Cet article est le second volet de la traduction d'une enquête sur le Gardasil, réalisée par Frederik Joelving pour Slate.com.
Dans le premier épisode, le journaliste revenait sur le cas de Kesia Lyng, une Danoise de 30 ans ayant développé un syndrome de fatigue chronique peu de temps après avoir participé à un essai clinique sur le Gardasil, en 2002.
Si le laboratoire Merck se disait «confiant» sur le profil d'innocuité de son vaccin, il s'avère que les méthodes utilisées pour les essais cliniques n'étaient pas fiables et que la déclaration des effets secondaires présentait des défaillances.
Merck, connu sous le nom de Merck Sharp & Dohme hors des États-Unis et du Canada, n’a pas réagi aux inquiétudes de l’Agence européenne des médicaments concernant l’innocuité du vaccin. Mais le laboratoire affirme que ses essais cliniques obéissent aux «lois, règlementations et instructions» où qu’ils aient lieu, et ne sont poursuivis qu’après approbation des agences chargées de la réglementation et des comités d’éthique.
L’entreprise a aussi souligné que «la collecte de nouveaux antécédents médicaux avait lieu à chaque visite et était obligatoire pour tous les sujets des essais. Les nouveaux antécédents médicaux comprennent les événements indésirables non-graves».
Un signalement d'événements indésirables souvent incorrect
Lorsque j’ai demandé à l’Agence européenne du médicament de développer le sujet de ses observations confidentielles, on m’a répondu par mail que les inspecteurs concernés avaient, après tout, considéré que les données des essais étaient utilisables. Le laboratoire avait réussi à amadouer l’agence pendant les discussions préalables à l’approbation:
«La précision du candidat que le recueil de nouveaux antécédents médicaux était obligatoire pour tous les participants et n’avait pas l’air d’être collectée de façon passive, mais pour à chaque visite de l’essai [sic], a été considérée comme rassurante», m’a informé l’EMA. «Par conséquent, il semble que le contrôle de la sécurité lors des essais ait pris en compte tous les événements médicalement pertinents.»
L’agence n’a pas fait de commentaire sur la décision de créer de «nouveaux antécédents médicaux» plutôt que de rapporter directement les événements indésirables.
Le fait de ne pas signaler correctement les événements indésirables n’est pas chose nouvelle dans le domaine de la médecine. Selon les chercheurs, les enquêteurs des essais cliniques passent souvent à côté des symptômes des participants et les données qu’ils collectent ne voient pas toujours la lumière du jour.
Une étude publiée en 2016 a trouvé «de solides preuves qu’une grande partie des informations concernant les événements indésirables reste non-publiée et que leur nombre et leur portée sont plus élevées dans les versions non-publiées que dans les versions publiées de la même étude». En 2009, le Dr John Ioannidis de la Stanford University a succinctement exposé le problème dans un éditorial de l’Archives of Internal Medicine intitulé «Événements indésirables dans les essais cliniques randomisés: négligés, classifiés, déformés et passés sous silence».
Ce qui est beaucoup moins clair, c’est la manière dont les événements indésirables sont gérés pendant les essais cliniques et l’ampleur de leur impact. Est-ce que les symptômes sont consignés comme des entités à part, alors qu’ils font partie d’un vaste ensemble de problèmes de santé? Apparaissent-ils comme des occurrences inoffensives exceptionnelles alors qu’en réalité ils sont chroniques ou peuvent le devenir? Et combien de problèmes de sécurité sont tout simplement ignorés à cause d’un suivi de trop courte durée?
Six cas de problèmes de santé chroniques au Danemark
Le cas de Kesia Lyng n’est pas isolé: au moins cinq autres Danoises affirment avoir contracté des problèmes de santé chroniques pendant les essais. Plus de 12.000 jeunes femmes de treize pays, dont les États-Unis, s’étaient inscrites à ce test baptisé Future 2.
