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«Le processus de détention en Syrie est une forme de kidnapping, une punition pour les innocents»

Temps de lecture : 10 min

L'avocate et défenseuse des droits humains Noura Ghazi Safadi, dont le mari a été exécuté par le régime, est confrontée depuis son enfance au système carcéral syrien. Malgré les épreuves, son engagement en faveur des détenus et leurs familles demeure intact.

Noura Ghazi Safadi à Paris, fin janvier 2018 | Antoine Hasday
Noura Ghazi Safadi à Paris, fin janvier 2018 | Antoine Hasday

Dimanche 28 janvier, un bus à impériale rouge, entièrement recouvert de portraits photos, faisait étape place de la République, à Paris. Dans les cadres se trouvaient les visages d’hommes détenus ou exécutés par le régime syrien ainsi que ceux de «disparus», accompagnés d'un slogan, en arabe et en français: «Libérez-les».

Ce sont leurs épouses, leurs mères et leurs sœurs qui voyagent à bord de ce «bus de la liberté» pour réclamer leur libération, au nom du collectif des Familles syriennes pour la liberté.

Le collectif des Familles syriennes pour la liberté, le 28 janvier à Paris | Via The Families for Freedom

Nous rencontrons l’une d’elles dans leur hôtel du XIe arrondissement. Noura Ghazi Safadi, 37 ans, est avocate, défenseuse des droits humains et la veuve de Bassel Safadi, militant du logiciel libre incarcéré par le régime de Bachar al-Assad puis exécuté en octobre 2015. Dans le hall, les autres Syriennes multiplient les coups de téléphone. Jupe bordeaux et pull noir, Noura sourit souvent, mais son regard est marqué par les épreuves qu’elle a traversées.

Un père incarcéré et la promesse de devenir avocate

Noura Ghazi naît le 30 septembre 1981 à Damas, dans une famille sunnite qui compte aujourd’hui trois enfants. Sa mère, d’origine kurde syrienne et turque, est employée au ministère du pétrole. Son père, opposant politique membre du Parti démocratique social, travaille notamment comme journaliste.

Le pays est alors dirigé par Hafez al-Assad –le père de Bachar el-Assad– et le Parti Baas, qui règnent d’une main de fer sur le pays. Le père de Noura Ghazi, recherché par les services de sécurité, est contraint de s’exiler au Liban lorsqu’elle est âgée de cinq ans.

«Lorsque mon père était au Liban, je ne pouvais pas le voir souvent, notamment parce qu'il nous était difficile de passer la frontière. Au point que j’oubliais parfois son visage. Il y avait un célèbre chanteur libanais qui lui ressemblait, alors je m’imaginais que c’était mon père. Lorsqu’il a été incarcéré en Syrie, je lui rendais visite chaque semaine. Il a été libéré en 1995. Encore aujourd’hui, lorsque je vois son visage, je pense aux barreaux de prison», raconte-t-elle.

En 1992, il rentre en Syrie, où il est rapidement incarcéré. Lors de ses visites au parloir, Noura rencontre pour la première fois l’univers carcéral, sans savoir qu’il va la suivre toute sa vie. C’est à ce moment-là qu’elle se fait la promesse de devenir avocate. Elle qui a d’abord rêvé d’être vétérinaire puis actrice restera fidèle à cet engagement pris à l’âge de douze ans.

«Lorsque mon père se rendait au tribunal, j’avais l’habitude de le serrer dans mes bras. Mais une fois, la police militaire m’en a empêchée et m’a poussée. J’étais tellement en colère que je me suis disputée avec l’un des agents. Il m’a dit que je devrais avoir honte de mon père, alors j’ai insulté le président Hafez al-Assad en pleine rue. Et, comme une menace, je leur ai dit que plus tard, je serais une avocate spécialisée dans les droits humains, pour défendre tous les prisonniers politiques», se souvient Noura.

«J’ai une relation étrange avec les prisons, car j’ai grandi avec elles. La prison, c’est mon monde.»

Noura Ghazi Safadi

Son père est libéré en 1995, mais il est très marqué par la détention et elle peine à renouer avec lui. Après le lycée, elle entame des études de droit à l’université de Damas. Dès la fin de ses études, Noura se consacre à la défense des prisonniers politiques syriens, s’attirant les foudres du régime. Elle est menacée, visée par plusieurs mandats d’arrêts et interdite de voyage durant sept ans.

«Être avocate en droits humains en Syrie, c’est beaucoup de risques, constamment. J’ai défendu des prisonniers politiques, des femmes, des enfants. Après le début de la révolution, je me suis focalisée sur les centres de détention et la torture, la documentation des violations des droits humains. J’ai une relation étrange avec les prisons, car j’ai grandi avec elles. La prison, c’est mon monde», raconte-t-elle.

