Égalités / Société

Comment l'industrie du tabac s'est servie du féminisme, et inversement

Temps de lecture : 7 min

À l'origine, la cigarette comme symbole de liberté et d'émancipation est un joli coup marketing. Il n'empêche: elle permet aussi aux femmes de marquer leur opposition au paternalisme.

Petite victoire contre le patriarcat | Pexels via Pixabay CC0 License by

Le 15 janvier dernier, une semaine après avoir signé la tribune qui prône la «liberté d’importuner», Catherine Deneuve s’affichait en une de Libération pour revenir sur la polémique qu’elle a participé à déclencher.

«Je suis une femme libre et je le demeurerai», affirmait-elle. Davantage que ses propos sur des sujets qui semblent lui échapper, une attitude a retenu mon attention: en quoi la cigarette qu’elle tient entre ses doigts et la fumée qu’elle laisse s’échapper de sa bouche sont-elles censées illustrer sa liberté?

Catherine Deneuve n’est pas la seule de son univers à fumer une cigarette avec la volonté de montrer qu’elle est une femme libre. Dans Slate, le mois dernier, Jean-Michel Frodon parlait de l’utilisation par les scénaristes et réalisateurs français du tabac comme «signe d’émancipation et d’accomplissement de soi».

J’ai pu avoir une nouvelle illustration de ce phénomène en allant voir Les Bienheureux au cinéma. Dès la première scène, c’est en l’observant souffler la fumée de sa cigarette qu’on fait la connaissance d’Amal, une femme présentée comme émancipée des mœurs de la société algérienne.

L'arme de la garçonne

Pour comprendre les origines du lien saugrenu entre liberté de la femme et cigarette, ma recherche m’a mené dans les années 1920. Dans Les Garçonnes: Modes et fantasmes des Années folles, Christine Bard parle d’une nouvelle image de la femme, qui rejette la vision traditionnelle et oscille entre l’idée d’une féminité renouvelée et celle d'une masculinisation.

Elle fascine, mais elle inquiète aussi: quand paraît La Garçonne (1921) de Victor Margueritte, avec un personnage principal féminin aux cheveux coupés au carré, qui s’habille en garçon, fume et enchaîne les conquêtes, l’émoi est tel qu’on retire à l’écrivain sa légion d’honneur.

Il y a bien des bourgeoises qui fument au début du XXe siècle, explique le professeur d'histoire contemporaine Didier Nourisson, mais cela ne concerne qu’une infime partie d’entre elles, celles qui appartiennent au monde de la nuit ou de l’art, qui éprouvent une soif de jouissance après les difficultés de la guerre.

«Dans leur ensemble, les femmes sont plutôt victimes d’un retour forcé au foyer et d’une brutale reprise en main masculine», affirme Didier Nourisson. Dans ce contexte, l’idée que la femme puisse adopter des comportements réservés aux hommes terrifie la société: un article du New York Times daté du 26 septembre 1904 raconte l’arrestation par un policier de deux femmes qui fumaient à l’intérieur d’une voiture.

Cigarette et suffragettes

Évidemment, ce tabou attriste l’industrie du tabac, qui voit lui échapper «une mine d’or dans son propre jardin», pour reprendre les termes de George Washington Hill, le président de l’American Tobacco Company. Dans l’optique d’acquérir cette clientèle que les mœurs de l’époque lui interdisent d’approcher, le géant de l’industrie du tabac emploie Edward Bernays, un publicitaire qui sera bien des années plus tard considéré comme le père de la propagande politique institutionnelle et de l'industrie des relations publiques.

Bernays voit dans les luttes féministes des suffragettes une arme pour briser le tabou autour du tabagisme féminin et orchestre l'un des plus grands coups de marketing. Dans la préface de Propaganda, Normand Baillargeon raconte son œuvre:

«La ville de New York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes, qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d'éclat. Dans les jours qui suivirent, l'événement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu'elles allumaient ainsi, c'était des “flambeaux de la liberté” (“torches of freedom”).»

Ce slogan leur avait vraisemblablement été soufflé par Bernays. La question de la liberté pour les femmes de fumer est posée dans le débat public et Bernays enchaîne les coups. Il crée notamment des collectifs médicaux de toutes pièces, qui font dire à des experts que la cigarette est excellente pour la santé des femmes parce qu’elle leur permet de maigrir.

Les années passent et la cigarette devient définitivement un geste d’émancipation et d’affirmation pour la femme, y compris en France. Le 19 août 1928, une journaliste de La Femme de France raconte:

«Dans la marche ascendante du féminisme, la cigarette marque un pas en avant. Dernièrement, à la sortie d'un lycée de Paris, j'ai vu deux adorables petites jeunes filles [....] allumer froidement, si j'ose dire, une cigarette. À la façon cavalière et un peu provocante dont elles fumaient, il m'a semblé qu'elles avaient le souci non pas de satisfaire un goût, mais d'accomplir un geste d'émancipation et d'affirmation, publiquement, dans les rues, de la conquête d'un privilège nouveau.»

Catherine Deneuve fume peut-être en une de Libération en proclamant sa liberté parce que des femmes, en France, n’avaient autrefois pas le privilège d’être les victimes consentantes de cette mauvaise habitude.

