Nous sommes un mercredi, fin septembre 2017. Le notaire athénien Nikos Papatheou est en train de terminer la paperasse du matin. Les douze coups de midi sonnent; soudain, on enfonce la porte de son étude. Papatheou venait de rentrer de la Cour de cassation, située à quelques pâtés de maison; il s’y rend chaque semaine pour superviser les saisies d’appartements appartenant à des Grecs qui ne sont plus en mesure de payer leurs taxes d’habitation.
«On m’a suivi, c’est certain», affirmera-t-il plus tard.
Six hommes vêtus de simples cagoules noires se ruent dans l’étude. Ils portent des gants blancs chirurgicaux. Certains d’entre eux ont aussi une casquette sur la tête. Ils poussent des cris: «Eh! Eh! Eh!». Deux des intrus se mettent à quatre pattes et commencent à débrancher les ordinateurs. Un autre attrape une pile de classeurs et les lance un à un comme des frisbees à travers la pièce. Un quatrième tire les chaises de sous une table et attrape un verre d’eau, qu’il renverse sur des piles éparses de contrats de saisies immobilières. Evgenia, l’assistante du notaire, se met à pousser des cris indignés; un cinquième homme filme le chaos ambiant à l’aide d’une caméra. Le dernier intrus passe son poing à travers la table en verre –«allez, on se barre!»– et entraîne les cinq autres dans le hall. L’action aura duré moins d’une minute.
La montée en puissance de Rouvikonas
Depuis les débuts de l’austérité, en 2010, Athènes est devenue une ville plus dangereuse qu’elle ne l’était précédemment. Cette violence prend plusieurs formes –depuis les exactions des escadrons armés d’Aube dorée, qui chassent violement les immigrés des quartiers de classe moyenne, jusqu’à la missive apparemment anodine qui, en mai dernier, a explosé dans la voiture de l’ex-Premier ministre Lucas Papademos, le blessant à l’abdomen.
Mais l’essor du groupe anarchiste Rouvikonas («Rubicon», en grec) n’est pas de la même trempe; il fait en quelque sorte office d’interlude comique niché au cœur du psychodrame étouffant qu’est la vie politique et économique de la Grèce d’aujourd’hui. Voilà quatre ans que Rouvikonas s’invite dans les gros titres des quotidiens grecs et dans les débats télévisés –et le groupe a redoublé de virulence ces six derniers mois. Ses actions d’éclat sont souvent filmées et montées sur fond de «My Favorite Mutiny» (du groupe The Coup), mis en ligne moins d’une heure après les faits, et rapidement retirées du Web avant que la police n’ait la moindre chance d’identifier les coupables.
L'étrange phénomène Rouvikonas est moins le reflet du désespoir d’une société grecque marquée par la récession et l’austérité (désespoir visible depuis près de dix ans) qu’une mise en lumière de l’incapacité des acteurs de la politique traditionnelle à résoudre les graves problèmes de ce pays.
Actions coup de poing
Le groupe a été créé à la fin 2013 par six membres fondateurs. «Au départ, nous étions un collectif de soutien aux prisonniers politiques, on se concentrait avant tout sur les émeutes», raconte l’un des fondateurs, Thanasis. Il est barman au Vox, un bar situé dans le quartier athénien d’Exarcheia; le groupe s’y réunit toutes les semaines pour coordonner ses prochains coups d’éclat. «Mais on a vite pris conscience des limites de cette forme de manifs de masse. On s’est dit qu’il fallait attaquer l’État différemment, avec des frappes plus chirurgicales.»
Rouvikonas est animé par une conviction centrale: la Grèce a franchi son «Rubicon» en mars 2012, lorsqu’elle a signé le second plan d’aide de l’Union européenne et du Fond monétaire international. Un plan renforçant le programme d’austérité économique qui ravage la société grecque sans relâche depuis lors. Rouvikonas ne dit pas que la système politique grec dysfonctionne: selon eux, il a toujours été une vaste imposture. Les élections? Elles servent uniquement à mettre au pouvoir un ensemble d’élites hypocrites après l’autre. Les manifs? Elles ne durent que le temps d’être récupérées par ces mêmes élites. Rouvikonas rassemble aujourd’hui soixante personnes. Les actions coup de poing, qui étaient naguère organisées une fois par mois, sont désormais presque hebdomadaires –régularité en grande partie due au fait que l’État qu’ils veulent provoquer ne fait presque rien pour les arrêter.
Une vingtaine d'activistes font irruption dans une banque et jettent des flyers. Via YouTube
Rouvikonas appartient à une tradition anarchiste athénienne qui remonte aux années 1970. Mais il s’en écarte également –et ces différences sont révélatrices. Les autres collectifs anarchistes opèrent en secret. Leurs membres sont triés sur le volet. Ils ne revendiquent que rarement leurs actions (destruction de distriteurs de banques au cocktail Molotov; kidnapping d’élites politiques et économiques).
