France / Culture

«Salut-han, tu vas bien-han»: la mystérieuse histoire de cet étrange tic de langage

Temps de lecture : 8 min

«Bonjour-han. Comment ça va-han? Super-han? Ah bah tant mieux-han.» Depuis quarante ans, ce tic du langage est étudié par les plus grands linguistes français.

Capture d'écran du sketch «Les pétasses» des Inconnus.
Capture d'écran du sketch «Les pétasses» des Inconnus.

La première fois que vous avez remarqué cette façon de parler –que certains appellent «l’accent pétasse»– c’était probablement au début des années 1990 grâce à l’imitation qu’en faisaient alors les Inconnus dans le sketch «Les pétasses» justement –et surtout dans leur chanson «Auteuil Neuilly Passy»: «Salut-han. Tu. Vas. Bien-han».

«Les pétasses» par Les Inconnus via YouTube

Plus qu’un accent, c’est un tic de prononciation, qui consiste dans sa forme douce à sonoriser des «e muets» (comme dans «j’adore le théâtr-eu») et dans sa forme violente à rajouter à la fin des mots des «in» et des «an» qui n’existent pas (comme dans l’exemple des Inconnus). Ce tic a un nom: le «e prépausal». Et c’est l’une des tendances récentes de la prononciation du français les plus étudiées par les linguistes.

«E», parce qu’il s’agit en effet au départ d’une déformation du «e muet». Et «prépausal», parce qu’il intervient systématiquement avant une pause dans la phrase.

Depuis les Inconnus, il a été relevé très souvent dans la culture populaire. Par Yann Barthès, par exemple, chez une militante de la Manif pour tous dans une séquence du Petit Journal devenue culte.

Via YouTube

Par Riad Sattouf, dans Les cahiers d’Esther où une enseignante se présente comme «Madame Rodrigueziiiin».

La «nouvelle institutrice» dans Les cahiers d’Esther - Histoires de mes 10 ans de Riad Sattouf.

Depuis quand ça existe?

En tant que telle, la sonorisation du «e muet» n’a rien d’original. C’est par exemple l’une des principales caractéristiques de l’accent du Sud: «Alors Michel-eu, tu me la vends ton armoir-eu?»

C’est aussi un phénomène que les linguistes ont remarqué depuis très longtemps dans ce qu’ils appellent «le style oratoire»: celui qu’adoptent les orateurs lorsqu’ils s’expriment en public. Le fait qu’ils parlent plus fort et de façon souvent plus théâtrale amène la multiplication des «détentes postconsonantiques»: naturellement, après un mot qui se termine soit par une consonne, soit par un «e muet», un «son voyelle» a tendance à se faire entendre discrètement. Essayez de crier très fort le prénom «Philippe», vous verrez qu’il restera souvent après le «p», un petit «son voyelle». Ce son peut se confondre avec un «e prépausal». Mais, contrairement à ce dernier, c’est un phénomène purement mécanique.

Il y en enfin le «euh» d’hésitation qui peut se glisser aux mêmes endroits exactement que le «e» prépausal, comme dans cette phrase d’Inès de la Fressange («J’étais la Parisienne typ-euuuh»).

Inès de la Fressange - élégance et humour - ELLE People. Via YouTube

Une évolution inconsciente de la façon de parler

Ce qui rend le «e prépausal» différent, c’est que, précisément, ce n’est ni une caractéristique fondamentale d’un parler régional –il n’est pas héréditaire: il y a des familles dans lesquelles un enfant l’a et l’autre non– ni un phénomène purement mécanique, ni une marque de l’hésitation. C’est une évolution inconsciente de la façon de parler d’un pan entier de la population française.

«Depuis quand»: Bonjour-han, chronique de David Castello-Lopes sur CANAL+. Via YouTube

La première personne à l’avoir relevé dans un cadre universitaire, c’est la linguiste Caroline Peretz Juillard, en 1972, dans sa thèse «Les voyelles orales à Paris dans la dynamique des âges et de la société».

