«L’audiovisuel public, c’est une honte pour nos citoyens.» La phrase cinglante prêtée à Emmanuel Macron a été démentie par l'Élysée. N'empêche, le constat du président est sévère, et étayé par une triple dénonciation: le coût global trop élevé, notamment à cause de l’absence de synergie entre les différentes antennes de l’entreprise unique France Télévisions; l’affermage des programmes à un groupe d’«abonnés à la commande publique»; et surtout, last but not least, «des contenus complètement inadaptés au public qu’il faudrait favoriser: les jeunes et les plus démunis».
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Le président de la République, de surcroît, affirme son hostilité à la nomination des présidents des chaînes et radios publiques par l’instance de régulation de l’audiovisuel. «Vous nommez des patrons qui ne sont responsables devant personne», a-t-il lancé, estimant que ce secteur était «le seul où celui qui nomme des gens ne leur demande aucun compte». On imagine la sidération du microcosme audiovisuel. Jamais un responsable politique ne l’avait attaqué aussi brutalement, même si l’indignation contre les programmes du service public fait partie des rituels politiques –ce genre de propos recueillant automatiquement le soutien des couches cultivées, celles qui regardent peu la télévision ou qui ne jurent que par Arte (2,3% de parts d’audience en 2016).
Les chaînes généralistes publiques à la peine
Habituellement, la critique de l’audiovisuel public est prononcée mezzo vocce. D’abord parce que beaucoup d’intérêts corporatistes sont en jeu –or, traditionnellement, les politiques français protègent les milieux de l’exception culturelle. Surtout parce que tout le monde comprend que définir la stratégie du service public de télévision confine à un chemin de croix, entre la nécessité «d’élever le niveau» –et donc d’accorder une large part à des contenus relevant de la culture– et la nécessité de faire de l’audience.
Si cette tension existe depuis le début de la télévision, l’idée de fédérer des publics autour d’«une télévision populaire de qualité» avait un sens quand seuls quelques grands réseaux généralistes partageaient leurs efforts pour informer, cultiver et divertir l’ensemble des Français. L’art du programmateur du service public reposait sur des dosages subtils entre des contenus plus ou moins exigeants ou distractifs, c’est lui qui avait la main face à un public captif. Mais cette acrobatie s’est muée en mission impossible au fur et à mesure que l’écoute s’est individualisée et segmentée grâce à la multiplication des chaînes, l’avènement du Web et en particulier la consommation de programmes à la demande, ainsi que la profusion des écrans dans chaque famille. L’idéal de la télévision de masse –garantir des informations et des émotions collectivement partagées au sein d’une société– paraît illusoire en regard des pratiques des générations nouvelles et des couches diplômées urbaines qui, elles aussi, consomment de plus en plus de programmes à la carte (lesquels sont souvent issus de la télévision). Les couches populaires âgées sont restées des spectateurs les plus assidus des télévisions généralistes et les adeptes du spectacle qu’une société se donne à elle-même par le biais du poste du salon. Ainsi, si globalement, ces réseaux historiques recueillent encore ensemble 60% de l’audience, leur part de marché ne cesse de s’effriter.
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C'est que les chaînes commerciales ont su développer des offres attractives pour les jeunes, à base de téléréalité, d’infos coup de poing, de vidéos de gags et de musique ainsi que de concours de chants, de danses et de musique; elles ont aussi promu la télévision interactive par des votes au cours des émissions. Elles diffusent, bien plus que les chaînes publiques, des séries américaines. Quand les chaînes publiques ont tenté d’emboiter ce pas, elles se sont fait rappeler à l’ordre par les autorités de tutelle. Moyennant quoi, l’âge moyen de leur spectateur n’a cessé de s’élever: pour France 2 et France 3, il est de 60 ans contre 50 ans pour TF1. France Télévisions a imaginé des parades pour séduire les jeunes: programmes courts, création de France 4, podcasts des programmes et services en ligne... Mais ces initiatives se sont révélées d’une faible efficacité face aux réseaux sociaux, à Youtube et aux catalogues de vidéos à la demande des nouveaux distributeurs (Netflix, CanalPlay, Orange, Amazon Vidéo).
