Monde

Les jeunes Kosovars en ont marre (et on les comprend)

Temps de lecture : 7 min

Le pays a fêté le 17 février les dix ans de son indépendance, mais ses ressortissants sont toujours soumis à un régime strict de visas, le seul en Europe. La jeunesse doit redoubler d’efforts pour sortir du pays, et se sent rejetée de l’Union européenne.

File d'attente pour tenter d'obtenir un visa. | Hugo Lemonier pour Slate
File d'attente pour tenter d'obtenir un visa. | Hugo Lemonier pour Slate

Le 17 février 2018, le Kosovo célébrait les dix ans de sa prise d'indépendance de la Serbie, neuf ans après la fin de la guerre ayant opposé Belgrade à Pristina. Comment ce nouveau statut a-t-il changé le pays? À quoi aspirent les populations de la jeune nation? Plongée dans la société kosovare en quatre reportages.

Retrouvez ici le premier épisode: Au Kosovo, minorités ballotées et jeunesse en détresse

Sur le trottoir, face à l’ambassade de Suisse à Pristina, Asdren est tendu. Il fait partie des 200 Kosovars qui se présentent chaque jour aux guichets de la représentation helvète pour s’offrir un bol d’air, loin du Kosovo.

«Je suis venu pour déposer ma demande de visa pour rejoindre la Suisse puis après sans doute l’Allemagne», dit, avec un brin d’hésitation, l’étudiant de 22 ans. Ce jour-là, il sait qu’il joue gros. Comme les autres demandeurs présents dans la file, Asdren a attendu trois mois pour avoir un rendez-vous –c’est la procédure. Il ne faut donc pas rater l’entretien avec le guichetier de l’ambassade, ni oublier le moindre document: l’impair serait rédhibitoire pour obtenir son visa.

Le jeune homme soupire: «Ce serait vraiment le rêve, de pouvoir voyager comme tous les Européens.»

Autrefois totalement débordés, les services de l’ambassade ont dû revoir l’organisation pour faire face à l’afflux de demandeurs. | Hugo Lemonier pour Slate

«C’est triste pour eux, mais bon pour le business»

Pochette plastique sous le bras, Kaltrina, 25 ans, conserve l’impressionnante quantité de photocopies exigées pour pouvoir prétendre au précieux sésame: «Là, c’est mon acte de naissance, mon certificat de famille, le relevé bancaire de mon mari, mes papiers d’identité», énumère-t-elle, résignée. Les autorités européennes veulent être sûres que les demandeurs montrent patte blanche, de crainte que les Kosovars n’entrent illégalement au sein de l’Union.

Le pays doit résoudre une équation impossible. Chaque année, près de 30.000 étudiants sortent de ses universités sans que le marché du travail ne puisse les absorber. D’après certains spécialistes, il faudrait 7% de croissance pour offrir à cette jeunesse des débouchés, quand le PIB augmente de 3,5% par an.

Victimes d’un chômage endémique, beaucoup cherchent alors à s’expatrier. Kaltrina se sent donc obligée de justifier qu’elle et son mari n’ont «pas l’intention de travailler sur place».

«On n’est juste jamais allés en Suisse, ça a l’air vraiment magnifique», poursuit la jeune femme. Un nouveau marché s'est ouvert pour tirer profit de cet irrépressible envie d’ailleurs, à l’image de la dizaine d’agences autour de l’ambassade, qui proposent leurs services aux demandeurs de visa.

«On s’occupe de tout pour eux, on fait leurs photos d’identité, on imprime toutes les pages nécessaires», confie Bekim, un rabatteur d’une agence qui voit défiler les demandeurs, pour la plupart «démunis face à toute cette bureaucratie.» Mais ce «coup de pouce» implique une rallonge de quinze euros pour le dossier complet, en plus des soixante euros qu’il faut débourser pour le visa touristique Schengen.

«On prospère vraiment sur la misère des gens. C’est triste pour eux, mais c’est bon pour le business», résume le Kosovar de 42 ans.