Henriette Walter, l’une des plus célèbres linguistes françaises, auteure notamment avec André Martinet d’un Dictionnaire de la prononciation du Français, l’a quant à elle remarqué pour la première fois chez une petite amie de son fils à la fin des années 1970:

«Mon fils s’appelle Éric. Un jour, il est venu dîner avec sa copine à la maison. Et là, j’entends cette fille l’appeler ”Éri-quin”.»

Dix ans plus tard, lorsque la linguiste danoise Anita Berit Hansen, professeure associée à l’université de Copenhague, se penche sur la question, elle remarque que le phénomène a explosé:

«Pas tellement en pourcentage, explique-t-elle, mais plutôt en intensité. Au début des années 1970, c’était surtout des gens qui disaient par exemple “Philip-eu” au lieu de “Philippe”. Là, beaucoup de personnes que j’écoutais pour mon étude disaient carrément “Tu es fou-hin”: non seulement c’était après une voyelle et plus seulement après une consonne mais par ailleurs, ce n’était plus un “e” mais souvent un son nasalisé comme “in”, “on” ou “an”.»

Pour étudier la prononciation d’une langue, les linguistes utilisent souvent une méthode imaginée dans les années 1960 par le chercheur américain William Labov. Ils sélectionnent un panel de gens dont ils notent les caractéristiques (milieu social, niveau d’études, région d’origine, etc). Puis il les écoutent parler dans trois contextes: la lecture d’un texte, une interview avec le chercheur et enfin une conversation avec une personne familière. Ils enregistrent tout et ils font des statistiques.

«Il y a un certain nombre d’endroits où le “e” prépausal est susceptible d’apparaître, explique Anita Berit Hansen. On commence par compter ces endroits. Puis on compte combien de fois la personne l’a effectivement prononcé. Cela permet de chiffrer l’intensité du phénomène.»

En moyenne, en 1989, les personnes étudiées par Anita Berit Hansen prononçaient le «e prépausal» un peu moins d’une fois sur cinq contre un peu plus d’une fois sur huit 15 ans plus tôt. Mais pour certains, c’était plus d’une fois sur deux.

Didier Bourdon, lui, ne se souvient pas de ce qui lui a fait remarquer le «e prépausal»:

«Ce sont des choses que l’on enregistre inconsciemment dans sa tête et puis un jour, ça devient conscient, explique-t-il. C’est peut-être les gens qui venaient nous dire qu’ils “adoraient les inconnus-han”. Ça a du rentrer dans notre esprit comme ça. Ce qui est étonnant, c’est que ça semble avoir touché toutes les classes sociales. Et ça, ça se retrouve dans nos sketches: les “pétasses” sont issues des classes moyennes, les trois gars de “Auteuil Neuilly Passy” en revanche sont de grands bourgeois parisiens.»

Les Inconnus - «Auteuil Neuilly Passy». Via YouTube

Anita Berit Hansen confirme: «Ça a effectivement touché toutes les classes sociales. Je l’ai enregistré chez des jeunes issus de la grande bourgeoisie mais aussi chez les classes moyennes et même chez quelques personnes issues de milieux défavorisés.»

Le phénomène est souvent considéré comme parisien. Mais selon Maria Candea, maîtresse de conférence en linguistique à l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas eu d’étude systématique du «e prépausal» réalisée dans d’autres régions.

«Je sais, pour l’avoir observé moi-même, qu’on l’entend aussi en Belgique et dans le nord de la France», explique-t-elle.

Mais alors pourquoi les gens ont-ils commencé à parler comme ça?

«Le pourquoi, c’est la question la plus difficile lorsqu’on parle d’évolution de la prononciation d’une langue, explique Anita Berit Hansen. On se contente souvent de décrire les nouvelles façons de prononcer les mots et de les analyser, mais pour expliquer les raisons de ces évolutions, on doit souvent se contenter de conjectures.»