Favoriser par la télévision publique l’esprit de cohésion nationale?
Dans sa volonté, finalement très «gaullienne», de redonner des couleurs à l’identité nationale, et de favoriser les facteurs de cohésion nationale, en particulier en direction des jeunes, Emmanuel Macron marque une cohérence. Face à une multitude d’acteurs privés de l’audiovisuel à la politique agressive –tant sur les contenus que sur la publicité– l’État a toute légitimité pour imposer des exigences éditoriales aux réseaux publics. Dans un monde individualiste, c’est à travers les grands médias, et la télévision en tout premier lieu, que les individus perçoivent cette communauté imaginaire à laquelle ils appartiennent. À travers cette rafale d’images et de récits informatifs ou fictionnels, les sociétés contemporaines se racontent et se rejouent leurs histoires, réfléchissent sur leurs expériences singulières, leurs angoisses et leurs espoirs, et se projettent dans un destin commun. Créer les conditions pour que se cultive, à travers des contenus audiovisuels, un imaginaire national figure parmi les fonctions de l’État, et pratiquement tous les pays développés adhèrent à cet objectif et aident, d’une façon ou l’autre, leurs «industries d’images».
Emmanuel Macron s’illusionne sans doute en pensant mener une politique envers les jeunes en s’appuyant sur France Télévisions. Il est loin d’être certain que l’on puisse faire vibrer chez eux un sentiment d’appartenance nationale en utilisant ce média de masse, même réaménagé. En effet, leur imaginaire est tourné vers la mondialisation. Ils préfèrent les productions étrangères aux productions nationales, ils privilégient les contenus interactifs et, pour l’information, les réseaux sociaux constituent leur première source. Sur tous ces points, les divers segments de la jeunesse ont des comportements assez analogues, et seules des distinctions culturelles internes (type de série, de site d’info, de réseau social, etc) les distinguent. Au fond, la culture télévisuelle, bâtie sur des rendez-vous horaires, et une intention messagère et fédératrice, correspond à des habitudes que l’on acquiert lors de la maturité en âge; elle est aussi plus en phase avec les couches populaires, surtout celles qui habitent loin des grands centres urbains, qui sont peu sollicitées par les offres culturelles locales.
La télévision publique, une obsession politique
La télévision publique est un objet transactionnel des politiques. Aucune institution de la République n’est autant soumise à l’obsession des présidents de la République. Quelques mois après avoir été élu, Nicolas Sarkozy, annonce son projet de «France Télévisions sans publicité», et lance la commission Copé (8 janvier 2008). Annoncée avec fanfare et trompettes, cette loi aura aussi pour conséquence de permettre au président de la République de nommer directement les PDG de l'audiovisuel public, de regrouper les structures de France Télévisions au sein d'une entité unique et aboutira donc à supprimer la publicité à partir de 20h sur les chaînes de France Télévisions. À peine nommé, François Hollande rétablira la nomination du président par le CSA. Mais il a maintenu le retrait de la publicité après 20h, et a augmenté de seulement un euro la redevance. Moyennant quoi, le service public, après cette saignée de recettes, est tombé dans un abîme de difficultés financières. On en est là.
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Emmanuel Macron s’inscrit dans la filiation de cette histoire. Il est vraisemblable que son discours accablant la qualité des programmes de France Télévisions soit seulement l’artifice plaisant et noble pour faire passer des mesures de restriction budgétaire et une reprise en main de l’Elysée. En revanche, s’il faut prendre son discours au premier degré, s’il entend rendre à la télévision publique son identité d’antan, celle d’un outil pour l’élévation culturelle des publics populaires, à l’image de l’ambition que lui assignaient les réalisateurs des Buttes-Chaumont dans les années 1960, s’il entend promouvoir une authentique politique de l’offre, en l’axant sur les jeunes et les démunis, on ne peut que lui souhaiter bonne chance. Et observer avec curiosité ce projet d’un Arte qui dépasserait le périphérique.