Au lendemain de la publication de l’accord du 8 décembre entre le négociateur européen et le gouvernement britannique, des commentateurs aussi divers que Charles Moore dans le Daily Telegraph et Jean Quatremer dans Libération qualifiaient ce compromis de «capitulation».
Certes, l’accord se révèle éloigné des lignes fixées le 17 janvier 2017 à Lancaster House par Madame May et encore plus des propos réitérés de David Davis, le ministre chargé du Brexit. En outre, Monsieur Davis précisait, au lendemain du 15 décembre, que cet accord n’avait rien de contraignant et que les engagements dépendaient du contenu des négociations commerciales à venir. Il déclarait de surcroît que l’accord commercial recherché était du type «Canada plus, plus, plus» [une référence à l'accord CETA de libre échange entre le Canada et l'Union européenne, ndlr], incluant les services financiers.
Suite aux réactions indignées des négociateurs et du Parlement européen (Guy Verhofstadt), Theresa May invalidait cette interprétation. Donald Tusk adressait quant à lui une convocation au Conseil se prémunissant contre les sorties du ministre («David Davis-proof») et l'invitant à constater que les progrès étaient suffisants pour passer à la phase suivante des négociations.
Après avoir entendu Michel Barnier, les dirigeants adoptèrent les orientations pour passer à la deuxième étape et déterminer la période de transition.
Passeport bleu et files d'attente
Pour mettre du baume au cœur aux «Brexiteers», madame May, en revenant au passeport de couleur bleue «gage d’indépendance et de souveraineté, symbole d’une grande nation fière d’elle-même», a offert un véritable cadeau de Noël aux plus engagés: un «Brexmas, première victoire tangible du Brexit», selon Nigel Farage.
The UK passport is an expression of our independence and sovereignty – symbolising our citizenship of a proud, great nation. That's why we have announced that the iconic #bluepassport will return after we leave the European Union in 2019. https://t.co/pgQvrBIna5
— Theresa May (@theresa_may) 22 décembre 2017
Certains mauvais esprits ont fait remarquer que la couleur bordeaux n’a jamais été imposée par l’Union européenne, que le nouveau bleu choisi est plus clair que celui de 1920 et que la taille sera inférieure en raison d’accords mondiaux relatifs aux contrôles dans les aéroports.
La presse europhobe, notamment le Sun qui plaidait pour ce retour, a commencé à mener une autre campagne pour que ce passeport soit réalisé au Royaume-Uni. La pensée qu’une entreprise européenne puisse remporter le marché –que le gouvernement va nécessairement devoir passer– lui est intolérable. Le passeport britannique, horresco referens, sera imprimé à Berlin!
D’autres esprits chagrins font remarquer qu’avec ce nouveau passeport –où le mot Europe aura été expurgé–, les citoyens de sa Majesté risquent de ne plus pouvoir emprunter les couloirs rapides dans les aéroports et gares et de devoir faire la queue avec les arrivants du monde entier. «C’est la première fois que l’on pavoise pour avoir perdu un droit», déclare un membre de la Chambre des communes.
On peut même imaginer pire avec la procédure Etias (European Travel and Information System), qui obligerait tous les citoyens britanniques à se déclarer par voie informatique, préalablement au franchissement d’une frontière de l’Union européenne. Les personnes ne seront pas les seules à être ralenties aux frontières: les échanges de marchandises vont également connaître de nouvelles procédures.
Plus de déclarations en douane, avec moins d'opérateurs
Si le 29 mars 2019, les Britanniques quittent le marché unique, les échanges entre le Royaume-Uni et l’Union européenne passeront du statut intracommunautaire au statut international. Il faudra donc procéder à une déclaration en douane.
Le service HM Revenue & Customs [HMRC, l'équivalent britannique de la Direction générale des finances publiques et de la Douane, ndlr] va devoir gérer un volume quintuplé de transactions.
La commission des comptes publics de la Chambre des communes a publié le 8 décembre 2017 un rapport intitulé «Brexit and the UK border» (HC 558), qui fait le point de ses investigations avec le HM Revenue & Customs et d’autres entités concernées, comme le port de Douvres.