Il s'agissait du plus grand des deux essais Gardasil randomisés contrôlés contre placebo –qualifiés du terme technique d’«essais pivots»– conduits par Merck pour soutenir la demande d’autorisation de mise sur le marché de son vaccin. L’autre étude, moitié moins grande, était appelée Future 1. À eux deux, ces essais ont fourni une grande partie des données que les agences de réglementation ont utilisées, à la fois aux États-Unis et en Europe, pour juger de l’innocuité du Gardasil avant de l'approuver.
Au CHU d’Aalborg, l’un des sites des essais de Future 2 au Danemark, peu de temps après son immunisation, Miam Donslund s’est mise à souffrir de symptômes grippaux persistants et a contracté deux infections, dont une a nécessité une hospitalisation. Ces incidents ont été signalés mais là encore, uniquement en tant que nouveaux antécédents médicaux, ce qui signifie qu’ils n’ont pas été considérés comme des effets indésirables.
Miam Donslund, aujourd’hui âgée de 38 ans, m’a raconté qu’elle avait été atteinte d’une telle fatigue pendant l’essai qu’on l’avait soupçonnée de se droguer. L’année qui a suivi sa vaccination, elle a subi des douleurs si intenses qu'elle a été obligée de se déplacer en fauteuil roulant pendant un moment; aujourd’hui, elle utilise régulièrement des béquilles. Les médecins lui ont dit qu’elle était peut-être atteinte de rhumatismes psoriasiques, mais elle n’a jamais reçu de diagnostic précis. Plus de douze ans plus tard, «je travaille deux jours par semaine et le reste du temps, je suis chez moi au lit et je ne peux pas faire les activités les plus élémentaires», explique-t-elle.
Stine Sørensen, 34 ans, a quant à elle reçu sa première injection de Gardasil quelques mois après Kesia Lyng, également à l’hôpital Hvidovre. C’est vers cette époque qu’elle a commencé à ressentir une gêne généralisée, des maux de tête et une fatigue profonde qui la forçait souvent à manquer l’école. «Mes parents me demandaient: “Stine, est-ce que tu te drogues?” et je me souviens parfaitement que ça me mettait hors de moi», m’a-t-elle raconté. Aujourd’hui employée dans le cadre d’un accord spécial prévu pour les personnes atteintes d’une maladie chronique, Stine Sørensen explique qu’elle a décrit ses problèmes au personnel thérapeutique pendant les essais, or son dossier n’en fait aucune mention (les trois femmes ont reçu le vrai vaccin pendant les essais, et non un placebo).
Le Dr Anette Kjærbye-Thygesen, une gynécologue-obstétricienne de Hvidovre qui s’est occupée de Kesia Lyng et de Stine Sørensen pendant les essais cliniques, a refusé d’être interviewée pour cet article. Un chargé de communication de l’hôpital m’a dit par mail: «En ce qui concerne le signalement de divers symptômes et données de santé, le médecin déclare qu’elle a suivi le protocole de l’essai.» L’hôpital a également refusé de répondre à mes questions.
Une réticence à discuter de l’innocuité du Gardasil contre-productive
Selon le Dr Jose Montoya, professeur de médecine à la Stanford University et expert en matière de syndrome de fatigue chronique (SFC), imaginer un lien entre le vaccin du HPV et le SFC n’est pas si tiré par les cheveux.
Cette maladie débute généralement par une attaque contre le système immunitaire –une infection grave, un accident de voiture, une grossesse. Les premiers symptômes ressemblent à la grippe, mais les mois passent et la patiente se rend compte qu’elle ne va pas mieux. Chez quelques individus génétiquement prédisposés, m’a expliqué le Dr Montoya, il est «biologiquement plausible» que le vaccin, qui simule une infection naturelle, puisse déclencher une réponse immunitaire assez puissante pour conduire à un SFC. Pour déterminer si c’est le cas, les enquêteurs des essais cliniques devraient surveiller soigneusement les symptômes des participantes «pendant au moins un an», affirme-t-il.
«Nous faisons du tort à la science et nous faisons le jeu des anti-vaccins quand nous ne discutons pas publiquement des problèmes potentiels.»
