Peut-être le pire des chagrins. À lui préférer même la folie. Pour un père, la mort de son enfant. Mais vraiment le pire du pire: un enfant mort sans l’avoir vu mort, sans même être certain de sa mort, sans pouvoir l’être, si longtemps après. L’information se refuse toujours, obstinément, dans l’étirement des années qui passent, jusqu’à l’effacement promis aux mémoires. Bientôt.
Estelle Mouzin serait aujourd’hui une jeune femme de 24 ans, et bien sûr, c’est une idée qui ne peut pénétrer personne, à commencer par son père, Éric, lui-même devenu un homme d’âge mûr. Estelle, qu’une incroyable campagne d’«avis de recherche», placardés sur les arbres d’Île-de-France et dans les couloirs du métro parisien, a popularisée et fixée dans le petit visage d’une fillette de 9 ans, ne peut pas grandir. La femme de 24 ans est forcément une usurpatrice. Aucun fantôme n’arbore un âge que l’on n’a pas connu à son modèle.
Absence sans explication
Le 9 janvier 2003, Estelle Mouzin revenait de l’école, où elle était restée tard à l’étude, quand, soudain, elle avait disparu. Une camarade de classe venait de la quitter, à côté de la boulangerie. Une passante l’avait encore aperçue, s’éloignant en direction du domicile de ses parents, quelques centaines de mètres plus loin. Il était 18h15. La passante s’était fait la réflexion que tout était bien tranquille, dans la rue et le paysage du soir. Depuis, plus de nouvelles d’Estelle.
C’est à dire: plus aucune nouvelle, pour les quinze années suivantes. Rien! Aucune trace, pas même la plus tirée par les cheveux. Sur le chemin qui restait encore à faire à la petite fille, le 9 janvier 2003, aucun autre témoin. Aucun voisin, revenant de son travail juste à ce moment-là, ou sortant promener le chien. Aucune voiture suspecte, pas de camionnette démarrant trop vite. Aucune ombre anormale, dans l’obscurité hivernale.
De toute façon, personne n’aurait été là pour la voir. Pas de cri. Juste le silence retombé sur le bourg de Guermantes (Seine-et-Marne), où tout le monde pourtant devait avoir l’habitude d’observer les voisins et les étrangers au village. Un soir d’inertie du sort, ou de trop d’ironie, à l’heure de l’«access prime time», à la télévision. C’est comme ça, par escamotage, qu’Estelle Mouzin était entrée dans la catégorie des absences sans explication.
Pour les enquêteurs, le plus haut degré aussi d’une malchance qui n’allait jamais s’interrompre. Pendant des mois, ceux du Service régional de police judiciaire (SRPJ) de Versailles allaient tout retourner. Pour ne jamais rien découvrir. Ni signalement ni correspondance ADN. Aucune ramification possible avec les affaires connues de meurtres de pédophiles et de tueurs en série. Rien qui puisse être mis sur le dos des grands prédateurs –Marc Dutroux, Émile Louis, Francis Heaulme, Pierre Chanal– ou sur celui de Michel Fourniret, présenté comme «violeur, pédophile et tueur en série» et sur lequel, poussé par Éric Mouzin, ils allaient s’acharner.
Il y a quelques semaines encore, les avocats de la famille et de l’association Estelle avaient exigé de la justice que la disparition de la fillette soit rapprochée de l’emploi du temps de Nordahl Lelandais, un ancien militaire qui venait d’être suspecté de l’enlèvement de la petite Maëlys et du meurtre du caporal Noyer.
En janvier 2003, alors âgé de 19 ans, Nordahl Lelandais avait été affecté au camp militaire de Suippes (Marne), soit à 150 km de Guermantes, et la famille avait voulu voir dans cette distance-même «une correspondance» possible. Toutefois, l’armée avait indiqué qu’au moment des faits, le militaire était en manœuvre en Guyane avec son bataillon cynophile.
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Plainte contre l'État pour faute lourde
Était-ce cette dernière déception, après tellement d’autres? Ou simplement l’empilement des années, restées sans espoir d’une information, d’un récit du drame, aussi macabre soit-il?
Éric Mouzin a craqué, début janvier, deux jours avant la quinzième cérémonie de souvenir, que l’association organise chaque mois de janvier –une marche dans Guermantes, jusqu’au cerisier du Japon planté sur le chemin qu’empruntait Estelle pour se rendre à l’école, puis son assemblée générale.