En mars 2011, la vague des révolutions arabes gagne la Syrie. Dans les grandes villes du pays, des manifestants pacifiques descendent dans la rue pour réclamer la fin de la dictature. Dans les villes rebelles, des conseils locaux, indépendants du régime et des groupes armés, se constituent pour fournir des services de base aux habitants.

Ni le basculement dans la guerre, ni la montée en puissance des groupes djihadistes dans la rébellion n’ont mis fin –pour le moment– à ce mouvement pacifique et pro-démocratie, que ses participants appellent «la révolution». La guerre en Syrie et la «révolution» coexistent depuis le début; la première n’a pas remplacé l’autre.

Jusqu’à aujourd’hui, dans le gouvernorat d’Idlib –qui subit actuellement une offensive particulièrement brutale des loyalistes–, des Syriens continuent à manifester, à la fois contre le régime syrien et contre les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham, le groupe armé le plus puissant dans la région.

En juillet dernier, des élections démocratiques ont même été organisées dans la ville de Saraqeb, pour la première fois depuis 1953. Dimanche 4 février 2018, la localité a été bombardée par le régime syrien, notamment à l’arme chimique.

Un amour scellé en prison

C’est lors d’une manifestation à Douma, le 1er avril 2011, que Noura Ghazi rencontre Bassel Safadi (aussi appelé Bassel Khartabil), un développeur informatique syro-palestinien né en 1981.

Militant du logiciel libre, partisan de la gratuité sur internet et de la libre circulation des idées, il créé le premier hacker space de Damas en 2009, Aiki Lab, avec la bienveillance des autorités. Malheureusement, étant populaire auprès des Syriens ainsi qu'à l’international et maîtrisant des compétences techniques rares dans le pays, il commence à être perçu comme une menace par un régime qui craint d'être renversé.

«Lorsque les manifestations ont commencé en Égypte et en Tunisie, nous avons été tellement inspirés. Nous avons voulu réaliser ce changement civil et démocratique en Syrie, mais c’était très difficile. Les manifestations avaient généralement lieu après la prière du vendredi. Le 1er avril 2011, j’étais à Douma dans la maison d’un de mes amis. C’est là que j’ai entendu la voix d’un homme qui parlait au téléphone avec des journalistes. Il a cité le nom de trois de mes amis, en disant qu’ils avaient été arrêtés. C’est là que j’ai vu Bassel [Safadi] pour la première fois», se rappelle Noura.

Bassel et Noura s’engagent ensemble dans la révolution syrienne. Ils créent des brochures, des vidéos et organisent des ateliers pour informer les Syriens sur leurs droits. Ils les encouragent également à filmer ou à photographier les violations des droits humains.

Au bout de deux mois, Bassel lui déclare sa flamme et ils décident de se fiancer. Mais deux semaines avant la date de leur mariage, le 15 mars 2012, il est arrêté par le régime. Sa révolution n’est pourtant ni islamiste, ni djihadiste, ni terroriste.

«Je rendais visite à Bassel trois fois par semaine, pendant deux ou trois heures. Comme je suis avocate et passionnée par mon travail, je rendais aussi visite à d’autres détenus. J’avais peu de temps “privé” pour lui.»

Noura Ghazi Safadi

Détenu pendant neuf mois à la prison militaire de Saidnaya, où il est torturé, il est ensuite transféré à la prison damascène d’Adra, où Noura peut à nouveau lui rendre visite. Ils s’échangent de très nombreuses lettres. Le 7 janvier 2013, ils se marient secrètement, dans la prison. Certains journalistes les surnomment «les époux de la révolution syrienne».

«Je rendais visite à Bassel trois fois par semaine, pendant deux ou trois heures. Comme je suis avocate et passionnée par mon travail, je rendais aussi visite à d’autres détenus. J’avais peu de temps “privé” pour lui. Les lettres, c’était pour avoir le sentiment de vivre ensemble. Dès que je me réveillais le matin, je lui écrivais sur les petits détails, les idées qui passent par la tête et nous avions des discussions sur absolument tout: la philosophie, les animaux, l’amour, le sexe et bien sûr la situation politique. Bassel était très cultivé, j’ai énormément appris de lui», raconte Noura.

Elle s’implique pleinement dans la campagne pour la libération de Bassel Safadi, #FreeBassel, et reçoit le soutien d’organisations comme Amnesty International, Human Rights Watch et l’Electronic Frontiers Foundation.

En octobre 2015, Bassel est transféré dans un lieu inconnu. Elle n’a plus aucune nouvelle de lui et des rumeurs de peine de mort lui parviennent rapidement. Ce n’est qu’en août 2017 que Noura apprend l’exécution de son mari, qui aurait eu lieu au moment de sa disparition. Leurs échanges sont immortalisés par un recueil de textes:

«Je lui écrivais aussi des poèmes. Ensemble, nous en avons choisi vingt-six pour faire un livre. Pendant un an, je les ai fait passer dans sa cellule pour qu’il les traduise. Lorsque Bassel a disparu, le livre était presque fini. Je l’ai terminé seule et je l’ai fait publier au Liban et en ligne. Je l’ai dédicacé à Beyrouth il y a trois semaines», précise Noura.

