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«Tout le monde sait que les Turcs ne repartent pas facilement d'où ils sont entrés»

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Après l'offensive turque sur la région kurde d'Afrin, au nord-ouest de la Syrie, entretien exclusif avec le journaliste turc Fehim Taştekin, menacé et en exil. Qui est avec qui, et qui est contre qui, quand il s'agit des Kurdes en Syrie?  

Un père réconforte son fils blessé lors de l'offensive militaire turque sur la région kurde d'Afrin, au nord-ouest de la Syrie. | Ahmad Shafie Bilal/ AFP

«Lutter contre un potentiel terroriste à la frontière turque», d'accord, mais si cette opération «s'avérait prendre un autre tour» et que «c'était une opération d'invasion», cela «poserait un problème réel à la France», a confié le président Macron au Figaro le 30 janvier, dix jours après qu'Ankara a lancé une offensive militaire sur la région kurde d'Afrin, au nord-ouest de la Syrie.

Comment cette offensive turque est-elle vue d’Ankara et de Damas, mais aussi de Moscou, de Téhéran et de Washington?

Entretien avec le journaliste turc Fehim Taştekin, l’un des bons connaisseurs du terrain. Menacé de mort par des groupes djihadistes en Turquie et en Syrie, il est également sous le coup de plusieurs procédures judiciaires en Turquie pour ses articles sur la crise syrienne ainsi qu'à propos du président Erdoğan qu’il a suivi de près et de l’intérieur de la mouvance islamique dès les années 1990. Fehim Taştekin vit désormais en exil, où nous l’avons rencontré.

Depuis le 20 janvier, l’armée turque conduit une vaste offensive militaire aérienne et terrestre au nord-ouest de la Syrie sur Afrin, l’une des trois régions autonomes kurdes du Rojava. Pourquoi?

Cette offensive est liée à la question kurde mais également au projet obsessionnel du gouvernement turc pour la Syrie. Erdoğan a commis beaucoup d’erreurs depuis 2011, à cause desquelles de nombreux groupes djihadistes ont émergé dans notre région et s’y sont implantés. Il n’est parvenu ni à faire tomber Assad, ni à installer les Frères musulmans en Syrie. Alors, pour rester dans le jeu, il a décidé d’entrer en Syrie avec pour motivation première d’empêcher la formation d’une autonomie dirigée par les Kurdes: le Rojava, au nord de la Syrie et dont Afrin constitue le canton le plus à l’ouest.

Déjà en 2016, lors de l’opération «bouclier de l’Euphrate» à Jarablus au nord de la Syrie, l’armée turque avait stoppé la progression des Unités de protection du peuple [YPG, kurde], l’aile militaire du Parti de l’union démocratique [PYD, le frère syrien du PKK] alors qu’elles cherchaient à relier le canton de Kobane à celui d’Afrin. Ce succès a permis à Erdoğan de marquer un point sur l’échiquier syrien. La Russie, l’Iran, les États-Unis ont alors compris qu’ils devaient tenir compte de la Turquie.

Positions au 22 janvier 2018 | SIMON MALFATTO, GILLIAN HANDYSIDE, PAZ PIZARRO / AFP

En lançant le mois dernier l’opération «Rameau d’olivier», le président turc poursuit la logique déjà esquissée en 2016: consolider son influence sur le processus de négociation dans la Syrie post-Daesh. Et essayer de casser l’alliance entre les États-Unis et leurs alliés, les YPG.

Si les Turcs obtiennent un résultat à Afrin, la phase suivante sera Manbij où des unités spéciales américaines et occidentales sont postées et qui aurait été au centre des discussions entre Rex Tillerson, le chef de la diplomatie américaine, et Tayyip Erdogan, le président turc, qui se sont tenues jeudi 15 février à Ankara.

Par le passé, Afrin était «un peu à part». La région ne semblait pas avoir envoyé de militants se battre à la frontière turque et paraissait avoir évité la confrontation avec la Turquie. Et c’est pourtant Afrin que vise cette opération terrestre et aérienne des Turcs…

Afrin est une région kurde, habitée majoritairement par des Kurdes depuis au moins mille ans. Après 1980, alors qu’Abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK, parti frère du PYD, interdit en Turquie] vivait à Damas sous protection syrienne, celui-ci s’est rendu à Kobane, à Alep en particulier dans le quartier de Sheikh Maksud, et à Afrin où il a fait un travail de fond sur les Kurdes, qui sont pour la plupart devenus «ocalanistes». Attention: être «ocalaniste» ne signifie pas automatiquement être un membre du PKK. Mais les Kurdes d’Afrin ont adhéré à certaines idées d’Öcalan.

