La droite veut la peau des militants de Parkland. On a d’abord eu droit aux accusations habituelles: les jeunes de Floride qui sortent de leurs écoles pour manifester, qui tweetent et qui sont en train d’organiser une marche sur Washington depuis le salon de leurs parents seraient des manifestants professionnels ou des instrument de l’establishment progressiste qui auraient subi un lavage de cerveau.
Ensuite, le journaliste conservateur Ben Shapiro a rédigé dans la National Review une présentation moins conspirationniste et idéologiquement plus complète des objections de la droite au militantisme des rescapés. Les jeunes, avance Shapiro, ne sont pas «des protagonistes totalement rationnels. Ils ne sont pas capables d’exercer des responsabilités suprêmes. Et nous ne devrions pas utiliser l’innocence comme un atout politique pour imposer le programme de protagonistes bien plus complexes.»
Les activistes de Parkland marchent sur les traces de manifestants lycéens qui pendant des décennies sont intervenus –parfois avec succès, parfois non– dans des débats nationaux et locaux de grande importance.
Barbara Rose Johns et la ségrégation scolaire
Au XXe siècle, de jeunes Américains encore au collège ou au lycée se sont battus pour mettre fin à la ségrégation scolaire, pour obtenir le droit de manifester à l’école et ont pris la parole pour condamner la guerre atomique.
Au fil des années, la droite a affiné son arsenal d’objections. Aujourd’hui, dans le cadre de la violente réaction contre les activistes de Parkland, l’argument contre l'idée même que les jeunes devraient avoir un quelconque poids politique est de nouveau en train de prendre forme.
L’activiste lycéenne américaine à avoir connu le plus grand succès est sans doute Barbara Rose Johns. En 1951, cette élève de première avait organisé une grève avec ses camarades de classe au lycée réservé aux noirs Robert Russa Moton High School, dans le comté du Prince-Édouard en Virginie.
Moton High était un lycée abominablement surpeuplé et sous-financé. Devant les protestations des parents noirs indignés par les conditions de scolarisation de leurs enfants, l’administration scolaire du district avait construit des cabanes isolées au papier goudronné pour servir de salles de classe supplémentaires.
«L’idée que des non-adultes de quelque couleur que ce soit puissent jouer un rôle dominant dans des événements politiques était tout bonnement inconcevable pour tout le monde.»
Pour Barbara Rose Johns, la goutte qui avait fait déborder le vase avait été les propos rapportés par quelques-uns de ses camarades employés au lycée blanc voisin, qui expliquaient que là-bas, les élèves disposaient d’équipements tels que des laboratoires de sciences, un gymnase et du chauffage.
Barbara Rose Johns et ses 114 camarades envoyèrent une pétition à la NAACP (association nationale pour la promotion des gens de couleur) pour demander de l’aide. Au départ, l’association émit des doutes sur la pertinence de la requête, mais le groupe de Barbara Johns insista. Cette sollicitation finit par être l’une des cinq affaires portées devant la Cour suprême qui ont conduit à l’arrêt Brown v. Board of Education (1954) mettant un terme à la ségrégation dans les écoles publiques américaines.
Curieusement, les faits d’armes de la jeunesse de Barbara Rose Johns ont été négligés à l’époque de Brown v. Board. Pour l'historien Taylor Branch, c’est parce que la prise de position de la jeune fille est intervenue trop tôt dans l’histoire de l’activisme des droits civiques du milieu du siècle: «L’idée que des non-adultes de quelque couleur que ce soit puissent jouer un rôle dominant dans des événements politiques était tout bonnement inconcevable pour tout le monde.»
Claudette Colvin et Mary Louise Smith, avant Rosa Parks
Cela finirait par changer. En 1956, deux adolescentes, Claudette Colvin et Mary Louise Smith, arrêtées pour avoir refusé de céder leurs places dans un bus –des mois avant que Rosa Parks ne devienne l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres du boycott des bus de Montgomery, en Alabama, devinrent des plaignantes dans Browder v. Gayle, l’affaire qui remit en question la ségrégation dans les transports publics et finirait devant la Cour suprême. L’historienne Jeanne Theoharis écrit que Colvin et Smith «avaient accepté de prendre part à la plainte alors que de nombreux adultes n’avaient pas eu le courage de le faire».
En 1963, 3.000 jeunes manifestèrent à Birmingham, en Alabama, dans le cadre de la Children’s Crusade organisée par la Southern Christian Leadership Conference (SCLC). Si cette manifestation fut lancée par des leaders adultes de la SCLC, de nombreux participants se souviennent être venus en renfort, motivés par leur propre conception du bien et du mal.
