Culture

Laissez Carmen tuer Don José (mais sans nous prendre pour des crétins)

Temps de lecture : 8 min

Scandale à l'opéra de Florence: dans la mise en scène de Leo Muscato, Carmen ne succombe pas aux coups de Don José, mais se défend et l’abat. Pourquoi? Parce qu’on ne pourrait plus aujourd’hui applaudir le meurtre d’une femme. L’idée est excellente, sa justification consternante.

Carmen à terre mais pas KO | Knight Foundation via Flickr CC License by
Carmen à terre mais pas KO | Knight Foundation via Flickr CC License by

Ce n’est pas la première ni la dernière fois que l’opéra tente de sortir du formol en s’offrant une petite polémique, sur fond de mise en scène peu conventionnelle. Précisons d’abord qu’à l’opéra, tout est convention: le nœud papillon, le duo d’amour, cette idée géniale et impossible que si tout le monde chante ensemble, on s’entend quand même, l’entracte et son champagne obligatoire, jusqu’aux choristes qui annoncent pendant dix minutes qu’ils s’en vont et restent sur place en tapant du pied. Modifiez une de ces conventions et vous trouverez toujours deux ou trois pisse-vinaigre pour crier aussi fort que la Malibran que c’est leurs souvenirs qu’on assassine.

En 2017, «on ne peut pas applaudir le meurtre d'une femme»

À Florence (Teatro del Maggio) donc, où la saison ne brille guère par l'originalité (standards de Bellini, Donizetti, Rossini, Verdi, Puccini et, donc, Carmen), on s’autorise une sortie de route savamment orchestrée.

Le metteur en scène Leo Muscato dit avoir réécrit le final «parce qu'on ne peut pas applaudir le meurtre d'une femme».

«L'idée m'a été suggérée par le directeur du théâtre qui voulait que je trouve un moyen pour ne pas faire mourir Carmen», a-t-il expliqué, ajoutant que le directeur estimait «qu'à notre époque marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable qu'on applaudisse le meurtre de l'une d'elles».

Aussitôt, le petit monde de l’opéra, tout comme ceux qui n’y foutent jamais les pieds, s’empare du sujet. Il y a les pour et les contre, c’est aussi simpliste qu’un air de ténor. L’opéra, on l’aime aussi pour ça: en gros, un type change la fin de Carmen et c’est comme s’il avait brûlé la Bibliothèque nationale et infligé à Georges Bizet un deuxième infarctus. Preuve s'il en était besoin que l’opéra est d'abord un musée où le public se précipite pour admirer La Joconde et détourne le regard lorsque Duchamp lui ajoute une moustache.

Moderniser les oeuvres pour un public épris de tradition

Ce qui explique, à Florence comme ailleurs, que le théâtre lyrique tente souvent de se moderniser contre son public. Celui-ci préfère invariablement Les Noces de Figaro et Carmen à une œuvre de Janáček (hein, quoi?) ou de Berg (qui ça?) et sèche assidûment les créations contemporaines, dont les places sont régulièrement bradées. Raffolant du répertoire, ce public est, par essence, conservateur. Quiconque, dans une carrière de spectateur, a vu dix ou quinze fois Don Giovanni en a une idée assez précise et n’aime pas trop être bousculé dans ses certitudes. C'est humain: on se fiche bien de savoir, quand on est plutôt vieux et friqué, si le public se renouvelle et se diversifie –ce que tentent de faire vaillamment la plupart des théâtres. On veut sa Bohème dans un atelier d’artiste où on se les pèle, point barre.

Or, dans un monde multiculturel et métissé, cet entre-soi a quelque chose d’anachronique, voire de problématique parce que l’opéra coûte cher et dépend très largement de subventions publiques. Aussi l’institution donne-t-elle des gages. L’opéra est un contributeur net à l’économie locale, assure-t-on. Son public se renouvelle, se rajeunit, il ne serait pas si vieux, et il est vrai qu'on y envoie souvent des hordes de collégiens qui gloussent sous les «chuuuut !» indignés des abonnés.