Portrait d'Abdullah Öcalan, leader du PKK, brandi par une jeune Kurde. Delil Souleiman / AFP

En coopération avec des membres de la famille Assad et du régime, Öcalan a créé de nombreuses coopératives à Afrin, dans un cadre collectiviste. Par exemple pour cultiver les olives, en faire de l’huile ou du savon, et organiser le transport de ces produits dans toute la Syrie. Ces coopératives ont permis aux communautés locales [Kurdes, Circassiens, Arabes et Yézidies] de travailler ensemble et de vendre aux villes et villages alentours. Cette région d’Afrin était devenue une sorte de laboratoire appliqué des idées d’Öcalan. Il y a donc de facto une autonomie d’Afrin et c’est aussi cela qui est ciblé par la Turquie.

Afrin est une base solide du mouvement ocalaniste et du Parti de l'Union démocratique [parti kurde syrien, PYD]. Ce qui veut dire que la Turquie va y faire face à une résistance féroce. Les Turcs disent: «Nous ne nous battons pas contre les Kurdes mais contre une organisation terroriste». Mais ce n’est pas le «problème d’une organisation» qui se pose ici. La population est largement en faveur du PYD. Et les gens, même s’ils ne soutiennent pas le PYD, prennent les armes pour protéger leur terre et leurs maisons. C’est pourquoi on ne peut comparer le PYD et l’organisation État islamique. Les djihadistes de l’EI sont pour la plupart des étrangers, les Kurdes eux sont locaux: c’est très différent. Depuis le 20 janvier, l’armée turque a déjà perdu trente-sept soldats et 194 combattants de l’«Armée syrienne libre» [ASL] selon certaines sources. Les choses ne vont donc pas aussi bien qu’Erdoğan l’avait annoncé.

Sur le terrain, des forces regroupées dans ce qu’il reste de l’armée syrienne libre [ASL] se battent aux côtés de l’armée turque. Un journal britannique rapportait que certains de ces combattants seraient d’anciens membres de l’organisation État islamique... La Turquie aurait-elle des supplétifs djihadistes?

De nombreux groupes participent à ces opérations dont certains comprennent des anciens membres d’Al-Quaïda, des djihadistes salafis, une variété d’islamistes dont des Frères musulmans, des mercenaires et quelques volontaires. Ce qui les unit, ce sont des idéologies et des attitudes défavorables aux Kurdes.

Et puis le pouvoir islamo-nationaliste d’Erdoğan a créé sa propre milice turque: une société de sécurité privée, appelée Sadat. Elle forme, équipe et conseille les combattants syriens qui se battent pour le compte du gouvernement turc.

Constituée d’anciens militaires turcs, Sadat a pris de l’importance durant la crise syrienne. Les armes comme le budget qui lui sont dévolus sont top secret. Nous ne savons pas comment Sadat est financée.

On a vu le mois dernier l’ancien brigadier général et propriétaire de Sadat, Adnan Tanriverdi, assis à coté des généraux durant le Conseil national de sécurité consacré à l’Opération d’Afrin. Il participait à cette réunion alors qu’il n’a pas de statut officiel. Une image frappante et inhabituelle qui pose de sacrés problèmes quant à l’orientation donnée à la sécurité nationale et à la tradition étatique de la Turquie.

Vous avez évoqué les liens étroits qu’ont entretenus les Kurdes du PKK avec le régime des Assad. Dans quelle mesure ces liens perdurent-ils?

Lors des élections parlementaires syriennes de 1990, le PKK a envoyé six députés au Parlement syrien sous l’étiquette «d’indépendants». Tous venaient d’Afrin. Certains de ces députés étaient membres du PKK, d’autres, les «patriotes» [Yurtsever], ne l’étaient pas mais admiraient et soutenaient le PKK. D’ailleurs les Kurdes d’Afrin étaient essentiellement des «patriotes», pro-PKK mais assez proches de Damas. De peur de perdre le contrôle, aux élections suivantes de 1994, Damas a rétabli l’ancien mode de scrutin qui ne faisait pas de place aux candidats indépendants. Il n’y a plus eu de députés PKK ou proches du PKK.