«Toute leur stratégie est très réfléchie»
La violence de Rouvikonas est d’une autre nature. Elle se limite à des actions ironiques et sans gravité –largages de prospectus, lancers de peinture, occupations temporaires de bâtiments gouvernementaux. La police a bien du mal à les verbaliser; l’appareil judiciaire, ralenti par des années de dossiers en retard, ne dispose pas des ressources nécessaires pour les rappeler à l’ordre. Rouvikonas n’effectue jamais deux actions de suite avec les mêmes membres: les activistes libérés sous caution ne se font donc jamais à nouveau pincer par la police.
«Ils ont observé les techniques des autres groupuscules violents –de gauche et de droite– et ils ont vu ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas.»
«Toute leur stratégie est très réfléchie, il ne faut pas les sous-estimer», explique la députée communiste Liana Kanelli. Quelques activistes se sont infiltrés dans les locaux de la télévision publique grecque alors qu’elle donnait une interview, avant de jeter des caméras à terre en plein direct. «Ils ont observé les techniques des autres groupuscules violents –de gauche et de droite– et ils ont vu ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas.»
Rouvikonas a l’ambition de devenir une force politique connue et reconnue dans les rues d’Athènes. Le groupe revendique ses actions; on compare donc forcément ses méthodes à celles d’Aube dorée, qui se rend justice elle-même en toute illégalité.
«En Grèce, les anarchistes combattent les fachistes depuis bien longtemps –mais quand on lutte contre des monstres, on finit un jour par leur ressembler», affirme Kanelli.
Beaucoup des militants sont passés... par des écoles privées
Une grande partie des militants de Rouvikonas ne sont pas issus de milieux traditionnellement proches de l’anarchisme. Beaucoup d’entre eux proviennent de la classe moyenne. Beaucoup sont passés par des écoles privées des vertes banlieues du nord d’Athènes. Et beaucoup sont des adultes d’âge moyen. Ils ont formé leurs opinions quant à l’éternelle crise grecque à l’aune des années 1980, l’époque où le Pasok (parti de centre-gauche) s’est emparé du pouvoir avant de reproduire le clientélisme de ses prédécesseurs de centre-droit. «Nous avons vu cette vaste blague se reproduire, encore et encore», raconte Nikos, un militant de Rouvikonas qui travaille six mois par an sur un paquebot dans l’océan Indien.
L’actuel parti d’extrême-gauche Syriza a reproduit le précédent programme d’austérité qu’il avait promis d’éliminer –et ne parlons même pas de la corruption et du clientélisme. Cet état de fait a donné du crédit aux thèses de Rouvikona. En outre, pour mettre en place sa stratégie (se forger une base électorale en donnant de l’argent aux retraités et aux jeunes chômeurs), Syriza a dû puiser dans les fonds de la classe moyenne grecque (ou ce qu’il en reste): collecte des impôts plus efficace, coupes dans les services publics, nombreuses saisies d’appartements à travers Athènes. Ces pratiques ont donné naissance à un curieux phénomène: une classe moyenne excédée, que Rouvikonas prétend désormais représenter.
«Les institutions, le gouvernement, l’opposition, les plans de sauvetage, les nouvelles estimations…», peut-on lire sur le site du groupe. «Comment prendre au sérieux ce petit théâtre de marionnettes?»
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Rouvikonas frappe souvent là où on ne l’attend pas
Rouvikonas estime que la Grèce mérite un autre type de performance théâtrale: un mélange de sensibilisation publique et de violence urbaine alimentée par ses militants.
Ils peuvent passer à l’action à n’importe quelle heure, n’importe quel jour de la semaine. Rouvikonas frappe souvent là où on ne l’attend pas; tend des embuscades à tous les secteurs de la société grecque. En mars dernier, quelques militants se sont aventurés dans la municipalité de Peristeri, jusqu’au siège d’ADMIE, le fournisseur national d’électricité, qui coupait depuis peu les compteurs des foyers en retard de paiement.
«Ils sont arrivés, ils ont cassé les pare-brise de voitures de l’entreprise et quatre ou cinq fenêtres du bâtiment, mais ils n’ont pas blessé les vigiles», raconte un employé de l’ADMIE. Le même mois, Rouvikonas a frappé dans la municipalité d’Aigaleo: ils s’en sont pris à Mikel, une chaîne grecque de cafés très populaire –un de ses livreurs à vélo venait d’être tué dans un accident de la circulation. «Ils ont retourné des tables, puis ils sont montés à l’étage et ont cassé des mugs sur nos photocopieuses», raconte le propriétaire du café.