Le Dr Montoya m’a rapidement expliqué qu’il était «pro-vaccin» et qu’il ne pensait pas que les femmes devraient arrêter de se faire vacciner. Son empressement à le préciser met en relief un problème plus vaste lié au déballage des défauts des recherches de Merck: reconnaître une quelconque incertitude autour de l’innocuité de la vaccination peut être un exercice difficile pour les autorités sanitaires, notamment à cause de la panique de l'autisme, discréditée depuis mais qui continue à alimenter un sentiment anti-vaccins chez certains parents. Dans les discussions polarisées d’aujourd’hui, soit vous croyez que les vaccins sont absolument sûrs, soit vous êtes convaincus qu’ils sont si dangereux que vous les évitez, au prix de risques personnels conséquents.
Mais il s’agit là d’une fausse dichotomie qui donne une image erronée de la complexité de la médecine; l’innocuité n’est pas une règle absolue. À l’instar des médicaments, les vaccins sont variés et chacun comporte son lot de risques et de bénéfices en rapport avec son utilisation particulière, par des individus particuliers. Et malheureusement, notre connaissance des effets secondaires est souvent tristement incomplète.
Aux yeux du Dr Lemmens, le spécialiste en bioéthique de l’Université de Toronto, la réticence à avoir une discussion franche autour de l’innocuité du Gardasil est contre-productive. «Nous faisons du tort à la science et nous faisons le jeu des anti-vaccins quand nous ne discutons pas publiquement des problèmes potentiels», déplore-t-il.
Des symptômes non consignés dans le dossier médical de Kesia Lyng
Avant que je ne le lui envoie, Kesia Lyng n’avait jamais vu son dossier médical constitué lors des essais cliniques, qui est la propriété de Merck. Alors que nous le consultions ensemble pendant une douce journée d’août, je l’ai vue s’assombrir. «À quoi bon tester un vaccin si c'est pour ne pas tout consigner correctement?», s’est indignée la femme pâle et fine aux yeux bleu clair. «Cela a eu des conséquences énormes sur ma vie.»
Nous étions assis devant la maison qu’elle et son mari avaient récemment achetée en lisière d’une petite ville proche de Copenhague. Des champs s’étendent au bout de leur rue et en face de la maison se dresse l’école où vont leurs enfants. Kesia Lyng avait été renvoyée de son travail d’aide-cuisinière fin 2014, mais ses indemnités maladie et le salaire de son mari permettaient à la famille de joindre les deux bouts.
Avoir plus de temps pour elle, et son diagnostic de SFC, lui avaient aussi permis de gagner un peu de tranquillité d’esprit. Au fil des années, on lui avait diagnostiqué un trouble de l’attention, une dépression et même une «légère» bipolarité.
Elle sentait qu’aucun de ces diagnostics n’expliquait totalement ses problèmes. Pourquoi ces accès de fièvre et de rougeurs qui disparaissaient aussi brutalement qu’ils étaient apparus? Pourquoi ces douleurs certains jours et pas d’autres? Pourquoi lui fallait-elle deux semaines de repos pour récupérer après avoir organisé le menu de réveillon de son église? Le diagnostic lui donnait au moins une réponse.
Dans le dossier médical de Kesia établi lors de l'essai Future 2, nous avons découvert que sa fatigue, l’un de ses symptômes les plus handicapants, n’était mentionnée nulle part. D’un autre côté, son médecin de famille avait, lui, commencé à inscrire ce problème dans son dossier médical personnel à partir du 20 mars 2003, soit neuf jours après la troisième et dernière injection de Gardasil.
En 2004, après plusieurs examens sanguins et consultations de spécialistes sans résultat, il a noté que Kesia continuait d’avoir «des périodes de maux de tête, de fatigue, des douleurs dans les petites et grandes articulations, une concentration défaillante et des problèmes de sommeil. Son humeur est fluctuante. Pas de suspicion de dépression».
Kesia m’a dit avoir signalé ses symptômes à chaque consultation pendant les quatre années qu'a duré l’essai clinique (les participantes avaient régulièrement rencontré les chercheurs pendant quatre ans, mais les dernières visites devaient servir à surveiller l’efficacité du vaccin –dans ce cas, à voir s’il empêchait les transformations des cellules liées au HPV). Elle avait même signalé que sa maladie l’avait obligée à arrêter l’école. Mais personne n’avait paru la prendre au sérieux: «Ils ne cessaient de me dire: “ce n’est pas le genre d’effet secondaire que l’on voit avec ce vaccin.”»
