Du 2 octobre au 2 novembre, Marie a assisté au procès d’Abdelkader Merah et de Fettah Malki devant la cour d'assises spécialement composée pour l'occasion. Marie est journaliste, membre du collectif Slug News, qui a pénétré la djihadosphère francophone pendant 17 mois afin d’enquêter à l’intérieur du système d’embrigadement de l’organisation État islamique. Marie a suivi les débats qui ont mené à la condamnation à 20 ans de réclusion d'Abdelkader Merah, frère de Mohamed, pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Le Parquet général a fait appel de ce verdict dès le lendemain. Un nouveau procès s’ouvrira dans plusieurs mois.
Voici le troisième volet de notre série sur ce moment judiciaire qui a marqué 2017.
Retrouvez les épisodes précédents:
- Abdelkader - Mohamed Merah: le procès de l'un, l'ombre de l'autre
- Les rendez-vous manqués du procès Merah
PALAIS DE JUSTICE DE PARIS, OCTOBRE 2017
Cet après-midi à l’audience du 9 octobre, personne n’est à la barre. Le témoin n°45 n’est qu’une voix qui résonne à travers la salle. Comme la plupart des enquêteurs cités, il apparaît en visioconférence, camouflé par un store vénitien blanc. Est-il quelque part dans le palais de justice? Nous l’ignorons.
Numéro 45 ne décline pas son identité, juste sa fonction: «capitaine de police au service de la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, la SDAT». À sa création en 2006, ce service travaillait essentiellement sur les séparatistes: les Corses, les Bretons et les Basques de l’ETA. Dix ans plus tard, la menace a changé et la SDAT se concentre sur les groupes terroristes islamistes.
Témoins policiers sous tension
C’est elle qui est saisie pour l’affaire Merah, puis pour les attentats de janvier 2015, ceux de novembre 2015 et celui de Nice en juillet 2016. Ses agents sont de plus en plus exposés, ils souhaitent être anonymisés lors de leur mission.
Ces mesures de sécurité sont-elles aussi les conséquences de l’attentat de Magnanville? Le 13 juin 2016, Larossi Abballa, 25 ans, nationalité française, assassine un couple de policiers à leur domicile. Lui est commandant de police, adjoint au chef de la sûreté urbaine des Mureaux, dans les Yvelines. Il meurt de plusieurs coups de couteau sur le pas de sa porte. Sa compagne est adjointe administrative au commissariat de police de Mantes-la-Jolie. Elle est retrouvée égorgée dans son salon. Leur petit garçon de trois ans est présent. Si Larossi Abballa ne fait pas tout comme Merah car il épargne l’enfant, il meurt comme lui sous les balles du RAID.
Maître Éric Dupond-Moretti, l’avocat d’Abdelkader Merah, ça l’énerve, tous ces flics masqués et la voix parfois déformée. À chacun, il demandera s’il s’agit d’un choix personnel ou professionnel. Ils refuseront de répondre. Autre motif d’énervement pour l’avocat: le témoin n°45 lit ses notes et la loi dit qu’à la cour d’assises, c’est l’oralité des débats qui prime. Pas de notes, tout au plus une feuille avec quelques mots-clés pour ne pas perdre le fil. Mais ces enquêteurs doivent résumer cinq ans d’investigations.
Éric Dupond-Moretti (deuxième à droite) et ses associés, le 16 octobre 2017 au Palais de justice de Paris | Lionel Bonaventure / AFP.
Mohamed Merah, lors des négociations avec le RAID, disait avoir agi seul. Le témoin n°45 était chargé de vérifier les informations données par l’auteur des attaques, retracer son mode opératoire, scruter le moindre élément établissant une complicité ou non. Le numéro 45 raconte les perquisitions du box où était garé le scooter, la recherche des voitures louées par Mohamed Merah. Il raconte aussi les analyses de toutes les traces ADN collectées et l’étude de la téléphonie de Mohamed Merah et de toute sa famille. En gros, des centaines de fadettes et des dizaines de numéros à analyser.
Quand un avocat de parties civiles pose une question sur les contacts téléphoniques entre Mohamed Merah et Abdelkader Merah –une question clef pour l’accusation, qui cherche une preuve formelle et technique de collaboration entre les deux frères–, le numéro 45 concède que «l’étude de la téléphonie mobile n’a pas permis de mettre en évidence des contacts». Un mauvais point pour l’accusation? Pas vraiment, elle retourne cet élément et interprète cette absence de contact téléphonique comme une méthode de dissimulation.
Plus tôt dans la journée, le numéro 41, une autre enquêtrice de la SDAT, elle aussi dissimulée derrière un store vénitien, détaillait: «Il n’y a pas eu de communication téléphonique entre les deux frères les jours qui ont précédé les attaques. […] Curieusement, Abdelkader Merah se montre, lui aussi, très prudent avec les téléphones portables.»
Méfiance envers les téléphones portables
Lors de notre précédente enquête sur les djihadistes français, les recruteurs de Daech me l’ont répété: «Méfie-toi de ton portable, ce n’est pas ton ami» ou «Tu dois te méfier du téléphone, ma sœur, et tu effaces bien tous les messages une fois que tu les as lus, hein?».
