Les deux malfaiteurs étaient jugés aux assises des Hauts-de-Seine du 15 au 19 janvier 2018. Second épisode d'un procès... atypique. Retrouvez le premier ici.
Le coup des braqueurs amateurs, l'avocat général, Bruno Revel, n'y croit pas trop.
«C'était peut-être un plan sommaire, mais c'était un plan tout de même! Les malfaiteurs avaient prévu des cordes pour attacher les salariés, ils avaient une connaissance intime du magasin, ils savaient où couper l'électricité, où était caché le coffre-fort...»
C'est vrai qu'au départ, le casse semblait sans risque. Un terrain connu, un rapport coût/bénéfice phénoménal –bref, de l'oseille sans trop transpirer. À aucun moment, Jean n'imagine que le braquage du Primark, «son» Primark à Villeneuve-la-Garenne, celui où il travaille en CDI depuis des mois, se finirait sans butin, avec l'intervention de 100 policiers d'élite, des directs sur toutes les chaînes d'information, une manageuse traumatisée, et le personnel coincé derrière un rideau de fer pendant quatre heures.
Un déploiement de forces sidérant
Son magasin, Jean le connaissait «par coeur». Il savait que les caisses étaient pleines: il connaissait la fréquence du convoyeur de fonds qui devait passer ce lundi. C'était oublier un peu vite Charlie Hebdo, l'opération Sentinelle, le Vigipirate renforcé, des policiers sur le qui-vive en cette veille de 14 juillet...
Et c'était sans compter sur leurs gaffes en cascade. Quand Jean et son complice David coupent l'électricité au Primark vers 6h55, ils ne sont pas seulement privés d'accès au coffre-fort: les caméras de vidéosurveillance voient du même coup tout noir. À défaut d'images où on les voit sortir, la police, les croyant encore sur les lieux, doit opérer à l'aveugle. Véhicules blindés, boucliers pare-balles... Un déploiement de forces sidérant. Ne manquent que les éléphants d'assaut et les tireurs d'élite.
Deux amis d'enfance
Entendu par la cour d'assises de Nanterre, qui juge l'affaire trente mois plus tard, Jean est formel: ni lui, ni son complice David, qui comparaît avec lui ce jour-là, ne sont le cerveau de la bande. C'est le troisième homme, jamais cafardé – «j'ai peur des représailles», dira Jean– qui aurait tout manigancé. Un type qui avait flairé la bonne occas', font-ils savoir devant les sourcils froncés de l'avocat général. L'expédient est, il est vrai, fort pratique.
Jean s'en veut. «J'ai honte, j'ai honte», répète-t-il ce 18 janvier 2018 dans un couplet maladif, à l'adresse des employés de Primark, venus assister au procès sur les bancs du public.
Comment, d'une enfance aisée en Côte d'Ivoire, Jean est-il devenu ce petit délinquant du Val-de-Marne qui saute à pieds joints dans un braquage qui torpillera sa vie? À sa naissance en 1991, les astres sont favorables : famille «privilégiée» donc, maison plutôt pimpante, «très bonne école» ivoirienne, selon le topo de l'enquêtrice de personnalité. Jean rectifie: «Le cadre était décent, mais on n'était pas vraiment des privilégiés.»
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Il n'a que dix ans quand sa mère choisit la France pour refaire sa vie, y emportant ses trois fils. Un atterrissage compliqué. Ils se serrent tous les quatre dans une chambre de bonne à Neuilly-sur-Seine, puis cohabitent avec le nouveau conjoint de la mère, plus ses trois enfants à lui, à Champigny-sur-Marne. Avec le beau-père, les rapports se tendent.
«C'était pas de l'éducation, même s'il essayait, c'était de l'énervement. Je vivais pas un enfer, non. Mais c'était pas tip top non plus, ma mère et lui se prenaient la tête tout le temps», dit-il face aux jurés.
Il préfère zoner dehors. Mais le Val-de-Marne diffère de l'Afrique de l'Ouest par pas mal d'aspects. Mauvais à l'école –ses notes chutent– Jean est aussi mauvais à la rue. Il ne manie pas les codes ni le jargon de la cité. Après des débuts difficiles, il gagne quelques copains. Parmi eux, des «mauvaises fréquentations».
