Le premier film de Joann Sfar, Gainsbourg, vie héroïque, sortira sur les écrans le 20 janvier. Les Parisiens ont déjà eu droit aux affiches du film. On y voit le visage d'Eric Elmosnino, de profil, incarnation troublante de réalisme de Gainsbarre, expulsant la fumée de sa cigarette qui dessine des volutes blanches sur un fond noir. Une belle affiche.
Seulement voilà, les affiches apposées dans le métro ont un détail en moins, et pas des moindres: les volutes sont parties (en fumée). On ne peut qu'imaginer que Gainsbourg est en train de soupirer, ou de siffler mollement un hypothétique taxi... (dans le film, sa manière de héler les taxis est autrement plus poétique). Ironie, le gommage de la fumée ne la rend que plus présente.
Gainsbarre sans la clope...pourquoi pas Charlot sans la canne? Mitterrand sans le chapeau? Obama sans les oreilles? Sarkozy sans talonnettes? Ça ne veut rien dire. La cibiche supprimée, on supprime un symbole, la façon dont il a brûlé sa vie, ce dont il est mort. Et c'est d'autant plus troublant que les Gitanes sont le deuxième personnage principal du conte de Joann Sfarr.
Que veut nous dire la RATP, qui invoque benoîtement l'application de la loi Evin pour justifier une nouvelle fois cette censure? Que Gainsbourg ne fumait pas? Que fumer tue? Que regarder des volutes de Gitanes nuit gravement à la santé? L'anecdote n'est pas inédite, puisque la Régie avait déjà biffé la pipe de Jacques Tati (on attend avec impatience la prochaine expo de Magritte affichée dans le métro. Ceci c'est pas l'image d'une pipe.) Et refusé l'affiche de Coco avant Chanel, où une Audrey Tatou en pyjama clopait au lit.
Pas de veto sur les images violentes
La loi Evin interdit «toute propagande, publicité directe ou indirecte en faveur du tabac». Si l'image d'un acteur soufflant la fumée d'une cigarette peut être considérée comme de la propagande, que dire des affiches de film d'horreur, par exemple? Les photos de membres mutilés, comme sur l'affiche du film Saw, pourraient alors être considérées comme des incitations à la violence. Les publicités agressives ne manquent pas dans le métro parisien. Un exemple, ces réclames pour une école de langue montrant un citoyen britannique sanguinolent, de toute évidence victime d'une agression d'une rare violence, avec cette légende: «Arrêtez de massacrer votre anglais!» L'image est choquante, mais efficace.
A chacun de juger de la qualité de l'humour du message, mais il est curieux que la RATP, si sensible sur le sujet de la nicotine, n'oppose pas son veto à une image d'une telle violence.
La régie publicitaire de la RATP, Métrobus, a déjà refusé des affiches, invoquant son droit de réserve. Celle du film Anges et Démons dont l'accroche était «Que nous cache le Vatican?» Une affiche de Télérama critiquant le chef de l'Etat a également été refusée. Décidément la RATP a la frilosité bien sélective.
L'obéissance aveugle à la loi
Le message que nous renvoie cette décision de refuser l'affiche originale du film de Sfar est que l'obéissance aveugle à la loi, sans aucune interprétation possible, est plus importante que la représentation de la vérité. Que toute vérité n'est pas bonne à montrer, en quelque sorte. Il est dérangeant de se rendre compte que nous vivons dans un monde qui préfère une image aseptisée à la vérité humaine, un genre de révisionnisme visuel.
Au-delà de la loi, c'est un jugement moral qui est porté ici; ce sont les choix personnels de Gainsbourg, de Chanel, de Tati, et de tous les fumeurs qui sont mis sur la sellette: ils fumaient, fumer c'est mal, ergo ils avaient tort, on gomme. Truquer une image pour effacer un élément gênant n'est pas un geste anodin (et même les bourrelets présidentiels ou la très grosse bague d'une ministre supprimés au montage ont une lourde valeur symbolique). Des dictateurs tels que Staline effaçaient des photos officielles les personnages gênants, et hop, ils n'avaient jamais existé. En Chine, ce que l'on ne montre pas n'existe pas (demandez à Google).
Montrer Gainsbourg, ou son interprète, en train de fumer, ce n'est pas de la propagande, ni de la publicité. C'est nous rappeler une époque où les choix étaient personnels, et où décider soi-même de sa propre hygiène de vie ne relevait pas de la sphère publique. Où l'on n'infantilisait pas les citoyens adultes que nous sommes en estimant que la vue d'une affiche de cinéma représentait un danger pour notre santé.
Gainsbourg ne mangeait pas cinq fruits et légumes par jour
Oui, la clope a tué Gainsbourg. Et je suis même prête à parier qu'il ne mangeait pas cinq fruits et légumes par jour.
Il ne suffit pas de faire semblant de croire que ça n'est pas arrivé pour modifier la réalité. Que cela plaise ou non à la régie publicitaire de la RATP, Gainsbourg sera toujours associé à la cigarette. La RATP se trompe de combat. Le danger, ce ne sont pas les images, mais l'absence de réflexion sur ces images, le défaut d'esprit critique, la négation de la vérité au profit des apparences. La menace, c'est le jugement moral à l'emporte-pièce, la suggestion subliminale qu'il y a d'un côté des comportements positifs (se gaver de haricots verts, ne pas boire, ne pas fumer) et de l'autre le vice (montrer quelqu'un en train de fumer).
L'hypocrisie de la chose est que ce n'est même pas fumer qui est interdit, puisque le tabac est en vente libre. Consommez du tabac, c'est permis, mais en cachette. D'ailleurs, les fumeurs peuvent témoigner de l'exclusion sociale dont ils sont victimes. Il ne s'agit pas de faire l'apologie de la cigarette, mais de bien faire le distinguo entre morale et santé.
La morale relève du domaine privé ou religieux. Et non, fumer, ce n'est pas mal. Regarder quelqu'un qui fume ne nuit pas à la santé. C'est au spectateur de décider s'il a envie de fumer ou non, et c'est le prendre pour un crétin que d'imaginer que ne pas l'exposer à l'image de la fumée suffit à le convaincre que fumer tue.
D'ailleurs, «Dieu est un fumeur de Havanes. C'est lui-même qui m'a dit que la fumée envoie au Paradis...»
Bérengère Viennot