Alors que l'affaire Weinstein a révélé l'ampleur du harcèlement sexuel dans l'industrie du cinéma (et ailleurs), Matt Damon est accusé de le relativiser et de perpétuer la culture du viol. Dans une interview donnée à ABC News le 14 décembre, il a évoqué un «spectre de comportements» différents qu'il tient à ne pas mettre sur le même plan.
«Il y a une différence entre mettre une main aux fesses et le viol et les attouchements sur mineurs, ok? Il s'agit de deux comportements qu'il faut confronter et éradiquer, sans aucun doute, mais il ne faut pas les confondre», a-t-il affirmé.
Plus de vingt mille personnes ont signé une pétition pour que Matt Damon soit effacé d'Ocean's 8, le remake féminin d'Ocean's Eleven, dans lequel il fait une courte apparition.
«Au cas par cas»
Le texte de la pétition reproche, entre autres, à Damon d'avoir dit qu'il déciderait au «cas par cas» de travailler ou non avec des hommes qui ont été accusés de harcèlement sexuel.
Selon la pétition, inclure Damon dans le film reviendrait «à prendre à la légère les accusations sérieuses contre des agresseurs sexuels comme Weinstein et à manquer de respect pour les femmes qui ont brisé le silence».
Matt Damon a notamment évoqué le cas d'Al Franken, un sénateur democrate qui a été poussé à la démission après que la mannequin et journaliste Leeann Tweeden l'a accusé de l'avoir embrassée de force pendant un sketch quand il était humoriste (avant qu'il ne se lance en politique). Dans une photo devenue virale, on le voit toucher la poitrine de Tweeden (ou plutôt faire semblant de la toucher) –ce que Franken a qualifié de mauvaise blague. Cinq autres femmes l'ont aussi accusé de leur avoir mis un main aux fesses lorsqu'ils prenaient des photos (la grande majorité avant qu'il ne soit sénateur), ce qu'il nie.
Coupable? Pas coupable? Des proches de Roger Stone (un ex-conseiller de Donald Trump) ayant affirmé sur Twitter être au courant des accusations avant qu'elles ne sortent dans la presse, certains pensent que la droite a utilisé le mouvement #MeToo pour se débarrasser de ce sénateur démocrate.
Malgré tout, plusieurs sénateurs démocrates ont demandé à Franken de démissionner, en partie pour donner l'image d'un parti démocrate inflexible sur ces questions. À ce sujet, Matt Damon a dit qu'il aurait préféré que le Sénat fasse une enquête d'éthique, comme c'est habituellement le cas, et certaines féministes ont aussi dit que Franken n'aurait pas dû démissionner.
Présumés coupables?
Ce que Damon pointe aussi du doigt dans ces commentaires, c'est que dans la liste des hommes tombés en disgrâce aux États-Unis depuis octobre, il y a des situations très différentes: des cas de harcèlement sexuel dans lesquelles la carrière d'une femme dépend de sa capacité à subir des avances ou des agressions, mais aussi des cas plus, voire très flous.
Par exemple, le journaliste du New Yorker Ryan Lizza a été licencié pour «mauvaise conduite sexuelle présumée» dans le cadre d'une relation consensuelle avec une femme (il nie l'accusation et aucun détail n'a été révélé). De même, le journaliste de la radio NPR Garrison Keillor a été licencié pour «comportement déplacé», sans plus de détail, et Keillor dit qu'il s'agit peut-être d'une fois où il a touché le dos d'une collègue sous sa chemise pendant une embrassade.
Pour Matt Damon, il faut éviter de mettre les «comportements déplacés» et les «agressions sexuelles» dans le même panier.
Culture du viol
Une déclaration controversée qui a provoquée la furie sur les réseaux sociaux:
«J'ai été victime de chaque partie du spectre des agressions sexuelles dont tu parles. Toutes font mal, a tweeté l'actrice Alyssa Milano. Elles sont toutes connectées à une patriarcat qui a normalisé, accepté –même accueilli– la mysoginie.»
«Alyssa Milano a personnellement expliqué la culture du viol à Matt Damon», a résumé le magazine Elle.
Dans le Guardian, l'actrice Minnie Driver (par ailleurs ex girlfriend de Matt Damon) dit à peu près la même chose:
«Il n'y a pas de hiérarchie entre les abus –dire que si une femme est violée, c'est pire que si quelqu'un montre son pénis à une femme qui ne l'a pas voulu... tu ne peux pas dire à ces femmes que l'une doit se sentir pire que l'autre.»
Pourtant, cette idée d'absence de hiérachie est fausse au niveau du droit –les peines requises ne seraient pas les mêmes– et relative au niveau psychologique tant certaines atteintes sont plus traumatisantes que d'autres.
Mais cette façon d'approcher les choses correspond à l'idée que pour combattre la culture du viol, il ne faut pas considérer certaines «mauvaises conduites» mineures comme «pas graves».
«Si les gens ne comprennent pas le lien entre une blague sur le viol, un commentaire déplacé et les attouchements non consentis... alors on ne peut pas changer la culture en général, explique la directrice d'une association d'aide aux victimes de violences sexuelles dans USA Today. Tous ces exemples sont connectés par la dynamique de pouvoir qui les permet, et la façon dont les gens les excusent... sont les mêmes. Dire que ces comportements sont normaux, c'est ce dont les gens parlent quand ils citent l'idée de culture du viol.»
La sénatrice Kirsten Gillibrand, une des politiques à avoir demandé la démission de Franken avait expliqué que faire ces distinctions entre mains aux fesses et viols n'était «pas la bonne conversation à avoir» car il faut juste dire non à tout.
Matt Démon?
Il y a une volonté féministe visant à englober tous ces comportements sexuels qui posent problème afin de promouvoir la tolérance zéro. Mais refuser de parler de la hiérarchie des abus donne l'impression de banaliser le viol, en le mettant sur le même plan que des atteintes moins graves. Un peu comme les féministes sur les campus universitaires qui parlent de viol dans le cas de rapports sexuels où les partenaires sont très ivres, tout en admettant que les hommes ne mériteraient pas la prison comme les autres types de «violeurs».
La journaliste Jessica Valenti dit que ces distinctions sont en général utilisées pour «diminuer l'expérience des femmes», mais ce n'est pas ce que Damon fait: il dit deux fois que même les comportements qualifiés de mineurs doivent être «éradiqués».
Pour plusieurs actrices et journalistes («Quand est-ce que Matt Damon va arrêter de parler?» demande Vox), Damon, en tant qu'homme, ne devrait plus se prononcer sur ces questions (il a aussi eu le malheur de dire, au détour d'une phrase, qu'il connaissait plein d'hommes du milieu du cinéma qui se comportaient bien avec les femmes.) Il a été accusé d'être un «Damonsplainer», comme un «mansplainer»: un homme qui explique aux femmes ce qu'elles doivent ressentir. Pourtant, fallait-il, pendant son interview à ABC News, qu'il réponde «sans commentaire, je laisse la parole aux femmes», au journaliste qui voulait parler du mouvement #MeToo? Quand des interrogations ou des affirmations, peut-être irréfléchies ou maladroites, mènent à des appels au boycott et à la censure, se pose tout de même la question de la fermeture de toute discussion.