«Quand on passe de Neuilly à Champigny, forcément...», lance-t-il aux jurés.
C'est dans ces entrelacs de béton que Jean rencontre David. Copains d'enfance, ils ont deux ans d'écart. David réside à Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis. Il a une éducation rude, que son avocate, maître Mauger-Poliak, qualifie d'«ultra-rigide». En 2015, David a une petite-amie, Hortensia. Elle a 17 ans, de quatre ans sa cadette. Ils sont très amoureux. Hortensia a une maladie dégénérative. À l'horizon, cruel: la paralysie définitive. Son corps est déjà parcouru de crampes. Mais c'est une battante. Malgré son handicap, elle deviendra cheffe caissière à Lidl. Avec David, ils essaient d'avoir un enfant. Ça cafouille. Ils suivent un traitement. Un jour, c'est l'euphorie: le test est positif. David traverse un passage à vide et ne travaille plus. Alors, face au président, il plaide la «pression financière», liée à l'arrivée prochaine du bébé.
Ils n'étaient pas censés s'approcher
Ironie de l'histoire: quand ils embarquent dans la Peugeot 304 ce 13 juillet, les deux larrons sont sous le feu d'une mesure d'éloignement l'un et l'autre, dans le cadre d'une affaire de stupéfiants au tribunal d'Évry. Ils n'étaient pas censés s'approcher.
C'est qu'à seulement 23 ans, Jean a déjà un casier judiciaire copieux: vol avec escalade, vol aggravé, recel de biens, détention de stupéfiants... Il a déjà fait du sursis et des travaux d'intérêt général. David, lui, n'est pas en reste: vol avec escalade, conduite sans permis. Tant pis.
Il est 7h03 quand ils détalent sans un sou du Primark. La suite des événements reste floue. Des recherches et perquisitions débutent dans la banlieue nord de de Paris, tandis que leur chauffeur –qu'ils ne balanceront pas non plus– les dépose chez Emmanuelle B., une copine, qui hyperventile à leur arrivée parce que le braquage est sur toutes les chaînes. Emmanuelle, d'ailleurs, les mettra dans le pétrin. Elle dira à la police qu'elle a hébergé les deux fuyards. Mais à la barre, elle livrera une autre histoire, jurant qu'en réalité, «seulement David» était présent –devant les haussements de cils de toute la cour. Avec ce scénario un peu épais, elle s'imaginait protéger Jean, qui était censé plaider non-coupable. Sauf que le matin même, il y eut, à Nanterre, un retournement de situation que nul n'avait prévu: devant les jurés, Jean a tout confessé (voir épisode 1). Ce qu'Emmanuelle ne pouvait pas savoir, les témoins n'assistant pas à ces auditions...
«C'est chaud, ça n'a pas marché...»
La mère de David est morte d'inquiétude. Gabriel, son frère, le retrouve chez Emmanuelle, ils sortent dehors, discutaillent trente minutes devant un supermarché. Gabriel lui achète un grec. Hortensia ira à la pharmacie lui acheter de quoi panser la bosse qu'il s'est faite en se cognant au rideau de fer –provoquant l'hilarité générale. Pendant ce temps-là, la police est à ses trousses.
Les deux hommes se planquent la nuit du 14 au 15 juillet dans un hôtel du coin. Mais ils ne sont pas à l'abri pour autant.
Les deux compères jouent de malchance, car ils tombent dans les filets d'une autre investigation en cours. Certains de leurs proches étaient sur écoute dans le cadre d'une information judiciaire pilotée par le tribunal d'Évry. Des conversations mentionnent implicement Jean. On l'entend regretter: «C'est chaud, ça n'a pas marché...»
David planque les deux carabines et les passe-montagnes chez sa nourrice, qui sera perquisitionnée via une procédure de la brigade des stups d'Évry. Même sans ses aveux, David sera reconnu plus tard dans les écoutes parallèles, et l'ADN de Jean sera retrouvé sur le couvre-chef...