Une méthode constestable de rapport des effets indésirables
Le Dr Anette Kjærbye-Thygesen, la chercheuse qui a suivi Kesia pendant l’essai clinique, et une employée désignée par ses initiales, «BW» –probablement une infirmière–, avaient bien reporté les maux de tête et les douleurs articulaires, ainsi qu’une gastroentérite et une grippe, mais pas dans la rubrique des événements indésirables. Elles avaient utilisé la fiche des antécédents médicaux, qui recommandait aux chercheurs d’y reporter «toute nouvelle maladie due à des antécédents ou concomitante, allergie à des médicaments et opérations/interventions». Une note dans son dossier, paraphée par le Dr Kjærbye-Thygesen, dit que le vaccin n’est «sans doute pas» responsable des douleurs articulaires de Kesia Lyng, sans offrir davantage d’explication.
Le nouveau dossier médical de Kesia Lyng (surlignage de l’auteur), six mois après le début des essais | Publié avec l’autorisation de Lyng.
Malgré le côté paradoxal des instructions préconisant de citer les nouvelles maladies à la rubrique «antécédents», il ne s’agissait pas d’une erreur.
Le protocole de l’essai clinique de Merck montre que pour les participants en dehors des États-Unis et du Royaume-Uni, qui constituaient la majorité de la cohorte, seuls les événements indésirables que les chercheurs considéraient comme graves devaient être rapportés. Les autres problèmes de santé devaient être consignés de manière moins bien détaillée dans la rubrique «nouveaux antécédents médicaux» –aux États-Unis et au Royaume-Uni, les événements graves et non-graves étaient tous susceptibles d’être rapportés.
Sur tous les sites d’essais, Merck a également choisi de restreindre le signalement des événements indésirables –ce que le protocole de l’essai appelle «suivi clinique de sécurité»– à seulement quatorze jours suivant chacune des trois injections de Gardasil. Les maladies survenant en dehors de ces minuscules créneaux étaient reléguées à une seule ligne de la fiche des antécédents médicaux, alors que pour chaque événement indésirable, plusieurs évaluations devaient être effectuées et reportées.
Une exception cependant: les décès ou les événements indésirables graves portés à l’attention du chercheur et dont il était soupçonné qu’ils puissent avoir un lien avec le vaccin ou une procédure de l’essai devaient être rapportés à tout moment. Cette formulation laissait aux chercheurs la capacité de décider eux-mêmes, pendant la plus grande partie des essais, ce qui serait évalué et signalé comme un effet secondaire potentiel.
Future 1 avait signalé des événements indésirables non-graves pour toutes les participantes, mais l’essai s’appuyait sur un suivi aussi court que Future 2 et avait également assigné à de nombreux événements indésirables l’étiquette de «nouveaux antécédents médicaux».
À LIRE AUSSI Le «scandale» du Gardasil est bidon
Un protocole très mal pensé
La manière dont Merck a géré les données de sécurité pendant ses essais a plongé les experts à qui j’en ai parlé dans la perplexité. Selon le Dr Yoon Loke, professeur à l’University of East Anglia et spécialiste des effets secondaires, laisser les chercheurs juger s’il est pertinent ou non de reporter des événements indésirables «n’est pas une méthode très fiable, parce que cela permet à des biais de s’y glisser». En gros, cette particularité signifie que si vous pensez au départ que le vaccin ne fait courir aucun risque, alors vous êtes moins susceptible de repérer de potentiels effets secondaires.
Au sujet des suivis de courte durée, Loke m’a dit: «Cela ne permettra pas de déceler des problèmes graves à long terme, ce qui est dommage. Vraisemblablement, les régulateurs pensent que le vaccin est tellement sûr qu’ils n’ont pas besoin de se faire du souci au-delà de quatorze jours.»
