Un petit groupe en demi-cercle dans un bureau. Il travaille à une tâche modeste: décrire un film, pour que les aveugles puissent y assister. L’audio-description est désormais un procédé courant.
Ce qui n’est pas courant, c'est ce que font vraiment ces gens-là, dont certains sont aveugles ou malvoyants. Ils valident ou non les propositions de la jeune femme, Misako, qui a rédigé les commentaires.
Bande-annonce du film
Mais ensemble, patiemment, avec un infini respect à la fois pour ce qu’il faut décrire (les images d’un film) et pour ceux à qui est destiné leur travail (les futurs spectateurs), ils cherchent le mot juste, la formule qui en dit assez mais pas trop.
Pas trop, presque tout est là. Il faut être exact sans réduire, sans enfermer les images dans un sens. Car toute image est plus riche qu’un seul sens... Sans parler d'un film tout entier! Peut-être ceux qui ne voient pas, ou ne voient plus, le savent mieux que les autres.
Un monde très vaste
Mieux, en tout cas, que tous les mauvais réalisateurs, que la plupart des producteurs (la dictature du pitch) et que la télévision toute entière, pour qui il faut que ça «représente», que ça «montre», que ça «dise».
Une dame aveugle aura cette formule: «Les films appartiennent à un monde très vaste. Voir ce monde limité par le carcan des mots est terriblement triste.» Au temps pour les mauvais critiques de cinéma, aussi.
Ils ne sont pas d’accord entre eux, se disputent, parfois avec dureté: pas vu ou perçu la même chose, pas les mêmes mots pour le suggérer.
Séance de rédaction de l'audio-description (extrait de la bande annonce. © Haut et court)
Que dire, que ne pas dire d'un plan où un vieil homme dont la femme bien-aimée vient de mourir monte, de dos, une colline vers le soleil?
Ce n'est pas un problème technique, c'est une manière de mobiliser beaucoup de ce qui fait que les humains sont humains: la liberté et la sensibilité.
Elle et lui, Misako et Nakamori –et tout ce qui disparaît
Cette question des «mots pour le dire» n’est pas l’histoire principale du nouveau film de Naomi Kawase, une des plus belles œuvres qu’ait permis de découvrir le dernier Festival de Cannes. Mais c’est une des idées fortes qui portent Vers la lumière.
Le film accompagne les chemins de Misako et de celui qui la critique le plus dans le groupe d’audio-description, le célèbre photographe Nakamori.
Nakamori souffre d’une maladie qui peu à peu lui fait perdre la vue. Il s’obstine à continuer à prendre des clichés avec son Rolleiflex, ce merveilleux appareil d’un autre siècle.
Misako doit parfois quitter la ville et son travail pour retrouver, à la campagne, sa mère frappée par la maladie d'Alzheimer, et dont s'occupe une voisine.
Entre Misako et Nakamori se compose une sorte de danse autour de ce qui semble, le titre l'indique (trop?) clairement, le thème de la lumière. Mais la lumière n'est pas un thème. Toute métaphore et symbolisme dépassés, la lumière est... la lumière.
S'il y a bien un thème dans Vers la lumière, ce serait celui de la perte.
Nakamori (Masatochi Nagase), le photographe qui perd la vue ©Haut et court
Perte de la mémoire, perte de la vision, perte de la raison, perte de l'enfance, perte des parents, pertes de la possibilité de faire ce qu'on adore faire... Les modalités sont infinies, mais le film accueille en même temps la possibilité de vivre avec la perte, et même avec les pertes successives.
Cinéaste chorégraphe
Naomi Kawase est une cinéaste chorégraphique, au sens où ses films se fondent moins sur une narration que sur la composition de mouvements, d’atmosphères qui finalement «racontent», mais par des voies différentes.
Ses oeuvres, et celle-là en particulier, ont des scénarios, mais ne semblent pas tant les suivre que procéder par action-réaction, attraction-répulsion entre les éléments qui composent un plan, une scène.
La lumière appelle l’ombre, la parole appelle le silence, un retrait suscite un geste de tendresse. Une émotion en déclenche une autre.
Autant qu'à la lumière, le film est donc consacré aux mots. Pour s'entraîner, par habitude, par jeu ou par manie, Misako continue de décrire pour elle-même ce qu'elle voit, lorsqu'elle marche dans la rue.
Avec un humour léger passe cette idée si complexe des mots comme dispositif de capture de la réalité, leur justesse et leur impuissance. Il s'agit de cinéma: qu'est-ce qu'un scénario doit écrire de ce qui advient? Qu'est-ce qu'on peut dire d'un ensemble d'images?
Il s'agit aussi de l'aventure de notre rapport au monde de chaque jour, aux objets, aux corps, aux phénomènes naturels, à l'espace. De la possibilité de les attraper comme dans un filet, d'autant mieux que les mailles sont larges, et peu tendues. La parole, l'écriture, la poésie de chacun. Bonjour, Francis Ponge.
Filmer, art du toucher
À nouveau on se tromperait en assignant des places simples aux protagonistes: la fille des mots et l’homme des images. Parce que Vers la lumière est aussi, et peut-être même surtout, un film tactile –comme Les Délices de Tokyo était à bien des égards un film olfactif et gustatif.
©Haut et court
La forme d’un visage exploré du bout des doigts, la préhension des ustensiles pour cuisiner, le contact avec l'appareil photo tant aimé, deux mains qui se tiennent: le toucher acquière une présence inhabituelle au cinéma –comme si l’attention nouvelle portée à la fois aux mots et à la lumière avait aussi développé les autres sens. On mesure alors l'ambition du projet de la cinéaste, sous les apparences d'un récit mélodramatique.
D'ailleurs, ce sens du toucher concerne les personnages, mais aussi la caméra de Naomi Kawase. Dans son huitième long métrage de fiction (elle est aussi une extraodinaire documentariste), elle recourt à de très gros plans, qui semblent chercher le contact avec la peau, avec les visages et les matières.
Jusqu'au mythe modeste et sous-jacent (rêve de cinéaste, rêve de Prométhée) qui court au long du film: toucher la lumière elle-même, toucher le soleil.
Vers la lumière
de Naomi Kawase, avec Ayame Misaki, Masatochi Nagase, Tatsuya Fuji.
Durée: 1h41. Sortie le 10 janvier 2018