Jessie Shepherd, une manifestante âgée de 16 ans à l’époque, confia à la journaliste Lottie L. Joiner en 2013: «On m’avait dit de ne pas y participer. Mais j’en avais assez des injustices.» Clayborne Carson, directeur du Martin Luther King Jr. Research and Education Institute de Stanford, a raconté à la même journaliste: «[King] n’avait encore jamais dirigé de campagne de désobéissance civile massive, et il n’y avait pas suffisamment d’adultes prêts à être arrêtés. La Children’s Crusade a inversé le cours du mouvement.»
«Les élèves dont les actes attirent l’attention ne sont pas pris au sérieux en tant qu'agents, ils sont souvent considérés comme manipulés par King.»
Les images d’enfants attaqués aux canons à eau et menacés par des chiens policiers choquèrent la nation tout entière et aidèrent King à négocier le départ de Bull Connor, le responsable raciste de la sécurité publique de la Ville.
Le mérite des étudiants ne fut pourtant guère reconnu à l’époque; de fait, leur engagement offrit même des munitions aux opposants de King. À propos de la réaction suscitée par les évènements, Jeanne Theoharis écrit: «Les élèves dont les actes attirent l’attention ne sont pas pris au sérieux en tant qu'agents, ils sont souvent considérés comme manipulés par King.»
D’autres jeunes personnes du mouvement durent essuyer le même genre d’accusations: comme l’a récemment écrit sur Twitter l’historien Kevin Kruse, les partisans de la ségrégation affirmaient eux aussi avec insistance que les adolescents inscrits au lycée Central High School de Little Rock, dans l’Arkansas, étaient des manifestants payés qui venaient du nord des États-Unis.
When nine black teenagers integrated Central High School in Little Rock, many segregationists insisted they were paid protesters who had been imported from other states. pic.twitter.com/l6yDPNzChS
— Kevin M. Kruse (@KevinMKruse) 21 février 2018
Chesley Karr et les cheveux longs des garçons
Plus tard dans les années 1960, des lycéens blancs influencés par les ténors politiques de l’époque lancèrent leurs propres croisades. En 1970, Chesley Karr, 16 ans, fit appel à la justice pour s’opposer à la politique de son école, qui obligeait les garçons à avoir les cheveux courts. L’historienne Gael Graham souligne que pendant une courte période à la fin des années 1960 et au début des années 1970, une centaine d’affaires ayant trait à la longueur des cheveux passèrent devant des cours d’appel fédérales et «neuf sont allées jusqu’à la Cour suprême des États-Unis». Gael Graham cite un rapport du sous-comité sur l’Éducation de la Chambre des représentants américaine à propos des manifestations étudiantes de 1968-1969, qui révèle que dans les lycées américains, «presque 70% des protestations des élèves concernaient la discipline et les codes vestimentaires scolaires».
Ce genre de récriminations peut sembler dérisoire comparé aux grandes revendications des jeunes manifestants de couleur demandant la fin de la ségrégation. Mais d’une certaine manière, les plaintes capillaires de jeunes garçons blancs comme Karr et les demandes plus globales des lycéens militants d’origine mexicaine qui, en mars 1968, sortirent en signe de protestation de six lycées de Los Angeles pour demander un programme plus varié et davantage de ressources pour leur lycée, sont liées.
Comme l’écrit Gael Graham, «le problème de longueur de cheveux de garçons mineurs peut sembler futile aujourd’hui» –et, souligne-t-elle, «de nombreux contemporains, notamment des juges, le trouvaient également futile à l’époque»–, mais la ferveur des réactions des adultes face aux demandes de changement tout aussi ferventes des adolescents est très révélatrice de la façon dont les relations intergénérationnelles changeaient pendant les années 1960.
«Pour certains adultes, l’autorité traditionnelle ne souffrait aucun amoindrissement.»
Certains des adultes opposés à Chesley Karr se référèrent aux troubles sociaux à plus grande échelle des années 1960 pour justifier qu’il importait de ne rien céder sur la question de la longueur des cheveux. Pour expliquer son opposition à un amendement sur la question, un principal adjoint du lycée de Karr affirma: «Toutes les bonnes armées obéissent à une discipline». Après avoir lu des courriers adressés à des journaux locaux en réaction à l’affaire Karr, Gael Graham conclut: «Pour certains adultes, l’autorité traditionnelle ne souffrait aucun amoindrissement».
D’autres adultes témoins du déroulement de l’affaire Karr considéraient que les enjeux étaient tout aussi importants, mais ils reconnaissaient que la manière dont les lycéens étaient traités à l’école violait effectivement leurs droits.