«C’est complètement dingue! Ils ont mis en place un protocole qui semble très mal pensé d’un point de vue médical et de celui de la sécurité.»
La conseillère à la sécurité des médicaments d’un laboratoire pharmaceutique international m’a expliqué: «Tout, de la première à la dernière injection, plus une période de suivi, est inclus dans ce que nous appelons les événements indésirables apparus sous traitement.» Elle est restée dubitative devant la brièveté et l’intermittence des périodes de suivi des essais Gardasil, ainsi que devant le choix de Merck de ne pas signaler les événements indésirables de toutes les participantes ainsi que sa classification de nombreux événements en «antécédents médicaux».
«C’est complètement dingue!», s’est-elle exclamée. Elle a demandé à ne pas être nommée pour ne pas compromettre sa situation dans le secteur. «Ils ont mis en place un protocole qui semble très mal pensé d’un point de vue médical et de celui de la sécurité.»
Selon la déclaration envoyée par mail par l’Agence européenne des médicaments, «la portée du recueil d’expériences indésirables dans le programme clinique du Gardasil reflétait la norme des programmes de vaccination de cette entreprise». On peut aussi y lire: «Le suivi standard pour un vaccin non-réplicatif (comme le Gardasil) est de quatorze jours (jours 1 à 15) suivant chaque vaccination.»
Un délai de suivi de sécurité conforme aux pratiques
Aucune règle ne dicte la durée exacte de déclaration des événements indésirables dans les essais cliniques pour les vaccins. Dans certaines études, elle peut se mesurer en jours; dans d’autres, elle court du début à la fin et tous les événements sont signalés de la même manière, quel que soit leur lien possible avec le vaccin.
D’ailleurs, des études datant de 2005 et 2013 ont trouvé des variations frappantes sur la manière dont les chercheurs collectaient, analysaient et présentaient les données d’innocuité. Depuis, des efforts de standardisation ont été faits dans le domaine et les autorités de santé reconnaissent de plus en plus que certains effets secondaires peuvent se produire tard.
Dans des instructions publiées cette année, l’Organisation mondiale de la santé souligne que si la plupart des effets secondaires des vaccins se produisent dans les deux semaines après l’injection, il peut y avoir «des raisons de soupçonner que des maladies qui se déclenchent plusieurs mois après la dernière dose pourraient être liées à des vaccinations antérieures».
Expériences indésirables graves (surlignage de l’auteur), six mois après le début de l’essai Gardasil | Publié avec l’autorisation de Lyng.
Kesia Lyng et moi avons aussi lu la définition des «expériences indésirables graves» des fiches que les chercheurs devaient remplir à chaque visite suivant une vaccination. Elle comportait des événements conduisant à «un handicap/une incapacité persistantes ou significatives» conduisant à «une perturbation considérable de la capacité d’une personne à réaliser les fonctions d’une vie normale». Sur tous les formulaires, la seule case cochée était celle qui indiquait «aucune».
S’agissait-il d’une erreur? Probablement pas, parce que les symptômes de Kesia Lyng, tels qu’ils ont été inscrits par le personnel de l’essai, ont débuté trois à quatre semaines après la deuxième injection –soit en dehors du délai de suivi de sécurité obligatoire du protocole.
Une attachée de presse de l’Agence danoise du médicament, qui a approuvé Future 2 en 2002, a signalé que le protocole d’essai de Merck ne faisait aucune mention de «nouveaux antécédents médicaux» ou de «nouveaux problèmes médicaux». Dans un mail, elle m’a écrit: «Nous ne savons pas si cette catégorie a été utilisée lors d’autres essais cliniques de médicaments, car ce ne sont pas des termes qui figurent dans les instructions officielles.»
Elle a ajouté que les tests d’innocuité de Future 2 n’avaient suscité aucune inquiétude dans son agence. «Les évaluations du profil d'innocuité étaient conformes aux instructions applicables pour les vaccins», m’a-t-elle confié, ajoutant que le suivi de quatorze jours «est conforme aux instructions scientifiques de l’Agence européenne des médicaments pour les vaccins».
Des troubles neurologiques liés aux essais cliniques?