«Ils avaient un travail malgré un casier judiciaire. Tous les deux avaient un avenir... enfin, un CDI»
Jean est arrêté le 21 juillet, huit jours après le casse. Il ne cafte rien, nie en bloc, termine sa course dans un cachot à Fresnes où il souffre de la vie carcérale. Onze anicroches avec les gardiens à son actif –et autant de comptes rendus d'incidents (CRI). Notamment cette fois où, vexé par le langage d'un surveillant, il descend d'une traite de son lit superposé, s'approche à deux centimètres de son visage, et hurle: «Sur le Coran, je vais te niquer ta mère, fils de pute», avant de cogner contre le mur. Jean est un timide, mais il a en lui un colère qui bouillonne à la demande. De quoi irriter le président de la cour quand, au micro, le malfrat se pare d'une nature non-violente : «J'ai une certaine expérience des assises, et onze CRI c'est peu fréquent, monsieur!»
Jean a un autre malheur: son père, en Côte d'Ivoire, est décédé pendant son incarcération.
David, pas identifié tout de suite, échappe aux policiers avec plus de facilité. Pendant sept mois, il refait sa vie, entame une formation de cariste, retrouve même un CDI en septembre. Et encore une fois, pas de bol: il est cueilli par hasard, dans le cadre d'une autre affaire –stupéfiants– en février 2016.
Même les avocats des parties civiles, peu offensifs, désespèrent de cette escalade dans la délinquance.
«Quel dommage pour les prévenus. Ils avaient un travail malgré un casier judiciaire. Tous les deux avaient un avenir... enfin, un CDI», déclare maître Gloria Delgado, avocate franco-espagnole qui défend une salariée. «Je ne pense pas qu'une éducation à l'africaine, comme cela a été dit, puisse expliquer leur comportement», souffle-t-elle.
Un braquage sans casse, sans coups de feu. Aurait-il fallu «correctionnaliser» le dossier? Dans les couloirs du tribunal, on murmure que l'avocat général se serait personnellement chargé de monter cette affaire aux assises.
«Ce n'est pas un braquage digne d'une cour d'assises»
Sans surprise, la défense épouse la thèse de l'erreur de juridiction.
«Les requisitions sont extrêmement lourdes, et ne servent qu'à légitimer le choix des assises», tonne maître Mauger-Poliak, l'avocate de David, arguant qu'elles sont d'ordinaire réservées aux cambrioleurs qui «emploient des moyens bien différents, sans commune mesure à ceux utilisés dans ce genre de cas», citant pêle-mêle «des braquages à la voiture-bélier, des policiers blessés, une attaque de fourgon blindé, un bar-tabac défoncé à coups de battes de base-ball.»
«Ce n'est pas une équipe de braqueurs chevronnés, ce sont des pieds nickelés, des bras cassés.»
De l'indulgence, elle en demande pour ces «gamins totalement immatures», de 21 et 23 ans, qui ont eu «dix minutes d'inconscience totale, de folie certaine».
«Excès de prévoyance? s'étrange-t-elle en paraphrasant l'avocat général. Excès de bêtise! Ce n'est pas une équipe de braqueurs chevronnés, ce sont des pieds nickelés, des bras cassés.» Elle tente de borner le cadre interprétatif à leur inexpérience: «Les vendeurs n'ont pas été séquestrés, sont restés seuls, ni baîllonnés, ni ligotés, ni fouillés!», liste l'avocate, qui reconnaît des violences «odieuses mais modérées».
«Pour ce genre d'affaires, on prend plutôt six ans, sept maximum», dit-elle.
Sa confrère Zoé Royaux, l'avocate de Jean, emprunte le même boulevard: «Ce n'est pas un braquage digne d'une cour d'assises.» À ses yeux, le niveau de violence ne justifie pas ces réquisitions. «Il y a eu 4 jours d'ITT. Ce n''est pas forcément assez pour les assises.» Elle villipende un dossier «ouvert avec un feu d'artifice»: un braquage «ultramédiatisé», l'intervention du RAID et de la BRI...
Ce diagnostic traverse le prétoire jusqu'au banc des parties civiles. «C'est vraiment inhabituel, c'est normalement réservé aux crimes de sang. Et puis ça monopolise la cour d'assises...», chuchotera un des avocats.
Jeudi 19 janvier. Quatre heures de délibéré. L'amateurisme des accusés a peut-être pesé, un chouïa, dans la balance: la cour condamne David à huit ans de réclusion, Jean à neuf. Ni l'un ni l'autre n'envisagent de faire appel. Après l'audience, une avocate souffle:
«Attaquer son propre magasin à visage découvert... on était quand même sur deux gros golios...»