Tout au long de nos investigations, le protocole de sécurité que nous avions mis en place pour nous protéger était obsédant: logiciels pour ne pas être géolocalisable, applications cryptées, aucune information personnelle dans le téléphone, pas de photos, contacts nommés par leur kounya. Une fois la conversation terminée, il fallait éteindre, puis retirer batterie et carte SIM.
Dans cette nouvelle génération terroriste, on connaît les astuces pour déjouer la surveillance. Même à 14 ans, le téléphone fait peur: «Peur de parler à un flic ou un journaliste, peur d’être sur écoute, c’est chaud, quoi». On évoque ces logiciels espions qui repèrent les mots clefs. Et pour se protéger, on code les messages. Lorsque nous étions en live avec la djihadosphère, elles et ils disaient «partir en vacances» pour «rejoindre la zone irako-syrienne» ou «jouer» pour «préparer une attaque».
En 2012, Mohamed Merah était déjà vigilant, méthodique, protocolaire. Ses nombreux téléphones représentaient une petite armée dédiée à son camouflage.
Les avocats des parties civiles reviennent sur cette absence de contact téléphonique pour appuyer d’autres éléments d’enquête, qui démontreraient que les deux frères se sont pourtant vus physiquement les jours précédents les attaques, et même pendant.
Un avocat des parties civiles demande: «Le 6 mars, jour du vol du scooter, on sait qu’ils sont ensemble?» Numéro 45: «Le 6 mars, ils sont ensemble.» L’avocat enchaîne: «Le 11 mars, il y a une rencontre entre les frères au stade de foot?» Numéro 45: «Tout à fait.»
L'omerta, règle d'or des Isards
Le «tout à fait» de numéro 45 sera démenti par un autre témoin, un ancien camarade de foot d’Abdelkader Merah. Il est un témoin essentiel pour l’accusation, car il dit lors de ses dépositions en 2012 avoir vu Abdelkader et Mohamed Merah avoir eu «une conversation sérieuse» lors d’un match de foot le 11 mars 2012, jour du premier attentat.
Mais en 2017 à la barre, le camarade de foot dément: «Je n’ai jamais dit ça» et «je ne sais pas qui c’est Mohamed Merah», répète-t-il devant la cour. Il explique qu’il a bien vu Abdelkader Merah, qui ne jouait pas encore, discuter avec un jeune homme sur le bord du terrain de foot. Mais il l’assure alors: «Je n’ai jamais dit que c’était Mohamed Merah.» Il détaille ce que les enquêteurs lui présentent comme une planche photographique, lui demandent s’il reconnaît l’un des visages comme étant celui du jeune homme vu au terrain de foot. Le témoin désigne un visage: c’est Mohamed Merah.
«Je viens d’un milieu où si un policier me demande qui est la personne qui vient de sortir de la boulangerie, automatiquement, je dis que je n’ai rien vu.»
Le témoin est-il amnésique, a-t-il subi des pressions ou a-t-il simplement appliqué la loi du silence? L’omerta est une règle d’or dans le quartier des Isards. Une évidence parmi la voyoucratie qui évolue dans ce quartier toulousain.
Abdelkader Merah le reconnaît lui-même, quelques jours plus tard, devant la cour: chez lui, on ne dit rien aux flics. «Je viens d’un milieu où si un policier me demande qui est la personne qui vient de sortir de la boulangerie, automatiquement, je dis que je n’ai rien vu.»
Les avocats des parties civiles insistent auprès du camarade de foot. Un à un, ils insinueront ou demanderont directement si le témoin a reçu des pressions en vue de son témoignage lors du procès. «Non, je n’ai pas peur», «non, je n’ai parlé à personne de ma venue au procès», «non, je n’ai reçu aucune pression», répond-t-il, mimant l’incompréhension à chaque question.
Cinq ans après ses dépositions, il ne confirmera pas son témoignage devant la cour. Un élément à charge sur la complicité d’Abdelkader Merah disparaît.
«Comportement ami»
Face au numéro 45, l’avocat des parties civiles passe en revue ces autres jours de mars 2012, entre le 11 et le 19, où les frères Merah se sont vus. Il ponctue: «Finalement, les deux frères se voient soit avant, soit après les attentats, et à chaque fois. Confirmez-vous?» Numéro 45: «Oui». Avant d’ajouter: «Abdelkader Merah laissait très souvent son portable chez lui, ce qui le rendait difficilement géolocalisable.»
Abdelkader Merah laissait-il son portable à la maison dans l’intention de brouiller les pistes? Numéro 45 et d’autres policiers en sont convaincus, mais ils ne peuvent matériellement pas le prouver.
Prenons les éléments informatiques perquisitionnés au domicile de l’accusé et chez sa belle-famille. iPod et disque dur: «90% des documents sont religieux, 10% consacrés au djihad», selon l’avocate générale Naïma Rudloff. Parmi ces fichiers, on trouve des enseignements écrits et des cours audio pour échapper à la surveillance des services de renseignements.