Maria Candea développe:

«Le mystère de l’apparition d’une nouvelle façon de parler, comme le tic du “e prépausal”, est voisin de ces phénomènes de modes vestimentaires qui prennent de court les stylistes. Un jour, probablement, il y a une personne qui a commencé à parler comme ça. Cette personne avait de l’influence auprès des gens qu’elle fréquentait. Elle a été imitée. Puis ceux qui l’ont imitée ont été imités à leur tour et le phénomène s’est répandu. Mais il est impossible d’identifier le “patient zéro”.»

Pour Anita Berit Hansen, si le «e prépausal» s’est développé, c’est qu’il existait avant tout un terreau social propice à son éclosion:

«Je pense que son apparition s’inscrit dans un contexte plus large d’informalisation du discours après mai 1968: on a commencé à dire plus volontiers “je veux pas” au lieu de “je ne veux pas”, ou à ne plus faire la liaison entre certains mots. De la même façon, le “e prépausal” n’est pas standard, il est non-conformiste, puisque la norme de prononciation des élites –du moins dans le nord de la France–c’est de ne pas sonoriser le “e muet”. Ça a probablement joué dans son succès.»

Henriette Walther, de son côté, propose une explication purement linguistique. La langue est constamment tiraillée entre deux forces contradictoires. D’une part ce qu’on appelle la «loi du moindre effort articulatoire», qui décrit la tendance qu’ont les gens à remplacer les groupes de sons difficiles à prononcer par des groupes de sons plus faciles (c’est ce phénomène qui, petit à petit, a transformé «fenestre» en «fenêtre»). Et d’autre part, l’impératif d’intelligibilité de la langue, c’est à dire la capacité de ses locuteurs à se faire comprendre efficacement. Si le panel de combinaisons de sons disponibles diminue trop à cause de la loi du moindre effort articulatoire, la langue perd de son efficacité: trop de mots se ressemblent et la qualité de la communication entre les gens se dégrade.

«J’avais remarqué chez de nombreuses personnes que j’enregistrais une tendance à moins distinguer certaines consonnes en fin de mot, ce qui faisait que des mots comme “cède” et “cette”, “rade” et “ratte”, pouvaient être confondus. Il se peut que ces mots aient fini par être perçus comme pas suffisamment clairs et que le “e prépausal” soit, d’une façon générale, dû à une surcompensation inconsciente de cette évolution.»

Un phénomène féminin

Si le «e prépausal» s’entend dans toutes les classes sociales, il est souvent plus marqué chez les femmes.

«Encore une fois, pas en pourcentage, mais en intensité, explique Anita Berit-Hansen. Lors de mon étude de 1989, c’étaient les femmes qui avaient tendance à avoir des versions très exagérées du tic, à dire des choses comme “Au bord de l’eau-han”.»

C’est d’ailleurs comme cela qu’il est perçu le plus souvent.

«Lorsque je fais écouter des enregistrements du “e prépausal” à mes étudiants, raconte Maria Candea, ils l’associent de façon presque systématique à une certaine forme de féminité. Pour eux, c’est un parler affecté et précieux. Et si la personne qui parle est un homme, ils ont tendance à l’associer à l’homosexualité.»

Or comme l’explique Maria Candea, lorsqu’un tic de langage commence à être associé à une catégorie de personnes en particulier, il est stigmatisé: «Mes étudiants ont tendance à le trouver un peu ridicule». Cette stigmatisation, «qui est souvent la première étape vers la disparition d’un tic de langage», est générée en partie par les caricatures qui en sont faites. D’une certaine façon, les sketches des Inconnus, mais aussi ceux des Guignols avec notamment les marionnettes de Marc-Olivier Fogiel et de Cécile Duflot pourraient ainsi responsables du déclin du phénomène.

Via YouTube

Mais peut-être qu’après tout il survivra. «C’est ce qui s’est passé par exemple avec le mot “ouais”, raconte Maria Candea. Au départ c’était simplement une façon nouvelle de prononcer “oui” –comme “bonjour-in” est une nouvelle façon de prononcer “bonjour”. Sauf que “ouais” s’est stabilisé au point qu’il est aujourd’hui dans le dictionnaire. C’est l’épreuve finale pour un tic de langage: s’il passe le cap de l’écrit, il est en quelque sorte sauvé...»

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