C’est la description d’une jeune Colombienne de 15 ans atteinte de problèmes neurologiques qui a d’abord attiré l’attention du Dr Rebecca Chandler, une expatriée américaine qui travaille à Läkemedelsverket, l’Agence suédoise des produits médicaux.
La Suède est un rapporteur de l’Agence européenne des médicaments pour le Gardasil et le Gardasil 9, ce qui signifie qu’elle a été chargée d’évaluer les demandes d’autorisation de mise sur le marché des deux vaccins au nom de l’Union européenne.
En tant que contrôleur des données sur l’innocuité des essais cliniques à Läkemedelsverket, le Dr Chandler a étudié des rapports post-commercialisation du Danemark et du Japon concernant deux troubles neurologiques graves et peu connus, chez des jeunes filles et des jeunes femmes vaccinées au Gardasil.
Dans les deux pays, ces cas ont déclenché des débats nationaux au vitriol qui ont fait s’effondrer les taux de vaccination. Lorsque la demande pour le Gardasil 9 est arrivée, le Dr Chandler a décidé de passer au crible les données des essais, pour voir si elle trouvait des références aux deux maladies, appelées syndrome de tachycardie orthostatique posturale (STOP) et syndrome douloureux régional complexe (SDRC). Ces syndromes se recoupent à un certain degré, et partagent plusieurs points communs avec le syndrome de fatigue chronique.
Au départ, elle n’a rien trouvé –aucune occurrence de ces maladies n’apparaissait dans la candidature du laboratoire. Mais les symptômes de l’adolescente colombienne, tels qu’ils étaient décrits dans les données de l’essai clinique, lui rappelaient le STOP et elle a demandé au fabricant du médicament de passer sa base de données au peigne fin pour détecter d’éventuels cas semblables.
«Le procédure d’essais [est] non-conventionnelle et sous-optimale. [Elle] apporte un certain degré d’incertitude quant à l’évaluation globale de son innocuité.»
Il s’avéra que le STOP avait été diagnostiqué chez trois filles vaccinées au Gardasil 9, et le SDRC chez une autre. Il y avait aussi plusieurs cas de troubles neurologiques «d’intérêt», écrivit le Dr Chandler dans son rapport de 2014. Mais aucun n’avait été signalé par le laboratoire comme des événements indésirables: ils étaient tous qualifiés de «nouveaux antécédents médicaux», conformément au protocole d’essais cliniques de Merck.
Le Dr Chandler, qui travaille désormais à l’Uppsala Monitoring Centre, éminente institution de recherche sur la sécurité des médicaments en Suède, m’a expliqué avoir «beaucoup débattu» de ses découvertes à l’agence, «parce que j’étais très inquiète à l’idée que la conception des essais ne soit pas appropriée pour repérer ces éléments».
Apparemment, ses collègues de l’agence de réglementation partageaient son appréhension et ont exposé leurs doutes dans une série de rapports confidentiels de l’Agence européenne des médicaments, qui ont conduit à l’approbation de la mise sur le marché du Gardasil 9 (j’ai obtenu que le Läkemedelsverket me communique ces rapports après plusieurs demandes officielles d’accès à l’information).
Un rapport confidentiel de l’Agence de 2014 qualifie par exemple l’approche sécuritaire de Merck de «procédure d’essais non-conventionnelle et sous-optimale», un autre observe que sa conception «apporte un certain degré d’incertitude quant à l’évaluation globale de son innocuité».
Le Dr Chandler trouvait que les données de Merck avaient de quoi soulever des inquiétudes autour d’un éventuel lien entre le vaccin et le STOP, mais ses collègues de l’agence ont passé outre. Plus tard, une étude contestée de l'Agence européenne des médicaments datée de 2015 et une étude américaine basée sur des données post-commercialisation n’ont pas trouvé de quoi étayer ce lien.
Les mentions des inquiétudes sur l’innocuité effacées
Des enquêteurs qui examinaient un essai du Gardasil 9 pour l’Agence européenne des médicaments se sont également sentis obligés de souligner la manière dont Merck gérait la sécurité, tout en considérant cela comme un «problème systémique lié à la conception de l’essai et donc ne relevant pas des découvertes liées à l’inspection en tant que telle».