Si la presse raffole autant de Rouvikonas, c’est aussi parce qu’il est impossible de prédire la prochaine cible du collectif. Il peut s’en prendre à un rouage obscur de la bureaucratie grecque –des cabines de péage dans le Péloponnèse, le ministère de la Défense, le palais de justice de Larissa– mais sait aussi attirer l’attention de la scène internationale en embarrassant Athènes à coup de scandales successifs. Le tableau de chasse de Rouvikonas est impressionnant: ambassade d’Espagne, ambassade de l’Arabie Saoudite, comptoir d’enregistrement de la compagnie El Al à l’aéroport international Elefthérios-Venizélos, bureaux de Turkish Airlines, demeure de l’ambassadeur allemand à Halandri, responsables d’une visite d’inspection de l’UE, du FMI et de la Banque centrale européenne en pleine séance détente au cœur du Hilton d’Athènes…
Les méthodes du collectif ont récemment fait les gros titres dans le monde entier: une photo singulière était apparue sur Twitter –on y voyait le mot «Rouvikonas» tagué sur le ciment d’un mur de Raqqa, en Syrie. Le groupe avait utilisé l’argent de la bière vendue au bar Vox pour envoyer trois de ses membres dans la ville assiégée à dos de moto: ils y ont aidé les Kurdes syriens à chasser l’État islamique de la ville.
Robins des Bois?
Mais si Rouvikonas peut se montrer violent, il a des visées plus humanitaires: le groupe distribue des médicaments depuis la cave du Vox, où il invite les associations du secteur sanitaire et social à mettre en place des dispensaires pour les malades. Rouvikonas cherche également des lieux d’hébergement pour les réfugiés au sein des bâtiments abandonnés du centre d’Athènes, et empêche la police d’accéder à ces squats.
«Les gens devraient arrêter de se plaindre en ressassant leurs problèmes: ils feraient mieux de nous rejoindre.»
Mais la caractéristique la plus singulière de Rouvikonas demeure sans doute la manière dont il échange avec la société grecque. Le groupe met en ligne les vidéos de ses actions, assorties de commentaires. Il répond aux questions qui déferlent sur son fil Facebook. Giorgos Kalaitzidis, l’un des fondateurs de Rouvikonas, y a récemment posté ce message: «Les gens devraient arrêter de se plaindre en ressassant leurs problèmes: ils feraient mieux de nous rejoindre. Plus nous serons nombreux, plus nous pourrons résoudre de problèmes.»
Rouvikonas recueillerait depuis peu les demandes des citoyens. Le percepteur d’impôt de frappe à votre porte pour collecter dix années d’impayés? Six militants se présentent à la porte de son bureau le soir même avec quelques seaux remplis de peinture rouge. Le chirurgien de l’hôpital refuse d’opérer sans bakchich préalable? Un trio d’activistes s’introduit dans son bloc opératoire le lendemain pour lui ordonner de ne plus jamais exiger de pots-de-vin. Pour Rouvikonas, le fait d’accéder à ces requêtes constitue un système parallèle à celui du fakelaki –rituel des dessous de table destinés à fluidifier les relations sociales au sein de la bureaucratie grecque, qui se font de plus en plus fréquents depuis les débuts de l’austérité. Rouvikonas veut permettre aux Grecs trop pauvres pour donner des pots-de-vin de lutter contre le système du fakelaki: il suffit de leur demander de donner une bonne leçon à ceux qui se remplissent les poches.
Des actions qui éloignent chaque jour un peu plus la Grèce de l'UE
Les militants de Rouvikonas n’ont jamais été envoyés derrière les barreaux en tant que membres de l’organisation (même si certains d’entre eux ont été réprimandés au lendemain de certaines attaques), ce qui ne manque pas de surprendre; il existe plusieurs théories à ce sujet. Selon l’une d’entre elles, le groupe aurait habilement exploité les failles du système judiciaire grec en prenant garde à ne jamais franchir la ligne constituant un délit caractérisé (tout en flirtant allégrement avec les limites). Une autre théorie affirme que le Premier ministre Aléxis Tsípras protège le groupe de la police. La popularité de Rouvikonas est à son comble dans les cercles universitaires qui forment la colonne vertébrale du mouvement des jeunes de Syriza –ce qui représente une aubaine inattendue pour Tsipras. Il peut s’attirer le soutien de la société grecque en fustigeant Rouvikonas en public, mais flatter une partie de sa base en laissant le groupe agir comme bon lui semble dans les rues du pays.
Chez les Grecs qui ne votent pas pour Tsipras –et qui sont encore moins susceptibles de passer un coup de fil à des anarchistes pour se plaindre des contraventions laissées par les pervenches du quartier– Rouvikonas incarne à lui seul les mauvais penchants du pays: faire barrage au progrès, empêcher la Grèce de devenir un pays européen comme les autres, où les impôts peuvent être collectés régulièrement et où les fonctionnaires ne craignent pas les représailles d’un groupuscule de petites frappes lorsqu’ils se contentent de faire leur travail.
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Pour ces citoyens grecs, la perspective menaçante d’un gouvernement de gauche disposé à les faire sortir de l’UE était encore inimaginable il y a deux étés. Mais le fait qu’un groupe comme Rouvikonas ait les coudées franches dans les rues d’Athènes, le fait qu’il puisse choisir ses victimes sans encombre, montre à quel point la Grèce demeure éloignée du reste de l’UE –et à quel point le fossé existant risque encore de se creuser.