Un engagement sans faille pour les détenus

Noura Safadi s’associe en février 2017 avec d’autres femmes dont les proches ont été incarcérés ou exécutés: Fawda Mahmoud, 64 ans, membre du parti Action communiste, dont le mari et le fils sont portés disparus depuis leur arrestation en septembre 2012; Amina Khoulani, dont trois frères ont été faits prisonniers par le régime syrien; Bayan Shurbaji, dont les deux frères sont incarcérés; Asmaa al-Saqaa, dont le père a disparu en juillet 2011; Hala al-Ghawi, chirurgienne et sans nouvelles de son frère cadet depuis son incarcération; Farizah Jahjah, activiste et féministe, dont l’époux Nasser Bandak a été arrêté en 2012, et Ghana Abou Mesto, activiste dont le mari a disparu en 2012.

«Avec l’aide de l’organisation The Syria Campaign, j’ai rencontré ces autres femmes. Je les aime toutes beaucoup. Nous avons décidé d’agir durant les négociations intra-syriennes à Genève, en mai 2017. Nous voulions que ce ne soit pas qu’une campagne mais une mobilisation pérenne. Nous avons eu l’idée de ce bus rouge, à Londres puis à Paris. Je pense que c’est très important, car nous sommes les familles des victimes: personne ne peut nous reprocher de mentir. Nous sommes très déçues par l’opposition syrienne et les négociations: rien de sérieux n’en est sorti en ce qui concerne la question des détenus et des disparus», déplore-t-elle.

Lorsque que l’on évoque la Syrie, on pense plus facilement aux crimes de guerre commis par le régime syrien et ses alliés (Russie, Iran, milices chiites et progouvernementales) dans le cadre du conflit: les bombardements sur les civils couplés à des sièges et des déplacements forcés, les attaques chimiques, l’utilisation du viol comme arme de guerre

Des atrocités ont aussi été commises par les groupes armés d’opposition, notamment Daesh, et même par la coalition internationale, mais selon le Réseau Syrien pour les Droits de l’Homme, les forces loyalistes sont responsables d’environ 92% des morts de civils en Syrie.

«J’ai perdu la plupart de mes amis; certains ont été tués, notamment sous la torture, certains sont toujours portés disparus.»

Noura Ghazi Safadi

En parallèle, une violence plus discrète est à l’œuvre. Soucieux d’éliminer toute contestation, le régime syrien a incarcéré, torturé et souvent exécuté des milliers de personnes soupçonnées, à tort ou à raison, d’être des opposants. En 2016, selon Amnesty International, 17.000 civils étaient morts dans les prisons du régime depuis le début du soulèvement, exécutés, sous la torture ou en raison des mauvaises conditions de détention. Dans la seule prison militaire de Saidnaya, jusqu’à 13.000 personnes ont été pendues en l’espace de cinq ans.

Par ailleurs, selon le Réseau Syrien pour les Droits de l’Homme, 75.000 civils ont disparu, très majoritairement aux mains du régime. Qu’ils soient morts ou vivants, les autorités refusent d’informer leurs familles. C’est ce que l’on appelle des «disparitions forcées», qui sous cette forme généralisée et systématique sont considérées comme un crime contre l’humanité. Par ailleurs, 2.000 disparus seraient détenus par des groupes armés d’opposition.

Le collectif des Familles syriennes pour la liberté, le 28 janvier à Paris | Via The Families for Freedom

«Nous n’avons eu aucun retour de la part des gouvernements. Et personnellement, je ne tiens plus à les rencontrer. J’ai passé sept ans à plaider la cause des détenus syriens auprès des gouvernements européens et ils n’ont rien fait. J’ai perdu la plupart de mes amis; certains ont été tués, notamment sous la torture, certains sont toujours portés disparus. Les autres ont quitté la Syrie», déclare Noura.

Malgré les risques, elle est demeurée en Syrie jusqu’au bout. Il y a un mois, elle décide finalement de quitter Damas pour Beyrouth. Elle travaille actuellement auprès des réfugiés syriens, avec des associations libanaises. En septembre prochain, elle se rendra à Londres pour y commencer un master en droits humains. Et malgré la douleur que l’on peut y lire, la détermination demeure intacte dans ses yeux.

«Le processus de détention en Syrie est une forme de kidnapping, une punition pour les innocents. Ça n’arrive pas qu’aux activistes: la plupart des personnes détenues sont innocentes et l’on punit aussi les familles en leur cachant les informations sur l’état de leurs proches. Nous voulons trouver une solution juste à cette situation, en donnant la priorité aux enfants et aux femmes détenues. Nous devons faire de notre mieux pour abolir les cours exceptionnelles et les condamnations à mort en Syrie. Personne ne devrait perdre l’un de ses proches comme j’ai perdu mon mari», conclut-elle.

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