John Minor Wisdom, juge de la 5e cour d’appel, en désaccord avec le jugement rendu contre Karr par sa cour en 1972, exprima son opinion de l’affaire Karr dans une réfutation que Graham qualifie de «cinglante»:
«Les contraintes vestimentaires, y compris celles qui touchent à la coiffure, humilient celui qui y est forcé contre sa volonté, l’obligent à immerger son individualité dans la masse “non-dérangeante” et, en général, ont des relents d’exaltation de l’association au détriment du membre, du tout au détriment de l’élément et de l’État au détriment de l’individu.»
John et Mary Beth Tinker, contre la guerre au Vietnam
On peut constater l’importance politique de ces combats autour des codes vestimentaires dans une autre affaire, Tinker v. Des Moines (1969), qui, contrairement à celle de Karr, est arrivée jusqu’à la Cour suprême. John et Mary Beth Tinker, les plaignants qui ont donné leur nom à l’affaire, avaient 15 et 13 ans en 1965 lorsqu’ils sont allés à l’école en portant des brassards noirs pour protester contre la guerre au Vietnam, enfreignant ainsi une politique anti-brassard que le conseil d’administration de l’école avait mis en place à la va-vite après avoir eu vent de leur intention.
Au bout de quatre ans de bataille juridique, les juges de la Cour suprême ont statué que les élèves «ne perdent pas leurs droits constitutionnels à la liberté de parole ou d’expression à la porte de l’école». Bien que l'avis concordant rédigé par le juge Potter Stewart avançait que les droits des enfants garantis par le Premier amendement ne l’étaient pas nécessairement si le collège ou le lycée pouvait prouver que leur discours était perturbateur, l’affaire ouvrit la voie aux revendications au sein des écoles, sous certaines conditions.
Les arguments anti-nucléaires des enfants
Beaucoup de ces protestations eurent des conséquences. Au début des années 1980, les arguments des enfants contre la guerre nucléaire eurent pour effet de galvaniser les militants adultes.
Le président Jimmy Carter évoqua la critique des armes atomiques de sa fille Amy Carter lors d’un débat de campagne présidentielle en 1980. Lorsque le téléfilm Le jour d’après fut diffusé en 1983, les médias américains passèrent un bon bout de temps à analyser minutieusement son possible impact sur les enfants, dont les craintes quant au nucléaire étaient perçues par le grand public comme aussi vives que nuisibles. Des groupes comme la Children’s Campaign for Nuclear Disarmament inondèrent la Maison-Blanche de lettres plaidant pour la fin de la Guerre froide.
«Des remarques faites par inadvertance par des enfants révèlent une profonde prise de conscience que nous vivons dans une civilisation fragile, qu’un champignon atomique pourrait faire disparaître.»
À l’instar des adultes persuadés du bien-fondé du contrôle des armes à feu qui ont rendu hommage à la clarté qu’ils décèlent dans les témoignages des activistes de Parkland, ceux portés à critiquer la course à l’armement nucléaire voyaient une sorte de vérité particulière dans les arguments anti-nucléaires des enfants.
Les enfants, écrivit le spécialiste de l’éthique Roger L. Shinn dans le Bulletin of the Atomic Scientists en 1984, sont les canaris des mines de charbon:
«Certains signes indiquent que le public semble largement ignorant du problème. Mais d’autres signes, parfois dans des remarques faites par inadvertance par des enfants, révèlent une profonde prise de conscience que nous vivons dans une civilisation fragile, qu’un champignon atomique pourrait faire disparaître.»
D'un autre côté, le mépris avec lequel les conservateurs acueillirent alors les sentiments anti-nucléaires des jeunes ne fit que renforcer le genre d’arguments brandis aujourd’hui à l'encontre des activistes de Parkland.
En 1985, Joseph Adelson et Chester E. Finn Jr. firent état de leur scepticisme au sujet des manifestations d’enfants contre le nucléaire dans le magazine Commentary, en commençant par le récit du témoignage d’adolescents prônant le désarmement nucléaire devant le House Select Committee on Children, Youth, and Families en septembre 1983. Adelson et Finn critiquaient l’activisme des enfants à deux titres. Tout d’abord, ils avançaient que la science prouvant que de nombreux enfants américains avaient peur était «molle» et que les psychologues et les psychiatres l’ignoraient parce qu’ils avaient été «appelés à jouer les missionnaires». Ces professionnels, avançaient Finn et Adelson, étaient devenus «imprudents» parce que «la justesse de la cause et la nécessité ressentie de son succès avaient poussé à fouler au pied tout effort de retenue scientifique».