Cette conception peu orthodoxe «compliquait» le signalement d’événements indésirables, ont écrit les inspecteurs, en partie parce que les informations sur les «nouveaux événements médicaux» étaient «limitées, car seuls les symptômes étaient consignés, aucune autre évaluation médicale n’était faite et aucune conséquence signalée».
Dans leur rapport final recommandant une approbation conditionnelle du Gardasil 9, les rapporteurs de l'Agence européenne des médicaments demandent au laboratoire de «discuter de l’impact de ses méthodes non-conventionnelles et potentiellement sous-optimales de déclaration des événements indésirables et de fournir de nouvelles garanties de l’exhaustivité et de l’exactitude globales des donnés d’innocuité fournies dans la demande d’approbation». Läkemedelsverket a refusé de communiquer la réponse du laboratoire. Dans l'évaluation publique de l'Agence européenne des médicaments du Gardasil 9, toutes les mentions des inquiétudes sur l’innocuité ont été effacées.
En réponse à mes questions, l’Agence a signalé que ses experts, dans le cadre d’une évaluation publique du vaccin original de 2006, ont jugé la manière de Merck d’évaluer l’innocuité du Gardasil «établie et appropriée». Mais l’agence n’a pas réussi à expliquer comment cette opinion pouvait cadrer avec ses réserves non-publiées sur les recherches du Gardasil 9, qui avaient géré la question de l’innocuité essentiellement de la même manière.
Le Dr Susanne Krüger Kjær, une professeure en épidémiologie des cancers gynécologiques à l’université de Copenhague chargée de superviser la partie danoise de Future 2, a refusé d’aborder la question des inquiétudes liées à la sécurité des essais. «Je ne peux répondre à aucune de ces questions, parce que ce n’est pas moi qui ai conçu ces essais», m’a-t-elle répliqué. Elle est l’une des auteurs de la principale publication scientifique de l’essai, parue en 2007 dans le New England Journal of Medicine et qui ne contient aucune mention de nouveaux antécédents médicaux.
Dans sa déclaration, Merck explique qu’utiliser la catégorie «nouveaux antécédents médicaux» «permettait une large collecte d’événements pouvant potentiellement concerner la sécurité comme de nouvelles maladies, des symptômes et des tests en laboratoire ou des examens d’imagerie, permettant ainsi des évaluations de sécurité complètes». Il cite une étude de 2010 qui analyse les nouveaux antécédents médicaux et trouve des taux «comparables» chez les participantes aux essais ayant reçu respectivement le vaccin et le placebo.
L'espoir des autoanticorps antagonistes
Un pluvieux soir de septembre, j’ai pris l’avion avec Kesia Lyng jusqu’à Berlin, pour rendre visite à Gerd Wallukat, scientifique de la startup de biotech Berlin Cures. Wallukat, un homme râblé d'environ 75 ans, est un pionnier des recherches sur une catégorie spéciale d’anticorps –des protéines fabriquées par le système immunitaire, qui attaquent les cellules du corps au lieu de s’en prendre à des agresseurs extérieurs comme les virus ou les bactéries.
Les chercheurs ont trouvé ces «autoanticorps agonistes» chez des personnes atteintes de diverses maladies, dont le SFC, le STOP et le SDRC, mais leur rôle n’est pas tout à fait compris. Berlin Cures est au beau milieu des essais cliniques précoces cherchant à savoir si les neutraliser pourrait avoir un effet thérapeutique.
Un des médecins qui suit Kesia Lyng au Danemark a travaillé avec le Dr Wallukat pour chercher des autoanticorps chez des jeunes filles et des femmes tombées malades après leur vaccination au Gardasil. Leurs découvertes préliminaires non publiées suggèrent que presque toutes ces femmes sont porteuses d’un ou plusieurs autoanticorps agonistes, et le Dr Wallukat a proposé à Kesia Lyng de faire le test.