Termokiss, friche industrielle réhabilitée en juillet 2016 avec l'aide du collectif suisse Toestand. | Jonathan Dupriez pour Slate

Entre extrême lourdeur réglementaire et incertitude sur l’obtention du visa, de nombreux jeunes préfèrent même ne pas s’exprimer sur leur souhait de partir, par peur, quasi superstitieuse, que leur visa soit refusé. Selon les chiffres officiels de la représentation suisse, seuls 21% des demandeurs sont déboutés en moyenne, pour tout l’espace Schengen. Ce taux de refus, assez faible, n’en reste pas moins désespérant lorsqu’il touche un demandeur. C’est le cas d’Urim, 34 ans, venu cette fois pour déposer un document pour son père.

«Mon visa a déjà été refusé deux fois à cause de documents manquants et parce que je n’étais pas suffisamment établi au Kosovo, dit-il, agacé. Je ne vais pas retenter de si tôt. Ça m’a déjà coûté beaucoup d’argent...»

«Je rêve que les visas soient abolis»

Ce parcours du combattant pour les demandeurs implique aussi une charge de travail considérable pour l’ambassade de Suisse elle-même, dont le service visa croule sous 40m3 d’archives, et emploie dix-huit personnes à temps plein.

«L’année dernière, nous avons traité 33.000 demandes de visas touristiques et la demande croît de 15 à 20% chaque année», précise Maria Washabaugh, cheffe du service visas de l’ambassade de Suisse. Au Kosovo, des accords diplomatiques confèrent à la Suisse le pouvoir de délivrer les visas Schengen de 90 jours pour six pays européens: Autriche, France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg ou encore Lichtenstein. Une charge à gérer pour l’ambassadeur de Suisse au Kosovo, Jean-Hubert Lebet, qui «rêve que les visas soient abolis.»

«Ça pénalise tout le monde au Kosovo, à commencer par les pauvres, les personnes âgées et bien sûr les jeunes», poursuit-il. Jean-Hubert Lebet dénonce une «situation indigne pour les Kosovars» mais reste pragmatique quant aux exigences de l’UE auxquelles il ne peut se soustraire : «J’applique les règles de Schengen...».

Malgré cette impossibilité de voyager comme tous les autres Européens, les jeunes du Kosovo ne sont, pour le diplomate, pas encore prêts à descendre dans la rue ni à créer des pétitions pour faire bouger les lignes: «Si vous êtes français et qu’Emmanuel Macron vous promet une réforme du baccalauréat à une date donnée, vous allez l’attendre au tournant, mais ici la jeunesse ne réagit pas».

«No borders»

Rester en mouvement, sans pouvoir bouger, c’est tout l’enjeu pour la jeunesse kosovare. Face à l’urgence, certains ont décidé de ne pas rester comme des lions en cage. Direction «Termokiss».

Termokiss. | Jonathan Dupriez pour Slate

«Entrez, mais attention, il n’y a pas le chauffage ici», prévient Nikki Murseli, dans un anglais irréprochable. À 28 ans, elle est l’une des figures de la scène culturelle de Pristina et dirige cette ancienne centrale thermique, reconvertie en lieu pour la jeunesse.

«On a tout fait ici, des portes aux fenêtres, en passant par le sol. Je suis très fière du travail réalisé, et surtout des gens qui ont donné l’âme de cet endroit.»

Née à l’époque où le Kosovo était encore une province de la Yougoslavie, Nikki fait partie des rares jeunes du pays à avoir connu plusieurs expériences de voyage; d’abord l’Égypte avec ses parents au début des années 1990, puis l’Italie pour ses études d’architecture.