Le tabou coréen des femmes fumeuses

Aujourd'hui, femmes et hommes sont –du moins dans notre société–, sur un pied d’égalité devant l’aliénation que représente la cigarette. Et les campagnes publicitaires passées qui ciblaient particulièrement les femmes pour les inciter à fumer au nom du féminisme n’inspirent que des moqueries.

Reste que cette égalité face à la consommation de cigarettes n’est pas universelle. En Corée du Sud, alors que le tabagisme masculin est l'un des plus élevés au monde (42,6% de fumeurs parmi les hommes), les femmes ne sont que 2,8% à fumer des cigarettes –sans doute parce que 83,4 % des Sud-Coréens désapprouvent le tabagisme féminin, selon un sondage de Gallup Korea.

Dans un article de The Korea Times, une journaliste raconte le préjudice moral qu’elle subit lorsqu’elle veut allumer une cigarette dans l’espace public. Un de ses confrères raconte quant à lui avoir vu une femme se faire gifler par un inconnu, simplement pour avoir fumé dans la rue.

La journaliste de The Korean Times explique que ce préjudice serait dû aux valeurs confucianistes, très ancrées dans la société coréenne, qui placent les femmes au bas de la hiérarchie sociale. Pour l’anthropologue Paul Dredge, la cigarette est un bon moyen d’exprimer sa supériorité, parce que la fumée rejetée par le dominant affecte l’atmosphère au détriment des ses subordonnés.

Un raisonnement paternaliste

Peut-on dès lors envisager le droit de fumer dans l’espace public comme une conquête féministe? Est-ce une victoire contre le patriarcat que d’empoisonner l’atmosphère du dominant à coups de naphtalène, quitte à endommager sa propre santé? Je suis allé poser la question à des militantes féministes.

Pour Anaïs Bourdet, la créatrice de Paye ta Shnek, les femmes doivent être seules maîtresses de leurs corps. Selon elle, derrière l'interdiction par les mœurs se cache un raisonnement paternaliste, visant à expliquer aux femmes comment se comporter pour trouver un conjoint:

«Aussi loin que je me souvienne, on m’a toujours dit que c’était “moche” de fumer quand on est une femme. Adolescente déjà, dans mon village, découvrir qu’une fille fumait faisait scandale, alors qu’un garçon fumeur, c’était considéré comme un non-évènement. Du coup, nous nous cachions, alors que les garçons fumaient où ils voulaient. Mais je me rappelle avoir entendu le même type de discours sur le fait d’avoir les cheveux courts, de parler crûment, d’assumer sa sexualité, de draguer, de faire beaucoup de sport, de sortir, d’aller dans des bars, de s’habiller de telle ou telle façon, de s’énerver, et tellement d’autres sujets.

À mon sens, c’est toujours la même mécanique qui s’illustre: le paternalisme. On n’a de cesse de nous dire ce qui est supposément “bon” ou “mieux” pour nous, et ce par le biais d’injonctions à la pureté, à la perfection, la douceur, la sagesse, au conformisme, etc. On nous ramène aussi souvent à notre coté désirable ou non: ces injonctions sont souvent relatives à ce que les hommes attendraient d’un idéal féminin. Fumer est typiquement le genre d’action qui nous vaut des critiques de type “Tu ne trouveras jamais un mec si tu continues de fumer”. Outre le côté hétéronormatif, on nous fait bien comprendre que le but ultime dans la vie d’une femme est d’être “suffisamment parfaite” pour se trouver un conjoint. Non seulement nous ne sommes pas considérées comme capables de savoir ce qui est bon ou pas pour nous, mais nous ne sommes en plus pas complètes tant que nous sommes seules.»

Sarah Zouak, fondatrice de l’association Lallab, rejoint Anaïs Bourdet sur cette question: «Tout ce qui permet aux femmes d'agir comme elles le souhaitent et non comme la société attend qu'elles agissent est une conquête féministe.»

Sur son site internet, l'ex-députée socialiste de la Gironde Michèle Delaunay considère que c'est au contraire la lutte contre le tabagisme des femmes qui constitue un enjeu féministe: «Je souhaite que les femmes soient libres, indépendantes et qu’elles ne ruinent pas le gain de longévité qu’elles ont gagné par leur pugnacité et leur résistance à toutes les étapes de la vie.»

Rien de masculin, rien de féminin

En tant qu’homme, je me garderai bien de donner mon avis sur la légitimité de tel ou tel combat féministe. Si j’ai appris une chose sur le féminisme en lisant Fatima Mernissi ou en écoutant La Poudre, le podcast de Lauren Bastide, c’est que la lutte n’avance jamais aussi bien que quand les concernées se réapproprient la parole.

Je me contenterai de parler d’un dernier ouvrage que j’ai parcouru pour cette recherche: Quand fumer était un plaisir, de Cristina Peri Rossi (2006). La poétesse uruguayenne nous fait découvrir la cigarette sous un angle nouveau, celui des artistes en tous genres. On découvre une cigarette tantôt virile, tantôt sensuelle, emblème du patriarcat puis symbole du féminisme la page d’après: tout et son contraire.

N’importe quoi: la cigarette ne peut être tout cela en même temps, elle n’est rien de tout cela. Le tabac qu’elle contient n’a rien de masculin, rien de féminin non plus. Et c’est là peut-être notre plus grande bêtise: poussés par je ne sais quelle piètre volonté de sexuer tous genres de comportements, on a genré une plante. Et c’est dorénavant le tour des chips.

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