Faut-il se réjouir qu’Agnès Varda ait reçu un Oscar d’honneur plutôt qu’un César du même acabit? Peut-être bien: encadrée par Meryl Streep et Greta Gerwig lors de la cérémonie qui s’est déroulée le 11 novembre dernier à Los Angeles, la réalisatrice n’aurait peut-être pas été aussi bien entourée si elle avait été célébrée de la sorte en France.
Oscar d'honneur remis par Angelina Jolie. Via YouTube.
Présentateur de la cérémonie des César 2018, Manu Payet ne se serait sans doute pas privé de faire des blagues sur sa coiffure bicolore ou son âge avancé (ça s’appelle la méthode Jamel Debbouze). Ensuite, compil' vidéo de ses films les plus mémorables, discours lénifiant signé Jane Birkin, puis une standing ovation semi-sincère de la part d’un public pressé de passer à la suite. Or Varda mérite mieux. Mieux que d’être traitée comme une simple petite vieille dame dont il convient de saluer poliment le dernier tour de piste.
À 89 ans, Agnès Varda ne se contente pas d'être la récente récipiendaire d'un Oscar honorifique; elle est de plus en lice dans la catégorie «meilleur long-métrage documentaire», pour le Visages villages qu'elle a coréalisé avec le street artist JR. Pas son meilleur film, mais une balade attendrissante aux quatre coins de la France et au-delà, en compagnie d'un JR la traitant avec une tendresse teintée de condescendance.
À LIRE AUSSI «Visages Villages», vivant et voyant
La peluche et le hipster
Il est presque gênant d'imaginer que la filmographie de Varda puisse s'arrêter là-dessus, par un plan de JR et elle sur un banc, peu après un gros chagrin causé par un lapin que lui a posé Jean-Luc Godard. Finir sa carrière en pleurant à cause d'un vieux cinéaste impoli, puis être câlinée par un hipster comme si elle était une peluche: triste conclusion pour celle qui a toujours su mener sa barque en toute indépendance, sans avoir systématiquement besoin des hommes.
Les déplacements qui se compliquent, le corps qui se ratatine, le visage qui se flétrit: Visages villages se permet aussi de commenter le très logique déclin physique de Varda, quasi-nonagénaire dont JR finit par afficher les orteils recroquevillés sur un gigantesque wagon-citerne.
Capture d'écran de Visages villages via YouTube.
La cinéaste semble pourtant en plein essor, elle qui n'a sans doute jamais été aussi célébrée qu'aujourd'hui –et pas de façon pré-funéraire. «Elle est très aimée et respectée par ici, surtout depuis quelques années», confie l'Américaine Beth Stevens de l'ICS (International Cinephile Society), selon qui deux événements récents ont considérablement gonflé l'aura internationale de Varda.
Il y eut d'abord l'exposition Agnès Varda in Californialand, proposée par le Los Angeles County Museum of Art de novembre 2013 à juin 2014. Le musée y revenait notamment sur les quatre films réalisés par la cinéaste en Californie: le court-métrage Uncle Yanco (1967), et les longs-métrages Black Panthers (1968), Lions Love (1969) et Mur, murs (1981).
Agnès Varda à Los Angeles. Via YouTube.
Il y eut ensuite l'édition 2016 du festival international du film de Toronto (dites TIFF), au cours de laquelle fut remis à Varda un Ebert Award. Le prix porte le nom de Roger Ebert, l'un des plus célèbres critiques de l'histoire, disparu en 2013. Cette année-là, le directeur du TIFF se félicitait de décerner cet honneur à «une femme qui a redéfini le cinéma, mais dont l'influence sur l'histoire du septième art ne fut que récemment reconnue à sa juste valeur, alors que cela aurait dû être le cas depuis des décennies.»
On sait ce que valent certains hommages, sauf que celui-ci semble d'une sincérité rare. Comme le rappelle Beth Stevens, Roger Ebert avait notamment fait aux Plages d'Agnès (2008) un compliment peu anodin:
«Il contient l'un des plans les plus poétiques que j'aie vu: deux vieux pêcheurs, qu'elle filma pour la première fois lorsqu'ils étaient jeunes, regardent leur propre image sur un écran installé sur le chariot, qu'ils promènent dans leur village, la nuit».
Le genre d'installation qui fait comprendre sans mal pourquoi Agnès Varda et JR ont fini par travailler ensemble.