L’occasion de ressortir les banderoles, de renfiler les t-shirts portant le visage de la petite fille; l'occasion une nouvelle fois, de demander silencieusement au ciel –ou au hasard–qu’Estelle soit enfin rendue au village, et pour ces bénévoles de s’engager un peu plus avant dans la lutte contre les disparitions d’enfants.
À Guermantes, la journée de janvier a remplacé les cérémonies au monument aux morts ou est venue s’y adjoindre. Le bourg était connu pour avoir donné son nom à certains personnages de Marcel Proust, dans sa Recherche du temps perdu. Il n’était pas prévu que ses 1.400 habitants bénéficient d’un enseignement forcé en criminologie.
En 2011, quand était paru son livre, Retrouver Estelle (Stock), Eric Mouzin avait écrit: «J’ai griffonné et dicté les souvenirs d’un ton monocorde, m’interdisant toujours la moindre émotion. Une larme, une seule, et ce serait l’effondrement. […] Pas le droit de flancher, de m’attendrir sur moi-même. Il y a tant à faire encore».
Éric Mouzin ne s’est pas attendri. Il a choisi la colère et, au début de cette année, le dépôt d’une plainte en justice contre l’État, pour faute lourde. Il s’est retourné contre l’instruction et les policiers, qu’il suit ou précède, houspille toujours, depuis le mois de janvier 2003.
Conférence de presse d'Éric Mouzin, le 9 janvier 2018 | Patrick Kovarik / AFP
Pour se tenir à distance des larmes –ou de la folie–, ce professionnel des expertises auprès des compagnies d’assurance s’en prend en quelque sorte à leur œuvre commune, tant il est devenu, de manière obsessionnelle mais aussi raisonnée, le dernier spécialiste en activité de «l’affaire Estelle Mouzin».
Il doit déplorer sa propre impuissance à tenir encore tous les bouts d’une enquête devenue gigantesque, alors il en veut aux policiers et aux sept juges d’instruction qui se sont succédé sur l’affaire.
«Aujourd’hui, affirme-t-il, il n’y a ni schéma d’organisation de l’enquête ni méthode, ni chronologie ni liste de suspects, ni action engagée ni échéancier.» On lui a refusé la production d’une synthèse. Qui serait en mesure de la faire? Le dossier contient plus 10.000 procès verbaux. Les policiers du SRPJ de Versailles défendent leur travail en expliquant que jamais, en France, n’a été conduite une enquête criminelle d’une telle ampleur, sur un temps aussi long. Sans la récompense du moindre résultat.
Efforts policiers
Recevant les parents d’Estelle au ministère de l’Intérieur, le 11 mars 2003, Nicolas Sarkozy avait annoncé la constitution d’un groupe dédié d’enquêteurs. Huit policiers ont été détachés des années durant. Une enquêtrice a longtemps maîtrisé l’ensemble du dossier. Puis le temps a fait son usage, entre mutations, promotions et départs en retraite. Que faire encore qui n’ait pas été fait, se demandent les policiers? Quelles vérifications? Dès qu’un crime de pédophile est signalé, dès qu’un nouveau tueur en série apparaît, le SRPJ revient agiter la mémoire d’Estelle. En pure perte jusqu’ici.
Les premiers policiers qui étaient intervenus, le 9 janvier 2003, quand Suzanne Mouzin s’était inquiétée de l’absence de sa fille Estelle, avaient d’abord voulu croire à une fugue. Mais fugue-t-on à 9 ans, à pied, en janvier, à partir d’un bourg de Seine-et-Marne, même quand on sait ses parents en instance de divorce? Saisi par le parquet de Meaux, les hommes du SRPJ de Versailles avaient rapidement admis que la petite fille avait été enlevée. Ils avaient voulu la croire encore en vie, aussi avaient-ils organisé une opération jamais vue dans ce type d’affaires.
Comme chaque heure comptait, Guermantes avait été bouclée et 350 domiciles avaient été perquisitionnés, pendant la même matinée. Sur les routes, tout autour, les automobilistes avaient été interrogés. Les policiers avaient analysé des milliers de réponses à un questionnaire d’emplois du temps, à l’heure de la disparition de la fillette. Des dizaines d’individus connus pour avoir commis des agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans avaient été interrogés, dans tout le pays.