Nikki Murseli, 28 ans, a fondé le projet Termokiss à la sortie de ses études d’architecture à Rome, en 2016. | Jonathan Dupriez pour Slate

«Mais maintenant je suis comme tout le monde, je ne peux plus voyager», admet la jeune femme. Faute de pouvoir partir, Nikki mise sur la vitalité de Termokiss pour «rapprocher la jeunesse de Pristina», grâce à des concerts, des débats ou des expositions. La friche, anciennement squattée, est désormais reconnue d’utilité publique par la municipalité. Sur les murs du bâtiment industriel, un message sur une fresque jaune attire l’attention dans un pays où la jeunesse est bloquée: «Termokiss has no borders», peut-on lire. Plus qu’une phrase, c’est un manifeste pour avancer : «On veut amener le monde extérieur à l’intérieur de Termokiss. C’est une manière de contourner l’impossibilité pour nous de bouger.»

La jeunesse piégée par un blocage politique

Car il risque de se passer longtemps avant que la situation n’évolue. La Commission européenne avait dressé une feuille de route très stricte en 2012. Pour prétendre à la libéralisation des visas, le Kosovo devait remplir une centaine de conditions. Or deux d’entre elles ne seraient toujours pas remplies.

Pristina s’était engagée à lutter contre la corruption. Ce premier point reste malgré tout assez vague pour la plupart des observateurs kosovars.

«C’est pourtant simple!, s’agace l’ambassadeur de France, Didier Chabert. L’Union européenne a recensé trente-sept personnes soupçonnées de corruption, qui doivent faire l’objet de poursuites judiciaires. Aux dernières nouvelles, les autorités kosovares n’ont lancé des procédures contre six personnalités seulement.»

Cette pusillanimité de la justice fait grandir l’impatience des chancelleries occidentales.

Mais une autre polémique exacerbe ces tensions. Le Kosovo a signé en août 2015 un accord sur la démarcation de sa frontière avec le Monténégro. Ce texte devait mettre fin à une querelle interminable: depuis la fin de la guerre en 1999, les deux pays se disputent quelques milliers d’hectares perdus dans les montagnes.

Trois ans après, cet accord, qui doit être ratifié à la majorité des deux tiers par le parlement kosovar, n’a jamais pu être entériné. Pire, cette question de la frontière est devenue, au grand dam des occidentaux, un sujet de ralliement pour les partis les plus nationalistes. «Pourtant, ils n’ont jamais fourni la moindre carte pour contester l’accord», grince un diplomate. Et le succès de ses opposants les plus virulents aux dernières élections fait dire aux observateurs que rien ne risque de s’arranger: «Les Kosovars, et particulièrement les jeunes, souhaitent évidemment la libéralisation des visas, estime Aidan Hehir, chercheur à l’université de Westminster. Mais ils en ont assez de faire des concessions.»

«Le Kosovo c’est comme une île»

L’Union européenne, perçue comme inflexible, risque à terme de s’attirer les foudres d’un pays qu’elle a créé de sa propre initiative. «Le Kosovo, c’est comme une île», souligne Ramadan Ilazi, ancien secrétaire d’État en charge des négociations sur la libéralisation des visas.

«Avec des gens bloqués, des problèmes surgissent: le nationalisme s’exacerbe, les extrémistes religieux progressent et l’influence de pays extérieurs se fait sentir. Des États, comme la Turquie ou la Russie, tentent d’exploiter cette jeunesse et de lui donner une autre perspective de vie.»

«On se dit juste: pourquoi nous? Pourquoi sommes-nous discriminés par l’Europe?»

Rron Gjinovci, 28 ans

Pour Rron Gjinovci, un activiste connu au Kosovo qui dénonce la corruption dans l’enseignement supérieur, pas question de tendre les bras à la Russie. Lui rêve toujours d’Europe. Cheveux longs, barbe fournie, un blazer sur l’épaule, à 28 ans, Rron ne dépareillerait pas dans un café parisien. Et pourtant.

«On a un énorme complexe psychologique avec les visas, estime-t-il. Même si on ne veut pas forcément voyager ou aller à l’étranger avec un but précis… On se dit juste: “pourquoi nous? Pourquoi sommes-nous discriminés par l’Europe?” C’est injuste parce que nous sommes de loin le peuple le plus pro-européen du vieux continent.»

Demain sur Slate, la naissance du féminisme kosovar.

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