Le metteur en scène doit être sifflé pour exister

C’est dans ce contexte que s’inscrit un vaste mouvement de «dépoussiérage» des œuvres, sous l’impulsion de metteurs en scène venus du théâtre. Avec, à la clef, de vifs mécontentements. Le scandale le plus connu est celui du Ring de Patrice Chéreau, qui dressa contre le jeune metteur en scène français un public de wagnériens farouchement conservateurs, jusqu’à la xénophobie. Dans les années 1980, Peter Sellars défraya la chronique en transposant Mozart dans le ghetto noir de Harlem: Don Giovanni, noir, mangeant des hamburgers, se shootant à l’héro, vous n’y songez pas! Fort heureusement, c’était à Bobigny. Les théâtres allemands, belges, nééerlandais prirent l'habitude de ce que l'on nomme parfois le RegieTheater (théâtre du metteur en scène).

Quelques années plus tard, avec Gérard Mortier, l’Opéra de Paris s’ouvrit à son tour à l'impensable. Et son public adora huer les metteurs en scène, qui y trouvèrent une forme de reconnaissance. Comme le plasticien du début du XXe siècle, le metteur en scène doit être sifflé pour exister. Bref, tout le monde aime le scandale, les dirigeants des théâtres aussi parce que «l’important, c’est qu’on en parle». C'est le minimum syndical que faisait joyeusement observer Lambert Wilson en 2006: «C'est la moindre des choses que des gens soient offusqués!»

Le scandale devient une norme

Le mini scandale florentin est donc bien la moindre des choses que l'opéra doit à son public. Un quart d'heure de gloire lyrique. Exister dans le brouhaha. Ce n'est pas si facile car les mises en scène sulfureuses, ici recensées par France musique, sont en train de devenir un marronnier de la critique musicale: des nazis comme s'il en pleuvait, des coïts par-ci, un viol par-là et, bien sûr, des figurants à poil.

Le talent des metteurs en scène n’est pas en cause. Après tout, trouver des idées neuves lorsqu’une œuvre a été déjà montrée des milliers de fois n’est pas chose aisée. Souvent, le résultat est stimulant. Mais, peu à peu, se glisse insidieusement un déplaisant arrière-goût de marketing dans cette surenchère à la provocation et au détournement. À l'image de l'annonce de l'arrivée de Calixto Bieito à l’Opéra de Paris: «Celui par qui arrive le scandale Lisez: celui dont on espère le scandale. À Florence, c'est exactement ce qui est en jeu. Faire oublier qu'on programme une oeuvre archi-connue pour satisfaire son public (conservatisme) et en faire un triple salto de l'innovation bien pensante.

Une belle idée théâtrale noyée dans un déluge de bons sentiments

Que Carmen refuse de se faire tuer (et c'est souvent dans une pulsion suicidaire) par Don José mais lui résiste et l'abatte, pourquoi pas? Certes, le livret ne dit pas cela. Mais cette vision s’apparente à un véritable coup de théâtre. On applaudit.

Et ensuite?

Ensuite, on s’en fout. Mais alors complètement. Le metteur en scène a quelques représentations pour se faire applaudir (10% de chances) ou huer (90%). Sa mise en scène fera date (10% de chances) ou sera oubliée (90%). Et s’il pense que Carmen peut tuer Don José, pourquoi pas? De fait, Carmen, qui jouit sans entrave, est une des rares héroïnes d’opéra à refuser la soumission qu’impose l’opéra, cette Défaite des femmes, comme l’expliqua Catherine Clément.

Ainsi, Carmen tuera Don José. Excellente idée, qui nous bouscule en nous faisant découvrir dans l'œuvre des éléments que nous n’avions pas perçus, qui n'y sont peut-être pas mais pourraient y être, en tirant du livret une interprétation nouvelle, en modifiant la psychologie d’un personnage qu’on croyait définitivement acquise. Demain, si des metteurs en scène l’imaginent, on pourra aussi applaudir Carmen puritaine, lesbienne, vegan, flic, fabriquant des cigarettes électroniques, couchant avec Prosper Mérimée ou Georges Bizet, ou les deux à la fois, puis les tuant ensuite, déguisée en mante religieuse, présidente des États-Unis ou journaliste à L’Écho des Tziganes. La liberté théâtrale est celle-ci: la vérité d’un instant, la force d’une transposition, le génie d’une situation. Ça peut être sublime –c’est parfois raté– mais ça vit.