C’était surtout dans la région de Djézireh que les relations entre les Kurdes et le régime syrien étaient tendues. Avec le projet de ceinture arabe [1962], les terres des Kurdes leur ont été confisquées et 120.000 Kurdes se sont vus ôter leurs droits civils à la suite du recensement de 1961. À cause de cela 350.000 Kurdes n’avaient ni carte d’identité ni passeport jusqu’à ce que la loi soit modifiée grâce au soulèvement de 2011.

Sinon, le régime syrien tolérait les Kurdes du PKK tant qu’ils se battaient pour le «Bakur», le Kurdistan du nord [autrement dit la partie turque du Kurdistan] car Damas pouvait utiliser le PKK contre la Turquie.

C’est après la signature de l’accord d’Adana entre la Syrie et la Turquie en 1998 et l’expulsion d’Öcalan par Damas [il sera arrêté par les services turcs et israéliens à Nairobi début 1999, jugé et détenu sur l’île d’Imrali en Turquie] que les choses changent.

En Syrie, le Parti de l’Union démocratique [PYD, kurde] émerge en 2003. Il se présente comme un parti syrien se battant pour la démocratisation en Syrie. Quoique le PYD collabore avec certains partis syriens de gauche, le mouvement prend pour fondement les livres d’Öcalan: instauration d’associations multiples, cadre communautaire, plus de responsabilités pour les femmes… Résultat: le régime d’Assad adopte une attitude beaucoup moins tolérante puisque c’est une contestation interne à la Syrie.

Assez rapidement au début du soulèvement de 2011, le gouvernement syrien s'est retiré d'une partie du nord du pays ou bien en a donné le contrôle aux Kurdes du PYD. Il y avait plusieurs raisons à cela. D’abord parce que le PYD est une structure organisée et connue, donc vous pouvez anticiper, parler et traiter avec lui. Ensuite, parce que c’était une manière de tenir les Kurdes à l'écart du soulèvement armé: le régime de Damas voulait concentrer ses pouvoirs sur des centres [hubs] stratégiquement importants et éviter l'effondrement du système. Enfin, dernier motif, c'était pour envoyer un message à la Turquie selon lequel «si vous soutenez les groupes islamiques contre moi, vous devrez faire face à la réalité kurde le long de votre frontière».

Dans un premier temps, jusqu’à début 2015 environ, tout n’allait finalement pas si mal entre Ankara et le Parti de l’Union démocratique [PYD] dont le co-président, Salih Muslim, s’est d’ailleurs rendu plusieurs fois en Turquie…

Oui, Salih Muslim a été invité plusieurs fois à Istanbul et à Ankara. Les deux côtés se sont testés mutuellement. Plus incroyable: un couple de responsables militaires des YPG est venu à Ankara pour rencontrer des généraux turcs! Et ils ont préparé ensemble les détails d’une opération visant en 2015 à déplacer en Syrie la tombe ottomane de Suleyman Shah pour l’installer plus près de la frontière turque. C'était exceptionnel et passionnant. Et on pouvait espérer que ces bonnes relations avec les Kurdes de Syrie auraient un impact positif sur le processus de paix entre Ankara et les Kurdes de Turquie.

Mais voilà que finalement Ankara décide de qualifier le PYD d’«organisation terroriste» et offre la somme de quatre millions de livres turques [plus de 850.000 euros] pour l'arrestation de Salih Muslim.

Pour comprendre ce changement d’attitude, il faut savoir qu’en Turquie, lors de leurs négociations avec Öcalan, les autorités turques avaient fait du Rojava [nom donné à l’entité kurde autonome au nord de la Syrie] une précondition au processus de paix [il y eut plusieurs négociations à partir de 2009, celles évoquées ici ayant commencé en 2013]. Via Öcalan, Ankara demandait trois choses aux Kurdes syriens: qu’ils mettent fin à l’autonomie de facto du Rojava, qu’ils coopèrent avec l’Armée syrienne libre et qu’ils combattent le régime d’Assad. Mais Öcalan a rejeté ces demandes faisant également du Rojava sa «ligne rouge».