Sur le tard
C'est effectivement à un nouveau stade de reconnaissance qu'a accédé Varda dans les années 2000. Il faut néanmoins rappeler que les grands festivals de cinéma ont commencé à la distinguer dès les années 1960. Une sélection pour Cléo de 5 à 7 en compétition lors du festival de Cannes 1962, un prix spécial du jury à Berlin en 1965 pour Le Bonheur (avec Jean-Claude «Thierry la Fronde» Drouot dans le rôle d'un homme polyamoureux), puis tout simplement un Lion d'Or au festival de Venise, obtenu en 1985 pour Sans toit ni loi. Pour une cinéaste méconnue, on a fait pire.
Bande annonce du culte Cléo de 5 à 7 . Via YouTube.
À n'en pas douter, Varda a exercé une influence plus ou moins marquée sur bon nombre de cinéastes de l'époque contemporaine. Erik Anderson, qui dirige le site AwardsWatch depuis San Francisco, cite pêle-mêle Sally Potter (dont le dernier film, The Party, vient de sortir en VOD), Greta Gerwig (nommée aux Oscars pour Lady Bird) ou encore Lina Wertmüller, cinéaste italienne elle aussi âgée de 89 ans: «Son rapport aux lieux et au temps, ainsi que son observation perspicace des rapports humains, en ont fait l'influence d'un grand nombre de cinéastes, en particulier des femmes», dit-il.
Les hommes aussi sont allés chercher des idées et des gimmicks dans son cinéma, à commencer par Wes Anderson, dont les génériques de films sont clairement inspirés de celui de Cléo de 5 à 7. On y voit notamment les mains d'une cartomancienne manipuler un jeu de tarot dont le tirage influencera la suite de la journée de l'héroïne.
Choix de la typo, utilisation des mains, placement de la caméra: difficile de contester le lien de filiation. Si son style est aujourd'hui reconnaissable entre mille, Wes Anderson est loin de s'être fait tout seul. Ce qui ne se sait pas forcément.
Nouvelle Vague
Considérée comme la seule femme de la Nouvelle Vague, Varda en est aussi la précurseuse. D'après la critique de Cécile Mury pour Télérama, son premier long-métrage La Pointe courte (qui date de 1955) en «annonce les premiers frémissements». Le film est en effet conforme en tous points au cahier des charges implicite du courant cinématographique né dans le milieu des années 1950: tournages en extérieur, dialogues improvisés, ruptures de ton, prises de son directes...
La Pointe Courte - séquence d'ouverture. Via YouTube.
Pourtant, le nom de Varda n'est pas celui qui vient à l'esprit en premier lorsqu'on évoque la Nouvelle Vague. Chabrol, Resnais, Truffaut ou encore Godard sont toujours les premiers cités, et l'année 1959 choisie comme référence. Le Beau Serge, Les Cousins, Les Quatre cents coups et Hiroshima mon amour sont sortis cette année-là, À bout de souffle moins d'un an après.
«Pour les spécialistes qui l'apprécient, elle fait office de guide spirituelle, d'inspiration absolue.»
Loin de la frénésie filmique de ses congénères masculins, Varda a choisi de prendre son temps. Cléo de 5 à 7 ne sort qu'en 1962, vers la fin de la période centrale de la Nouvelle Vague. Et la voilà reléguée au second plan, décrite comme une modeste suiveuse alors qu'il y a tout lieu de penser qu'elle est l'instigatrice du courant.
Que la seule réalisatrice estampillée Nouvelle Vague ait ainsi été éclipsée de façon plus ou moins consciente par des cinéastes hommes est en tout cas assez emblématique de ce qui continue à se produire, aujourd'hui encore, dans les milieux artistiques.
À LIRE AUSSI Le cinéma français est-il misogyne?
Et l'on comprend pourquoi, par la suite, Agnès Varda a semblé mener sa barque seule ou presque, prenant des chemins de traverse, telle l'héroïne interprétée par Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi. Et le fait que l'amour de sa vie se nomme Jacques Demy n'y a pour ainsi dire rien changé, même si, comme le dit Beth Stevens, «elle est sans doute restée trop dans l'ombre de son mari, ainsi que dans celle des autres cinéastes de la Nouvelle Vague. Simplement parce qu'elle était une femme.»
Depuis une quinzaine d'années, les cinéphiles d'ici et d'ailleurs commencent enfin à citer Varda comme une référence.
«Davantage pour les critiques et les cinéastes que pour le grand public», modère Tommaso Tocci, critique italien. Mais pour les spécialistes qui l'apprécient, elle fait office de guide spirituelle, d'inspiration absolue.»
En résumé, si l'accès à la filmographie d'Agnès Varda reste difficile dans beaucoup de pays: l'essayer, c'est l'adopter. Pas comme une peluche pour hipster, mais comme l'oeuvre majeure d'une très grande dame du cinéma français et international, qui mérite tous les honneurs du monde, à n'en pas douter.