Il est malheureusement regrettable qu'à Florence, ce geste s'accompagne d'un discours lénifiant et contreproductif.

Le politiquement correct, un catéchisme incompatible avec le théâtre

Il ne s'agirait pas d'une audace artistique mais d'une soumission à l'air du temps. On ne pourrait plus applaudir (donc montrer) le meurtre d’une femme aujourd’hui. Cet argument laisse pantois. Qui peut croire qu’en cachant un meurtre, celui-ci n’existe pas? Lorsque la violence faite aux femmes s’impose chaque jour dans le débat public, elle ne devrait plus être visible sur scène? L'opéra cesserait d'être un plateau pour devenir une estrade politique, un école des bonnes moeurs. Ce serait risible s'il n'y avait, hélas, des précédents. En 2006, le Deutsche Oper s'est interdit de montrer une tête de Mahomet, à côté de Bouddha et Jésus. En 2014 et 2015, une mise en scène de Dialogue des Carmélites a été interdite par la justice, jugements heureusement cassés en appel.

Réfuter la liberté du metteur en scène de Carmen en la cadenassant dans un discours moral est non seulement absurde mais aussi contreproductif. Dire qu'il est "inconcevable" de montrer quelque chose au théâtre revient à donner raison aux bigots de toutes sortes qui ne rêvent que de censures et d'interdictions. C’est adopter leur langage, faire nôtre leur pauvre argumentation, céder à une peur obscurantiste, s'interdire le libre-arbitre.

Répétons-le: la liberté du metteur en scène doit être totale. Il peut tout inventer, imaginer, réécrire et tant pis pour les puristes. Mais nuancer, abriter, justifier un détournement parce que c’est politiquement correct, non, mille fois non. Si l’art n’est plus subversif, il ne dit plus rien, il s’engonce dans l’académisme. Il n’est donc pas du tout inconcevable qu'on applaudisse le «meurtre» d’une femme, de même qu’il parfaitement «concevable» d’applaudir qu’elle se défende et tue son agresseur. On n'applaudit pas un meurtre, mais un spectacle. Et si celui-ci nous fait réfléchir, tant mieux. Mais qu'il nous interdise à l'avance et avec moult précautions, cette réflexion, en nous disant ce qu'il faut penser, et tout le monde aura envie de vomir ce catéchisme de bien-pensance.

Si le théâtre «ne peut pas», il meurt

Est-ce trop demander que de faire confiance au public? Il peut tout entendre, tout voir, tout comprendre: c’est du théâtre. Et Œdipe? On peut réinventer Sophocle, rêver que son anti-héros couche avec papa et tue maman, on peut imaginer Œdipe tombant enceint et Jocaste avortant, et cela dirait bien notre époque, mais on ne peut pas concevoir un programme nous disant: «nous avons renoncé à montrer un inceste parce que vraiment c'est pas bien, l'inceste, vous voyez». Et je veux bien qu'Agamemnon et Clytemnestre règlent leurs différends chez le juge aux affaires familiales tandis qu’Hélène et Ménélas se réconcilient grâce à un sexologue... sauf si un artiste bigot m'explique que le mariage est un lien sacré qu'il faut préserver à tout prix.

Dans ce formol de gentillesse, que deviendraient nos passions, notre petite catharsis?

Dire qu’au théâtre «on ne peut pas» est une impasse. Une mort programmée. Il faut imaginer, pas s’interdire, pas s’autocensurer. Le théâtre n’est pas là pour nous arranger mais pour déranger. Carmen poignardant Don José peut irriter, choquer, séduire, amuser, mais dit quelque chose de l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui. C’est une belle et bonne idée de théâtre. Malheureusement gâchée par un discours lénifiant, une explication de texte qui l'aseptise. Avec de tels discours, l'opéra croit sortir du formol, alors qu'il s'y enfonce.

Mais ne soyons pas naïfs. À l’opéra de Florence, on sait tout cela. Faute de faire entendre un opéra rare, il fallait imaginer un plan média pour cette énième production de Carmen. Dépêches AFP, Reuters, grands quotidiens, radios... Las! Nous sommes tous tombés dans le piège d'un bon plan marketing.

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