Dans le quotidien de Thomas, 35 ans, il y eut d’abord «le ciel toujours gris et le stress de la vie» de la banlieue nord de Paris. Et puis un jour, sur un coup de tête, il a tout plaqué pour partir à l’autre bout de la France, du côté de Perpignan. Mais il n’a pas seulement troqué la grisaille parisienne pour des cieux plus cléments: il a radicalement bouleversé son mode de vie. Dorénavant, Thomas est survivaliste.
Partage, transmission et indépendance
Sur le terrain qu’il a acheté, il vit en quasi-autarcie: autosuffisant en eau et bientôt en alimentation grâce à son potager et son verger, Thomas produit aussi sa propre énergie. Pour «pas plus de 400 balles», il s’est installé un panneau solaire avec lequel il fait tourner un petit frigo. Ne percevant aucun salaire mensuel, il doit compter sur les nombreuses économies réalisées grâce à ses nouvelles habitudes. Et quand cela ne suffit pas, il fait les vendanges ou travaille à la journée dans les fermes environnantes.
Lorsque nous le contactons, il vient de faire l’acquisition de plusieurs pieds de tomates –un troc avec l’une de ses voisines. Partage et indépendance sont parmi les valeurs qui lui tiennent le plus à cœur dans le survivalisme. L’aspect défensif lui plaît moins. Cela lui rappelle trop «les paranos quasi psychotiques» des États-Unis et il ne croit pas à la menace d’une guerre nucléaire. Quand nous lui demandons s’il est armé, Thomas reconnaît toutefois avoir un arc en sa possession. «C’est légal et seulement au cas où », précise-t-il. Le vrai danger pour lui, c’est «l’extinction massive des animaux, la disparition des abeilles et tout ce que cela implique sur la pollinisation.» Aujourd’hui, Thomas, qui ne regrette «absolument rien de sa vie d’avant», a régulièrement sa fille en garde. La transmission, il y pense beaucoup. C’est d’ailleurs pour elle qu’il a planté tous ces arbres dans le verger.
Pêche, cueillette... et techniques de combat
Frédéric, ancien des Forces Spéciales, nous parle aussi de frugalité, de son goût pour la vie simple. D’après lui, pas besoin de chercher bien loin les origines du survivalisme à la française. Il évoque le mode de vie de ses grands-parents:
«Lorsque le système électrique était en panne, ils stockaient des bougies; et s’ils se retrouvaient bloqués par la neige, ils avaient tout ce qu’il fallait en réserve.»
Le système D en somme… Pour Frédéric, le survivalisme, «c’est une assurance vie… en mieux!». Une vision qu’il partage lors des stages de survie qu’il organise. Le public est varié: «Des hommes, des femmes, issus de toutes les catégories sociales, tout corps de métiers confondus», nous assure-t-il. Durant quelques journées de bivouac, pour un peu moins de 100 euros, ils pourront s’initier à la pêche, à la cueillette, et aux techniques de camouflage ou de combat.
Dédiaboliser
Si cela fait déjà quelques décennies que le survivalisme a le vent en poupe, depuis environ six ans, le mouvement semble s'être amplifié. Difficile à quantifier, la communauté survivaliste, à en croire le nombre de groupes Facebook et de forums sur le sujet, s’élèverait, rien qu’en France, à un peu plus de 100.000 personnes.
Un chiffre en constante augmentation, comme nous le confirme Clément Champault, l’un des trois fondateurs du Salon du Survivalisme, qui se déroulera du 23 au 25 mars prochain à Paris, Porte de la Villette. Conçu avec l’envie de «faire émerger un mouvement», il accueillera conférenciers et exposants autour de questions aussi diverses que celles de l’agriculture urbaine, de l’énergie hydrolienne ou de la self-defense. Pour Clément Champault, beaucoup de gens sont d’ailleurs «survivalistes sans le savoir». Il espère que le salon sera l’occasion de «dédiaboliser» un mouvement qui a souvent mauvaise presse.
Pour mieux comprendre cette image négative, il suffit de se replonger dans les débuts du survivalisme, au pays qui l’a vu naître…
Les puissants de ce monde sont déjà en train de se protéger
C’est dans les années 1950 qu’apparaît la figure du «prepper» américain, terme dérivé de «prepping» (diminutif informel de «se préparer»). Le prepper lambda se construit un abri antiatomique, entouré de boîtes de conserves, d’armes et de munitions. À l’époque, ce comportement s’explique par le durcissement des relations américano-soviétiques, cette «guerre froide» qui fait planer la menace d’une attaque nucléaire.
