, d'autres histoires le sont moins. Comme ce 17 mai 2013, lorsqu'un homme armé d'un pistolet à grenaille tire deux coups en l'air pendant un direct du «Grand Journal» et déclenche un vent de panique sur la plage de l'hôtel. Les balles étaient à blanc mais le choc de l'épisode achève de pousser Denisot, aux manettes de l'émission depuis 2004, vers la sortie.

Cette période du «Grand journal» est faste pour le palace. «Entre 2006 et 2013, le Martinez a connu un rayonnement sans commune mesure avec les hôtels de Cannes: que ce soit avec les stars et les metteurs en scène du monde entier qui séjournaient à l’hôtel, les plateaux de Canal+, les show rooms des plus grands designers, l’Oréal et ses ambassadrices vedettes ou encore Chopard et ses bijoux majestueux qui faisait rayonner le Martinez comme jamais», vante Richard Schelling, qui dirige aujourd'hui l'hôtel St. Régis à Bora-Bora, en Polynésie française.

L'ère Bolloré et la fin d'une époque

Le destin du programme jadis star de la chaîne cryptée est quant à lui moins réjouissant. Après plusieurs coups de semonces, l'année 2016 sonnera le glas des descentes du talk show de Canal à Cannes: Vincent Bolloré, qui a racheté le groupe, plaide la «réduction des coûts». L'émission culte déserte à tout jamais la plage du Martinez sous les protestations des équipes. Certains spéculent sur le caractère du patron: il détesterait la fête et les paillettes. Car la griffe bolloréenne s'est distillée jusque dans les contenus de la chaîne.

Ainsi, l'abandon du Martinez n'est que le reflet d'une autre tendance à l'oeuvre, celle du déclin de la chaîne et du grain de folie permanent qui a fait son succès. L'audience du «Grand journal» à la sauce Bolloré se ratatine. Pour la cuvée 2015 du festival, la dernière, le talk show ne réunissait plus que 5,4% de l'audience, soit 960.000 téléspectateurs chaque jour, le plaçant... au-dessous de «C à vous»! Du jamais-vu. Depuis décembre 2016, la chute se confirme. Canal perd plus de 300.000 abonnés, la faisant passer sous la barre des 5 millions. Fin d'une époque: «Le Grand journal» disparaît définitivement des programmes le 3 mars 2017.

Mais à ce déclin qui paraît irréversible, la réouverture du Martinez ne devrait pas changer quoi que ce soit.

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