À l’automne 2014, lors de l’offensive de l’organisation État islamique sur Kobane, l'attitude d'Erdoğan consistant à répéter de façon irritante que Kobane était sur le point de tomber dans les mains de Daesh, le fait qu'il ne bloque pas les chemins de contrebande qu’utilisaient les militants de Daesh, et ferme les yeux sur le transfert frontalier, légal ou illégal, de militants ou d’équipement destinés à fabriquer des explosifs: tout cela a provoqué un embrasement de colère et de violence dans les régions kurdes en Turquie et des dizaines de personnes ont perdu la vie.

Puis le Parti démocratique des peuples [HDP, parti turco-kurde pro-autonomie kurde] a déclaré qu’il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il cautionne les rêves présidentiels d’Erdoğan. Alors à l’été 2015, ce dernier a lancé la guerre contre les Kurdes: en Turquie et en Syrie.

En Turquie, les dirigeants kurdes du HDP n'ont-ils pas eu leur part de responsabilité dans ces affrontements, sans parler de celle de la direction du Parti des travailleurs du Kurdistan à Qandil en Irak? Est-ce selon vous le PKK qui est, comme cela est parfois écrit, à l’origine de ce soulèvement?

Bien sûr, le mouvement kurde a fait des erreurs et a fourni d’excellents prétextes à Erdoğan. Dans plusieurs endroits comme à Diyarbakir [la «capitale» du «Kurdistan turc»] [1], de jeunes Kurdes ont creusé des tranchées en pleine ville, et ils ont bloqué les rues. Certains maires du HDP ont déclaré l’autonomie démocratique.

Mais il n’y a pas eu de soulèvement populaire. Pour l’essentiel, quelques jeunes gens ont donné un prétexte à Erdoğan qui cherchait à lancer une opération impitoyable sur le mouvement kurde, ses municipalités et ONG. Des députés du HDP n’étaient même pas du tout contents de ce que faisaient ces jeunes dans les rues: il arrivait que ces derniers les arrêtent pour contrôler leur identité!

Puis le 22 juillet 2015, deux policiers ont été tués, chez eux. Ce que le PKK a revendiqué en réponse au massacre commis par l’organisation État islamique à Suruç deux jours plutôt [plus de 30 morts], avant de revenir sur sa revendication.

Tout cela a fourni à Erdoğan le prétexte qu'il cherchait pour lancer l’assaut sur les villes kurdes. Certains quartiers ont été rasés en partie ou en totalité, des centaines de milliers de personnes ont été déplacées. L'objectif était de complètement paralyser et détruire le Parti démocratique des peuples [qui avait remporté 80 sièges aux législatives de juin 2015 contre 59 cinq mois plus tard]. Des milliers de fonctionnaires et de bénévoles du HDP ont été arrêtés. Erdoğan a agi avec une brutalité terrible.

Le mouvement kurde ne se rendait pas compte de la dureté avec laquelle le gouvernement turc allait réagir. Öcalan aurait pu dissuader les jeunes d’occuper les rues comme il l’avait fait en 2013. Mais en 2015, l’État a tenu Öcalan complètement isolé. Il n’a pas fait appel à lui. Or si Öcalan avait pu donner un ordre, peut-être que les événements de 2015 n’auraient pas eu lieu. Les dirigeants du PKK aussi auraient pu intervenir mais ils ne l'ont pas fait. «Les jeunes agissent sur leurs initiatives», disaient-ils. Ils pensaient probablement que «si nous détournons l'attention de la Turquie vers le nord [vers le Kurdistan du nord, nom donné aux régions kurdes de Turquie], la Turquie laissera le Rojava tranquille». C'était une erreur.

En 2016, les faucons de la liberté du Kurdistan [TAK], une branche du PKK selon l’État turc, ont mené des attentats à Istanbul, Ankara, Izmir et Bursa pour venger massacres et destructions de villes commis par les forces de sécurité turques dans le sud-est du pays depuis juillet 2015.