Depuis, le survivalisme n’a cessé de prospérer pour plusieurs motifs. Aujourd’hui, les preppers redoutent moins un bombardement atomique que les catastrophes environnementales (les ouragans Katrina et Sandy en 2005 et 2012 ou Irma en 2017), économiques (la crise des subprimes de 2008), la menace terroriste engendrée par l’attentat du 11 septembre 2001, ou encore les peurs politiques liées aux élections d’Obama et de Trump, après lesquelles le survivalisme a repris du poil de la bête.
Récemment, c’est le profil de nouveaux adeptes qui a intrigué la presse. Le survivalisme fait désormais des émules chez les grands patrons de la Silicon Valley. En 2015, Steve Huffman, CEO du site web communautaire Reddit, confiait s’être fait opérer des yeux, afin, dit-il, de «maximiser ses chances de survie», car il s’estimait perdu sans ses lunettes ou ses lentilles de contact. Antonio Garcia Martinez, ex-dirigeant de Facebook, a acheté un terrain sur une île déserte du Pacifique qu'il a équipé en énergie solaire et en armes de pointe. En 2017, c’est au tour de Peter Thiel, cofondateur de PayPal, de se prémunir contre l’apocalypse, via l’acquisition d’un somptueux manoir de 190 hectares au sud de la Nouvelle-Zélande, avec l’espoir de pouvoir «s’y barricader le jour J».
Quand la survie devient spectacle
Une mouvance qui ne gagne pas seulement du terrain auprès des «rich & wealthy». La mode du post-apocalyptique a aussi envahi la pop culture. Dans le cinéma, on ne compte plus les productions jouant sur ce thème, qu’il s’agisse d’une pandémie (28 days plus tard, L’armée des 12 singes), d’une infertilité de masse (Les fils de l’Homme), d’une déferlante de zombies (The Walking Dead, L’armée des morts) ou d’une errance solitaire dans un monde dévasté (Je suis une légende). Dans La Route, film de 2009 adapté du roman de Cormac McCarthy, Viggo Mortensen incarne un père-courage dont on suit la longue errance avec son fils sur les routes désolées des États-Unis, dans un monde d’après la civilisation, violent, amoral et profondément dérangeant.
La Route - bande annonce. Via YouTube.
Des grands classiques du genre (Soleil Vert, Mad Max) au film d’auteur (La Jetée, Stalker) en passant par le film d’animation (Wall-E), il y a de quoi séduire tous les publics.
La télévision n’est pas en reste. Diffusée depuis 2001, Koh-Lanta est la version française de Survivor, télé-réalité qui, sur la chaîne américaine CBS, compte déjà trente-quatre saisons. Avec l’arrivée de la TNT, le survivalisme a envahi le petit écran. On citera, entre autres, Retour à l'instinct primaire (un couple de parfaits inconnus est déposé nu au milieu de nulle part avec pour objectif de tenir vingt-et-un jours privés de nourriture et de matériel de base), Man vs Wild (Bear Grylls, ancien soldat des forces spéciales britanniques, est parachuté dans les endroits les plus inhospitaliers de la planète avec seulement un couteau, une gourde et une pierre à feu), Seuls face à l'Alaska (Mountain Men) ou Bush Alaska, (séries mettant en scène des personnages américains hauts en couleurs vivant uniquement de la chasse par un froid atteignant -30°C). Sans oublier The Raft, émission de National Geographic, où deux candidats doivent rester en vie en pleine mer pendant sept jours sur un bateau gonflable, ou encore À l'état sauvage qui voit Mike Horn, l’explorateur sud-africain, emmener des personnalités dans des expéditions harassantes.
À vos manettes!
Un autre univers où le post-apocalyptique fait florès est celui du jeu vidéo. De la série des Fallout, pionnière du genre, à des titres plus récents comme Metro 2033, les scénarii plongent le joueur dans un monde post-nucléaire, où l’on croise zombies, mutants, ou encore des animaux robotisés (Horizon Down).
Temporellement et spatialement, le jeu vidéo privilégie l’indétermination: les époques se superposent, comme c’est le cas avec l’esthétique très années 1950 de Fallout 4, tandis que rien dans le paysage ne semble indiquer une région du monde plutôt qu’une autre. L’implication émotionnelle du joueur ne s’en trouve que renforcée. The Last of Us, sorti en 2013, a atteint des sommets en la matière.
The Last of Us - Trailer. Via YouTube.
Après qu’un champignon toxique infestant les cerveaux des humains pour les transformer en zombies a contaminé une grande partie de la population, Joel, une «mule» habituée à transporter des armes ou des colis, se voit confier la sécurité d’une jeune fille âgée de 14 ans, Ellie. Très immersive, l’histoire se concentre sur sa relation avec l’adolescente, tout en faisant la part belle à l’ambiance sonore. Particulièrement bien écrit, ce jeu vidéo culte se conclut par un dénouement des plus inattendus.