L’enquête s’était aussi orientée vers l’hypothèse d’un meurtre commis sur place, et c’est le corps d’Estelle qui avait alors été cherché. Les bois avaient été fouillés, les étangs sondés, les poubelles rassemblées à l’usine d’incinération explorées, dans l’espoir d’y découvrir un cartable ou des vêtements d’enfants. Guermantes avait été bouclée à nouveau. Les interrogatoires avaient recommencé. En vain. Pas de corps, ni indice, ni correspondance ADN, pas de témoignage, même indirect.
2003 avait aussi été l’année de l’arrestation, en Belgique, de Michel Fourniret, de sa compagne et complice Monique Olivier, et de l’exploration d’une destinée meurtrière qui allait devenir un puits à phantasmes criminels pour des dizaines de dossiers ouverts. Il avait tellement tué qu’il pouvait avoir tué encore, voulaient croire certains policiers. Michel Fourniret allait être condamné en 2006 pour les assassinats de cinq femmes et jeunes filles, entre la Belgique et la France, et d’autres enquêtes allaient se poursuivre.
L’équipe du SRPJ de Versailles allait bien sûr tenter sa chance. Mais la fillette était trop jeune pour ce prédateur-là. Plus de 2.000 poils et cheveux allaient être analysés en laboratoire. L’ADN d’Estelle n’était pas du nombre. Pour le soir de la disparition, Michel Fourniret avait un alibi. Il aurait téléphoné à son fils depuis un poste fixe. Dans l’enquête de Guermantes, il avait surtout tenu le rôle du manipulateur –sa complice et lui, depuis leur prison respective, se délectant de jouer avec les nerfs de la famille et des enquêteurs.
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Rumeurs et impasses
Un dossier vaste comme un monde. Qui les contient tous, plus exemplaire encore que la plupart des affaires de disparitions d’enfants. Même son lot de rumeurs malveillantes, comme celles qui avaient désigné le propre père d’Estelle, parce qu’Éric Mouzin aurait pu ressembler au portrait-robot, dessiné sur les indications d’une autre petite fille du département, qui s’était plaint d’avoir été importunée par un homme. Le couple Mouzin vivait déjà séparé, Éric habitant Le Vésinet avec son fils, et s’y trouvant à l’heure des faits présumés. «Je ne suis pas celui qui a enlevé Estelle», s’était-il cependant cru obligé de rappeler dans son livre.
Marche en mémoire d'Estelle Mouzin, le 13 janvier 2018 à Guermantes (Seine-et-Marne) | Thomas Samson / AFP
Son lot d’impasses, d’absurdités, même, comme cet emballement médiatique en 2008 après le témoignage indirect d’ouvriers étrangers, qui pensaient avoir aperçu un cadavre dans la dalle de béton qu’ils étaient en train de couler sur le sol d’un restaurant chinois de Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne). La dalle avait été cassée… pour retrouver des ossements de chien et de moutons, et il avait fallu indemniser le restaurateur.
Les policiers de Versailles avaient été en butte à des limites spatiales, comme lorsqu’ils avaient songé à faire fouiller les carrières souterraines autour de Guermantes. Impossible: on en comptait près d’une centaine. Maintenant, la limite était temporelle, l’addition des années éloignant la vérité. Sans trop y croire, les policiers espèrent des aveux tardifs, un jour. Une trace ADN dans une voiture. La remontée du corps, pendant un chantier forestier… L’affaire Estelle Mouzin, peut-être le crime parfait. L’incroyable coup de chance. La prime à l’assassin. Tant pis pour les justes et l’innocente.
Un père s’y refuse, évidemment, qui dit ne pas supporter l’idée d’un «cold case» pour l’avenir du dossier. Il y a tant à faire encore, va-t-il répétant. Éric Mouzin voudrait que soit constitué un pôle de magistrats instructeurs, spécialisés dans les enlèvements d’enfants. Que les familles, victimes de tels crimes, en attente comme lui d’informations sur le sort de l’un d’eux, conduisent avec lui des démarches auprès du ministère de la Justice. «Retrouver Estelle», quinze ans plus tard, le même objectif, comme une plainte maîtrisée.