Aux yeux des autorités turques, le PYD en Syrie et le PKK interdit en Turquie, c’est du pareil au même. Deux «organisations terroristes»


Le PYD en Syrie suit les idées d'Öcalan. Il est Apoïst [du surnom «Apo» d’Öcalan]. Quoique la majorité des jeunes qui se battent au sein des YPG ne viennent pas des rangs du PKK ou n'aient pas participé aux camps du PKK, la tête pensante des YPG, ses principaux commandants et le noyau dur de ses jeunes, sont liés au PKK.

Mais on ne peut pas dire que le PYD équivaut au PKK. Il y a de nombreux membres du PYD qui n'ont pas de lien structurels avec le PKK.

C’est plutôt en Turquie au Parti démocratique des peuples [HDP, 59 députés] qu’au PKK que l’on peut comparer le PYD. Le HDP a également été fondé sur la base des idées d’Öcalan. Mais le HDP est moins monolithique que le PYD. Car il rassemble autour d’une formation principale kurde, le parti démocratique des régions [DBP], une trentaine de mouvements et d’associations pas nécessairement kurdes, mais de gauche, socialistes, révolutionnaires et écologistes tandis que le PYD qui a aussi quelques partenaires, a été accusé d’imposer «un régime de parti unique».

La stratégie est cependant identique pour les deux partis qui pensent que la seule façon d’obtenir des droits pour les minorités est de démocratiser l’ensemble du pays. Ces deux partis, le HDP en Syrie et le PKK en Turquie, partagent donc une même perspective puisque le point de départ est le même: les idées d’Ocalan.

Le gouvernement turc veut tirer avantage du terrain pour détacher les États-Unis des Kurdes du PYD et dicter à la Russie ou au gouvernement syrien ce qu’il veut, c’est-à-dire que le projet autonome kurde «de facto», de fait, ne se transforme pas en autonomie «de jure», de droit. Mais quelles chances a-t-il d’y parvenir?

La Turquie peut déranger les calculs des autres jusqu'à un certain point, à la fin de la journée elle ne gagnera rien d’autre que plus d’hostilité entre Kurdes et Turcs ou entre la Turquie et les parties syriennes.

Car la politique menaçante et agressive de la Turquie mine profondément ses propres Kurdes que des liens très profonds unissent aux Kurdes en Syrie. Il y a une rupture psychologique dangereuse. Les Kurdes de Turquie sont aussi secoués par l’attaque d’Afrin en Syrie que si c’était à Diyarbakir en Turquie. Et le contraire serait tout aussi vrai.

Le gouvernement turc envisagerait de renvoyer dans la région d’Afrin plusieurs milliers des trois millions de réfugiés arabes syriens qu’il a accueillis sur son sol. Ce qui renverserait l’équilibre démographique au détriment des Kurdes. Un nettoyage ethnique qui serait perçu comme un «génocide» par les Kurdes de Turquie.

Le gouvernement turc ne pourra pas effacer l'inimitié qu'il a créée de ses propres mains. Alors qu’en soutenant une zone autonome kurde en Syrie, il pourrait sans doute plus facilement résoudre son problème kurde puisque les deux mouvements, le PKK et le PYD, sont liés entre eux.

À propos de «nettoyage ethnique», les Kurdes des YPG-PYD ont également expulsé des populations arabes et confisqué leurs terres…

Oui, ils ont été accusés de nettoyage ethnique durant l’Opération menée contre l’État islamique à Tel Abyad dans la province de Raqqa, au cours de laquelle plusieurs villages ont été détruits. Les YPG ont commis des erreurs en détruisant des maisons qui étaient utilisées comme abris par Daesh. Mais je ne dirais pas qu’il a eu là un nettoyage ethnique intentionnel…

Après que Daesh y a été vaincu, les Kurdes de Tel Abyad ont d'ailleurs instauré un conseil civil pour gouverner la ville avec des Arabes et des Turkmens.

Cela dit, Erdogan a exploité un rapport d’Amnesty International [2015] très critique sur les YPG-PYD qui était fondé sur des informations récoltées à la hâte…

Comment se positionnent la Russie et les États-Unis sur l’offensive militaire turque à Afrin, et sur la question kurde plus généralement?

La Russie espère que grâce à la pression turque, causée par cette opération militaire sur Afrin, les Unités de protection du peuple [YPG] vont se détourner des États-Unis et coopérer avec le régime syrien.