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Comment les sociétés disparaissent-elles?
La mode du «post-apo» est l’héritière d’une fascination pour les ruines, jadis célébrée par les poètes romantiques et que l’on retrouve aujourd’hui chez les adeptes de l’exploration urbaine. Mais avant les usines désaffectées de Detroit, les friches industrielles du nord de la France, ou le no man’s land fascinant de Pripyat à Tchernobyl, il y eut la redécouverte de l’empire maya… Au XIXe siècle, intrigués par les récits des conquistadors, John Llyod Stephens, explorateur américain, et Frederick Catherwood, architecte anglais, partent en quête des vestiges mayas afin de rédiger une étude scientifique qui fera date. Tandis que la beauté de ces temples, protégés par une végétation luxuriante, subjugue le public, la communauté scientifique s’interroge: comment expliquer l’effondrement d’une civilisation si avancée sur le plan politique et culturel?
C’est la question que s’est posée Jared Diamond, géographe et biologiste de formation, dans son ouvrage Effondrement: comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie?. En étudiant de près la société et le territoire mayas, il a relevé plusieurs facteurs convergents. D’abord, du point de vue géographique, la terre des Mayas était sèche et les précipitations rares. En pratiquant la déforestation massive, ces Amérindiens ont aggravé les sécheresses, rendant l’agriculture plus difficile et réduisant les récoltes. La culture du maïs, base de l’alimentation maya, a notamment souffert et, suite à un manque chronique de protéines animales, la malnutrition s’est répandue au sein d’une population en pleine croissance. Plus étonnant, l’absence d’animaux de traits, en rendant compliqué le ravitaillement des soldats en temps de guerre, explique la brièveté des campagnes militaires. L’empire maya restera ainsi divisé en une multitude de principautés rivales. Sans unité politique, la région n’a pu être pacifiée et les conflits à répétition ont aggravé et précipité l’effondrement de cette civilisation millénaire.
Un concours de circonstances
À travers son étude, Jared Diamond dresse des liens de causalité entre plusieurs facteurs: le climatique, l’agricole, le militaire et le politique. Il en conclut que l’effondrement d’une civilisation ne peut être que plurifactoriel. Mais que nous enseignent les disparitions des Mayas, des habitants de l’île de Pâques ou des Vikings? Diamond se le demande:
«Notre propre société prospère est-elle menacée du même sort ultime, de sorte qu'un jour des touristes médusés admireront les débris rouillés des gratte-ciels new-yorkais comme aujourd'hui nous contemplons les ruines des cités mayas englouties par la jungle?»
S’il croit peu au risque de guerre nucléaire ou à la pandémie, le chercheur américain redoute l’épuisement des ressources. Si la déforestation reste «le facteur majeur dans tous les effondrements», l’ère moderne fait peser de nouveaux risques: pollution chimique, changement dans l’atmosphère, menaces sur la photosynthèse… Pour illustrer son propos, Diamond prend l’image d’une carlingue d’avion à qui l’on retirerait au hasard quelques rivets par-ci, par-là. Pas de bouleversement spectaculaire donc, mais une réaction en chaîne qui pourrait à terme s’avérer fatale…
Des raisons d’espérer
Aujourd’hui, l’une des différences de taille avec la société maya est ce qu’il nomme «l’interconnexion du monde». Une perméabilité qui, en se jouant des frontières, multiplie et aggrave de nombreuses menaces, comme la propagation d’espèces envahissantes, à l’instar de l’introduction du frelon asiatique en France. Mais cette interconnexion pourrait aussi constituer une voie de sortie. La résolution des dangers climatiques ne pourra ainsi passer que par une volonté politique globale, partagée par tous les pays. S’il ne fait pas mention des survivalistes dans son livre, Diamond déplore toutefois le creusement des inégalités sociales et la propension des plus riches à vivre reclus: «Si les chefs norvégiens eurent la même attitude, ils n’eurent, in fine, que le grand privilège d'être les derniers à mourir de faim.»
Alors, dans un contexte de dégradation environnementale si menaçant, nous reste-t-il des raisons d’espérer? L’indispensable transition écologique, il est vrai, n’a jamais été autant médiatisée. Mais rares sont encore ceux osant la mettre en parallèle avec un possible effondrement civilisationnel. C’est pourtant le cas d’Elon Musk, fondateur de Tesla et de SpaceX, qui en novembre dernier confiait ses craintes face au problème énergétique que connaît l’Australie, où les coupures d’électricité sont devenues monnaie courante: «Il est temps de choisir entre l'effondrement d'une civilisation entière et l'alternative renouvelable».
Joignant l’acte à la parole, il a depuis fourni à l’Australie la plus grande batterie jamais construite, pouvant alimenter jusqu’à 30.000 logements.