La seconde objection qu’ils émettaient est celle qui fait le plus écho à la campagne que la droite mène aujourd’hui contre les ados de Parkland. Pour Adelson et Finn, le simple fait de penser que les ados avaient une voix politique était erroné à la base:
«Penser que nous pourrions atteindre la vérité plus facilement par l’innocence que par l’intelligence est un concept trop sentimental pour résister à l’examen, affirmaient-ils. Accepter l’enfantin comme un témoignage ou un argument demande une suspension consentie de la crédulité.»
Parce qu’il était contre-nature qu'ils se posent en défenseurs de ces causes, les enfants ou les adolescents qui prenaient part à des actions militantes étaient condamnés à faire long feu:
«L’enfant doit être ouvert sans être effronté, intelligent mais pas bizarre, bien s’exprimer mais sans être autoritaire… et par-dessus tout, il doit pouvoir être dirigé sans avoir l’air d’un chien savant», écrivaient-ils.
Samantha Smith, l’enfant pacifiste qui avait visité la Russie en 1983, «bien que soigneusement cadrée, ne tarda pas à avoir l’air artificielle et pénible», en tout cas aux yeux d’Adelson et Finn.
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Tentatives de décrédibilisation des jeunes
C’est là que nous revenons à Parkland. Mettons de côté l’hypocrisie de la position de la droite, aussi exaspérante qu’elle puisse être (comme l'écrit mon collègue Osita Nwanevu, les conservateurs semblent plutôt d’accord pour accorder une tribune à un collégien ou à un lycéen lorsque ce jeune a l’opinion qui convient).
L’argument de Ben Shapiro est l’articulation contemporaine la plus convaincante de la conviction de droite selon laquelle les enfants et les adolescents sont incapables de rationalité et que, par conséquent, il faut les exclure totalement de la conversation politique. Du point de vue de Shapiro, les observations des enfants sur les sujets qui les concernent –est-ce que la ségrégation va être interdite dans mon école? vais-je être tué dans une explosion nucléaire? est-ce qu’un tireur va faire irruption pendant mon cours de chimie?– ne peuvent qu’être émotionnelles et, par conséquent, doivent être considérées comme extérieures à la politique.
La position de Shapiro est présentée comme scientifique, mais elle donne l’impression d’être fondamentalement autoritaire, en accord avec une philosophie qui place la hiérarchie au-dessus de tout le reste.
Soulignons que les objections à l’activisme des enfants ressemblent fort à celles opposées à l’inclusion des femmes et des personnes de couleur dans le corps politique. Tous ces groupes ont été décrits de diverses façons comme étant hystériques, irrationnels, exigeants, partiaux et facilement manipulables.
Dans une accusation comme celle que le président Donald Trump avait portée contre le juge Gonzalo Curiel (vous vous souvenez de l’insinuation du candidat Trump, pendant la campagne, que le juge serait incapable d’évaluer une affaire contre lui parce qu’il était d’origine mexicaine?), on voit bien comment assigner des traits de caractère émotionnels «enfantins» peut également servir à diminuer le pouvoir d’une figure d’autorité non-blanche.
«Les interprétations des succès du mouvement [des jeunes activistes du milieu du XXe siècle] ne prennent quasiment pas en compte leur volonté de dépasser les bornes et d’être plus conflictuels que leurs aînés»
En voyant la droite prôner un pays d’enseignants armés, il apparaît d’une évidence absolue que les positions politiques, même celles soutenues par des adultes censément «rationnels», viennent autant du cœur que de la tête. Et l’histoire de l’activisme des jeunes de gauche montre que la jeunesse peut réellement faire une différence.
Pour Jeanne Theoharis, auteure d’écrits sur l’activisme des jeunes pour les droits civiques, le fait de les faire passer aux oubliettes de l’histoire sert à freiner l’activisme des jeunes d’aujourd’hui, ce qui conduit à être témoin d’un étrange spectacle: celui de supporters de Black Lives Matter qui se font réprimander et à qui l’on demande d’agir «davantage comme Martin Luther King». Si une telle chose est possible, c’est parce que «les interprétations des succès du mouvement [des jeunes activistes du milieu du XXe siècle] ne prennent quasiment pas en compte leur volonté de dépasser les bornes et d’être plus conflictuels que leurs aînés», écrit-elle. Les activistes de Parkland sont en train de dépasser les bornes en ce moment même. Souvenons-nous de Barbara Johns, et encourageons-les.