Et en échange d’Afrin, la Russie attend la coopération de la Turquie pour contrôler les groupes islamistes ou djihadistes qui sont à Idlib. Comme ce fut le cas à Alep. Mais ce que va faire Erdogan n’est pas clair. Pour l'instant, il a plutôt tendance à protéger les groupes d'Idlib qui sont dans le collimateur de la Russie.

Si Afrin tombe dans les mains de l'armée turque et de ses partenaires, cela ouvrira un couloir entre Idlib et le triangle Azez-Jarablus-Al Bab. Un "plus" pour les groupes militants qui se battent au nord de la Syrie contre le régime Assad. Ce qui ne devrait pas vraiment plaire à la Russie.

Afrin. Omar Haj Kadour / AFP

Cela dit Moscou, qui cherche à affaiblir l’Otan, n’est pas mécontent lorsqu’Erdogan évoque le projet d’étendre l’offensive vers l’est, à Manbij, et met les Américains [alliés aux Kurdes des YPG-PYD contre Daesh] au pied du mur en les poussant à choisir leur camp: «les Kurdes ou nous». Remarquons cependant que les États-Unis n’ont pas soutenu les Kurdes d’Afrin.

Les Turcs cherchent à forcer les États-Unis à coopérer avec eux à Manbij. Il semblerait qu’à Ankara, le jeudi 15 février, Tillerson et Erdogan ont discuté de l’éventualité que les YPG kurdes sortent de Manbij alors que les soldats turcs et américains prendraient le contrôle de la ville. En échange de Manbij, les États-Unis pourraient chercher à transformer l’est de l’Euphrate en une zone sécurisée pour qu'y soit instaurée une autonomie kurde. Mais c'est le contraire de la fin du Rojava, ce qu'Erdogan a promis à son peuple. Je ne sais pas comment il va pouvoir lui vendre cette histoire.

Les milices chiites iraniennes sont désormais bien implantées en Irak, en Syrie et au Liban….mais quelles sont les relations de Téhéran avec PYD-PKK?

Au début de la crise syrienne, l'Iran et la branche iranienne du PKK, le Parti pour une vie libre au Kurdistan [PJAK] ont conclu un cessez-le-feu. L’Iran sait ce que représentent les Kurdes en Syrie et il a besoin de les tenir éloignés du conflit syrien, de les «neutraliser» vis-à-vis de Damas qui est son partenaire principal au Moyen-Orient. Naturellement, le PKK a besoin de concentrer toutes ses forces sur le Rojava. Ce cessez-le feu est donc aussi utile pour le PJAK-PKK que pour l’Iran.

De plus, les Iraniens n’objectent pas à un projet d’autonomie kurde en Syrie pour autant que celui-ci ne dénature pas l’intégrité territoriale de la Syrie. Comme les Russes, les Iraniens attendent des Kurdes qu'ils coopèrent avec Damas et restent à l'écart des Américains. Si les Kurdes résistent, qu’ils restent partie prenante du projet américain dans la région, alors les milices qui se battent pour l’Iran en Syrie s’aligneront avec les forces syriennes contre les Kurdes.

L'Iran est profondément préoccupé par le fait que la Turquie acquiert plus de contrôle sur la Syrie en entrant à Afrin. Tout le monde sait que les Turcs ne repartent pas facilement d'où ils sont entrés. Comme Moscou, Téhéran ne peut accepter que la Turquie soutienne des groupes radicaux qui à Idlib lutteraient contre le régime syrien. Le 11 janvier 2018, plusieurs des groupes soutenus par la Turquie ont lancé une opération contre l'armée syrienne et le Hezbollah autour de la base d'Abu al-Duhur, par exemple.

Pour compliquer encore un peu plus les choses, alors que la Turquie, l'Iran et la Russie sont partenaires dans le processus d'Astana, sur le terrain il arrive que des groupes soutenus par les Iraniens coopèrent ou soutiennent les Kurdes. Car l'Iran veut persuader les Kurdes de ne pas se ranger du côté des États-Unis sinon, dit Téhéran, «nous laisserons les Turcs vous écraser». La Russie et l'Iran peuvent donner aux Kurdes un statut d'autonomie en Syrie à condition que les Kurdes oublient les États-Unis.