«Le portable, mes frères, est un espion qui se déplace avec le frère là où il part et là où il se trouve aussi.»
Le nom des fichiers ne correspond pas à leur contenu. Dans les appareils électroniques retrouvés, un cours audio sur la préparation d’attaques en groupe est baptisé «Comportement grand-mère». Celui sur comment se protéger avec un portable et sur les appels sécurisés sur internet s’appelle «Comportement ami».
«Comportement ami» dure 40 minutes et 19 secondes. Ça me rappelle les tutoriels que nous envoyaient les recruteurs de Daech, pour enseigner méthodiquement les comportements à adopter à l’aéroport, au lycée, à la maison et, surtout, au téléphone.
Le cours «Comportement ami» commence ainsi: «Le portable, mes frères, est un espion qui se déplace avec le frère là où il part et là où il se trouve aussi.» Sur la géolocalisation précisément, il est dit: «Les services de renseignements turcs avaient dit à un des frères: “tu as avec toi un espion ambulant et il faudra que tu le laisses quand tu pars”.»
Pour l’accusation, si Abdelkader Merah a suivi cet enseignement audio, cela explique pourquoi il laissait son portable chez lui. L’accusé s’en défend. Il assure ne pas savoir ce qu’il y a précisément sur ses appareils électroniques. «J’avais pour habitude de récupérer tout le contenu sur les disques de frères, je ne savais pas trop ce que je copiais.»
Ça m’étonne. Car pendant l’enquête, on m’a souvent expliqué de ne jamais télécharger un document dont on ignore la provenance: «Tu télécharges un PDF, un logiciel espion vient récupérer tes données et tu es grillé», nous avait alerté l’une des sœurs.
Une question vient en tête: pourquoi Abdeklader Merah, qui sait que ce sont des éléments contre lui, n'a-t-il pas supprimé, effacé, jeté les documents litigieux, comme le préconisent ces tutoriels?
La géolocalisation était aussi l’obsession de Mohamed Merah. Pendant les négociations avec le RAID, il insistait: «Comment vous êtes remontés jusqu’à moi? Vous aviez des preuves ou c’est par simple doute…?». Il a tout fait pour ne pas laisser de trace.
Mohamed Merah est allé jusqu’à se renseigner, le 6 mars, sur les trackeurs dont les T Max 530 (modèle du scooter utilisé par le terroriste lors de ses attaques) sont équipés. Il voulait connaître leur emplacement, savoir s’il était possible de les retirer et s’ils pouvaient émettre après les avoir débranchés. Il arrache celui présent sur le scooter qu’il vole le jour même.
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Surveillé depuis 2008
Même avec les téléphones, il a pris toutes les mesures nécessaires. Un nouveau témoin, Hassan, entendu le 19 octobre, assure à la barre: «Mohamed Merah utilisait plusieurs boîtiers [téléphones portables, ndlr].»
Hassan est un analyste opérationnel sur la thématique de l’islam radical à la direction centrale des renseignements intérieurs (DCRI): «J’étais affecté au sein d’un groupe qui avait en charge le suivi de la mouvance radicale sunnite sous toutes ses formes». Lui aussi est dissimulé derrière un store vénitien. Seule sa voix, déformée, nous parvient par visioconférence.
La cour d’assises, accusation comme défense, familles et journalistes sont aux aguets. Hassan n’est pas un flic comme les autres: il a rencontré Mohamed Merah à plusieurs reprises avant les attentats.
Il explique d’abord sa rencontre avec le clan Merah. Le premier à entrer dans son champ de surveillance est Abdelkader Merah en 2006, suivi de sa sœur Souad puis de Mohamed, en 2008. Une surveillance resserrée au retour de Mohamed Merah d’Afghanistan, début 2011, jusqu'à son départ au Pakistan, en septembre de la même année.
«J’ai ressenti [chez Mohamed Merah] une haine, une violence qui était dissimulée. Et un très fort sentiment religieux.»
À Paris, le siège de la DCRI demande alors à auditionner Mohamed Merah dès son retour. Les services veulent déterminer s’il est dangereux ou s’il peut devenir une source pour eux. Une taupe, en bref, qui balancerait les infos sur la mouvance djihadiste toulousaine.
Hassan, lui, est à Toulouse. Il sonne à la porte de Mohamed Merah pour lui apporter la convocation. Le flic garde la configuration de l’appartement en mémoire, plan qu’il dessinera pour le RAID avant l’assaut.
Le 14 novembre 2011, à l’antenne toulousaine de la DCRI, les Parisiens mènent l’entretien et concluent «RAS» –rien à signaler– sur Merah Mohamed.
Hassan est autorisé à un face à face avec lui: «Je lui ai dit: ‘“tu nous as un peu baladés, quand même”, et il a rigolé. Puis on a discuté à bâtons rompus sur la religion. J’ai ressenti une haine, une violence qui était dissimulée. Et un très fort sentiment religieux.»
Paris reprend la main sur le dossier, mais Hassan continue à travailler dessus de manière périphérique. L’analyste a de l’instinct mais plus de pouvoir: «Et puis il y a eu les tueries…»