En 2013-2014, le HM Revenue & Customs avait commencé à planifier le passage du système Customs Handling of Import and Export Freight (CHIEF) en vigueur au au système Customs Declaration Service (CDS), pour tenir compte de la nouvelle réglementation européenne –quasi intégralement numérisée.
En 2015, l’ancien système avait géré 55 millions d’opérations grâce à 145.000 opérateurs. Le nouveau système, conçu avant le référendum de juin 2016, va devoir en gérer environ 255 millions avec 132.000 opérateurs nouveaux n'ayant pas l’expérience de déclarations en douane.
Le HM Revenue & Customs prévoit en conséquence de recruter 5.000 agents supplémentaires, sans tenir compte des transitaires en douane, qui relèvent du secteur privé. Au passage, les ports français, belges, néerlandais, allemands, polonais vont connaître des problèmes de même nature.
Le port de Douvres gère actuellement 10.000 poids lourds par jour, soit une file d’attente potentielle de 180 kilomètres. Pour cette raison, le port construit un parking capable de recevoir 5.000 poids lourds, mais tout dysfonctionnement entraînant de longs délais d’attente (plusieurs jours) serait catastrophique pour les denrées périssables. Globalement, c’est l’image du Royaume-Uni comme partenaire commercial qui pourrait être remise en cause.
À la fin de l’année 2017, le financement tant du matériel informatique que du personnel supplémentaire n’était pas acquis: on comprend mieux pourquoi le HM Revenue & Customs tremblait à l’idée d’une absence d’accord qui eût contraint à anticiper la sortie du marché unique.
Un statut d'opérateur économique agréé jusque-là négligé
Il existe par ailleurs une procédure communautaire gérée par la Commission (DG TAXUD) conférant le statut d’opérateur économique agréé (OEA) permettant de bénéficier de facilités douanières et, à un niveau supérieur (OEA Full), de procédures simplifiées liées à la sécurité et à la sureté. Le titulaire en retire un important avantage commercial et concurrentiel.
L’effectif communautaire total s'élevait en 2017 à 15.431 entreprises, dont 1.555 en France avec 909 «OEA Full». Pour le Royaume-Uni, le chiffre est particulièrement bas: en novembre, le Financial Times déplorait un effectif de 606 entreprises, face aux 6.000 entreprises allemandes!
Au cours de l’année 2017, dix entreprises en moyenne chaque mois ont engagé cette procédure pour être agrées. Certains estiment qu’on pourrait passer à douze par jour après le Brexit. Seulement, il n’existe à l’heure actuelle aucune garantie que l’agrément obtenu au Royaume-Uni sera reconnu par les vingt-sept. Un élément de plus à négocier!
Le HM Revenue & Customs doit se préparer à gérer des échanges commerciaux sans savoir dans quel cadre juridique, douanier et fiscal ils vont se dérouler, sans connaître les effectifs et la nature des opérateurs économiques concernés, le tout dans l’ignorance du calendrier d’application.
Ces éléments devront être précisés dans les négociations mais inévitablement des problèmes techniques seront renvoyés à des groupes de travail entre le Royaume-Uni et l’Union européenne.
On comprend donc l’insistance du service pour obtenir une période de transition aussi longue que possible, sans mentionner la période indéfinie souhaitée par le patronat britannique!
Dans cette période de transition, il faudra procéder à la formation des 132.000 nouveaux opérateurs du commerce international. On peut légitimement estimer que si les termes de l’accord sont fixés à l’automne 2018 pour application le 29 mars 2019, le HM Revenue & Customs se trouvera face à une mission quasi impossible –même si la ratification par chacun des États membres et par le Parlement européen n’apporte aucune modification.
Passeports et documents douaniers vont constituer des facteurs qui peuvent faire évoluer les esprits, comme le souligne le politicien Nick Clegg dans son très récent ouvrage How to stop Brexit. Mais de là à obtenir que non seulement un vote de Westminster soit requis pour approuver l’accord de ce qui est déjà acquis, mais aussi un référendum final, rien n'est moins sûr.
L’ancien leader libéral-démocrate pousse même la perfidie en insérant en exergue de son ouvrage cette citation de David Davis: «Si une démocratie ne peut pas changer d’opinion, elle cesse d’être une démocratie.»