Dans l’avion, elle était nerveuse et bavarde. Elle n’avait pas envie d’être malade, expliquait-elle, mais c’était épuisant d’avoir à convaincre son entourage –son assistante sociale, sa famille et même son mari– qu’elle était physiquement malade alors que les tests revenaient négatifs les uns après les autres. Elle redoutait l’idée de recevoir encore un résultat négatif.
Gerd Wallukat, scientifique de Berlin Cures et l’un des pionniers des autoanticorps agonistes, parle à Kesia Lyng. | Frederik Joelving
Ce n’est pas ce qui s’est produit. «Vous avez des bêta-2, de la nociceptine, des muscariniques», lui a annoncé dit le Dr Wallukat, en faisant référence à trois types d’autoanticorps, «le schéma classique que j’ai constaté chez des patientes après vaccination».
Kesia Lyng a appelé son mari dans un café. «Je suis absolument bouleversée. C’est la première fois que j’ai un résultat positif», lui a-t-elle confié. «Ça veut dire que ce n’est pas juste dans ma tête –tous ces médecins qui se sont demandé si ce n’était pas psychologique.»
Mais les tests positifs de Kesia Lyng suscitent plus de questions que de réponses: qu’est-ce qui a engendré ces autoanticorps, et comment? Sont-ils la cause de ses symptômes, comme le suppose son médecin? Et est-ce que les neutraliser lui permettrait d’aller mieux, comme le parie Berlin Cures?
Ce test apportait une nouvelle pièce au puzzle du cas de Kesia Lyng; mais comme souvent en sciences, il ne garantissait pas de certitude et il ne prouvait rien en termes de causalité.
À LIRE AUSSI Affaire Gardasil: les pièces du dossier médico-légal
La science, un chantier constamment inachevé
S’il s’avère que le Gardasil a vraiment des effets secondaires graves, il semblerait qu’ils soient très rares. En outre, les bénéfices du vaccin pourraient toujours justifier ce risque hypothétique –le cancer du col de l’utérus, s’il n’est pas courant, est une maladie épouvantable.
S’il y a une leçon claire à tirer de l’expérience de Kesia Lyng, c’est que la science est un chantier constamment inachevé. Pour emprunter les termes du psychologue américain Brian Nosek, «en sciences, il ne s’agit pas de déduire ce qui est vrai ou faux, mais de réduire des incertitudes». Ne pas admettre cette incertitude lorsqu’il est légitime de le faire n’aura sans doute pour conséquence que de ralentir les progrès scientifiques.
«La transparence et un débat ouvert sur les effets secondaires sont essentiels pour préserver la confiance dans la mise à disposition de médicaments et l’organisation de la santé publique.»
Dans le domaine controversé des vaccins, cela donnera aussi du grain à moudre aux théoriciens du complot, qui répandent des craintes exagérées ou infondées chez un public déjà méfiant.
Une des manières de répondre aux inquiétudes du public consiste à reconnaître les limites de nos recherches actuelles et d’accepter le débat sur ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, estime Lemmens, le spécialiste en bioéthique.
«La transparence et un débat ouvert sur les effets secondaires sont essentiels pour préserver la confiance dans la mise à disposition de médicaments et l’organisation de la santé publique», m’a-t-il expliqué.
Au lieu de cela, tandis que la confiance dans le Gardasil piquait du nez au Danemark, les autorités de régulation assénaient de plus belle le message simpliste que le vaccin avait été rigoureusement testé et que son innocuité ne faisait pas l’ombre d’un doute.
Lors d’une conférence de presse en mai, le Dr Søren Brostrøm, gynécologue-obstétricien et directeur général de l’autorité de santé danoise, a expliqué aux journalistes que «pour nous, les autorités, l’efficacité et l’innocuité de ce vaccin ne font aucun doute».
Cela semble aller à l’encontre des conclusions de l’Agence européenne des médicaments sur la manière dont Merck a rapporté les données d’innocuité dans ses essais. Comme me l’a récemment confié le Dr Christian Gluud, qui dirige le Copenhagen Trial Unit, un centre de recherches du CHU de Copenhague, «si nous avions testé correctement nos vaccins, nous ne serions pas en train d’avoir cette discussion».