La ligne rouge de la Russie et de l’Iran, c’est la présence américaine aux côtés des Kurdes. Et les Kurdes ont franchi cette ligne à Raqqa, à Deir Zor et récemment lorsque les Américains ont voulu constituer une armée frontalière kurde. C’est cela qui a immédiatement conduit la Russie à autoriser la Turquie à intervenir sur Afrin pour tenter d’entraver les Américains.

Alors que de nombreux commentateurs invoquent la perspective de la prochaine élection présidentielle turque en novembre 2019 si elle n'est pas anticipée, pour expliquer le lancement de l’opération militaire sur Afrin par le président Erdoğan, vous semblez minimiser cette motivation…

Je n’exclus pas le facteur de politique interne. En vue de 2019, Erdoğan doit consolider sa base et s’assurer du vote des cercles nationalistes. Rien de mieux pour cela qu’une victoire sur les «terroristes» kurdes.

Mais réduire cette opération à des considérations de politique interne n’est pas pertinent. Erdoğan n’a pas abandonné son rêve syrien, son rêve néo-ottoman. Il ne se voit pas seulement comme le président de la Turquie mais comme le président du monde islamique, et il agit dans ce sens. Or ce rêve n’a de sens que si vous avez Damas avec vous. Sans Damas, vous ne pouvez rien faire dans le monde arabe.

Recep Tayyip Erdoğan. Adem Altan / AFP

Cela me rappelle la Conférence de l’opposition syrienne en exil qui s’est tenue à Istanbul en 2011 à laquelle j’étais invité à parler. Ahmet Ağırakça, un universitaire turc a pris la parole. «Inch Allah, après la libération de Damas, viendra le tour de Jérusalem et alors nous déclarerons le temps d’Erdoğan Premier», a-t-il lancé. Les participants n’ont pas pris garde à ce que cet universitaire déclarait. C’était ridicule, totalement disproportionné, personne dans le monde arabe n’attend un nouveau Sultan. Mais ces propos sont significatifs de l’existence de ce projet néo-ottoman. D’ailleurs, cet universitaire a obtenu le titre de doyen de l’Université d’Artukky à Mardin, en Turquie.

Vous avez dû quitter la Turquie pour ne pas être assassiné, ni arrêté et détenu comme le sont actuellement plus de 100 de vos collègues, selon Reporters sans frontières...

Malheureusement, la Turquie est devenue un pays dangereux pour de nombreux journalistes et écrivains. Je suis dans une situation difficile à cause de mes articles et de mes livres sur la crise syrienne. J'ai reçu des menaces de mort de la part de groupes djihadistes en Turquie et en Syrie. Outre ces menaces, un de mes livres, Rojava: le temps des Kurdes, a été présenté comme un élément à charge contre plusieurs accusés qui ont été arrêtés pour avoir participé à une manifestation en faveur de la paix en décembre 2016 à Diyarbakir ou parce qu’ils ont envoyé des messages sur les réseaux sociaux.

Lors d'une audience à Diyarbakır, un prévenu accusé de posséder mon livre s'est défendu ainsi: «Je suis accusé d’avoir ce livre mais il est légal, son auteur et son éditeur sont libres, vous pouvez l'acheter dans n'importe quelle librairie….», a-t-il dit.

Finalement, l'été dernier, un tribunal turc a interdit Rojava, le temps des Kurdes en qualifiant mon livre d’«organisation terroriste». Comment un système judiciaire peut-il assimiler un livre à une «organisation terroriste»?

Les deux partis d’opposition, le Parti républicain du peuple et le Parti démocratique des peuples, ont soumis des questions au Parlement à ce sujet. Et je suis sous le coup d’une autre enquête judiciaire à cause de mes articles, livres et messages sociaux concernant l’État et Erdoğan. Les messages de menaces contre moi ou contre ma famille ne cessent pas. Ce qui signifie que nous ne sommes plus en sécurité dans notre propre pays.

[1] À lire, Dialogue sous les remparts [édition Phébus, 2018], le beau texte de l'écrivaine turque Oya Baydar qui, sous forme de bribes de conversation avec une amie kurde, procède aussi à un examen de conscience sur le rôle des libéraux turcs de l'ouest du pays à l'égard de la minorité kurde de l'est.

Propos recueillis par Ariane Bonzon