Des rives du Bosphore au pied de Sainte-Sophie, ils sont là, déambulant et flegmatiques, incrustés dans le décor comme ces pierre précieuses sur les apparats des sultans et des empereurs d’antan. À Istanbul, la capitale économique de la Turquie, les chats, dont la population oscille entre 50 et 100.000 âmes, ne sont pas des habitants comme les autres et jouissent, depuis la nuit des temps (ou presque), d’une attention particulière. «Il s’agit d’une communauté de ferals», explique la comportementaliste Marie-Hélène Bonnet.
«Ces bêtes ne sont pas adaptées à une vie domestique, contrairement à nos matous de maison habituels. Ils ont en effet l'instinct d'un chat libre n'acceptant pas les contraintes des chats de compagnie.»
Fascinée par la passionnante destinée de ces stambouliotes moustachus et un poil arrogants, la réalisatrice Ceyda Torun a eu la bonne idée de leur consacrer le superbe documentaire Kedi (signifiant chat en turc), à découvrir en salles dès le 27 décembre.
Tout en magnifiant la ville dont ils sont les heureux pachas, l’intéressée y a réussi, par la voie d’un dispositif de mise en scène immersif et sensoriel, à nous faire vivre le quotidien de sept chats de gouttière aux caractères parfaitement hétérogènes. «Quand nous avons conçu le projet du film, la façon unique dont les chats sont considérés à Istanbul nous plaisait. Elle n’est pas très éloignée du traitement réservé aux vaches en Inde», assure-t-elle.
L'influence des récits religieux
Pour expliquer cette sacralisation du chat, d’aucuns évoquent volontiers sa place au sein de la religion musulmane, très largement majoritaire en Turquie. À commencer par la réalisatrice elle-même:
«Il y a beaucoup de références au prophète Mahomet et aux chats qui l’auraient sauvé d’une morsure de serpent venimeux. On raconte aussi comment sa chatte Muezza s’endormait sur le bas de son habit. Quand il devait partir pour la prière, il préférait couper le tissu, plutôt que la réveiller.»
Ainsi, l’attachement du prophète pour Muezza serait à l’origine du respect que les fidèles de l’islam portent au chat. Lequel a généralement le droit d’entrer dans les maisons, contrairement aux chiens qui, souvent, sont jugés impurs.
Il est également rapporté que le prophète tenait Muezza dans ses bras au moment du prêche à la mosquée, ce qui expliquerait pourquoi, jusqu’aujourd’hui, le chat est toléré dans ce lieu de culte. En janvier 2016, l’imam de la mosquée Aziz Mahmut Hüdayi à Üsküdar, probablement inspiré par ces récits anciens, était devenu une star d’Internet en abritant plusieurs chats dans son établissement afin de les sauver du froid hivernal.
Un an plus tard, à Istanbul cette fois, Selçuk Bayal, tenancier d’une papeterie, avait suscité l’émoi en ouvrant les portes de son commerce aux chats errants suite à une tempête. Il avait même ajouté à l’entrée, de façon manuscrite: «Si les chats vous dérangent, ne venez pas faire vos courses ici». «Ces animaux ne sont pas et ne seront jamais résistants au froid. S'ils ne trouvent plus d'eau, ils meurent», avait-il confié.
Un atout touristique
Véritable carrefour des races, Istanbul regorge de mistigris plus beaux les uns que les autres, dont le fameux angora originaire d’Ankara. Ces 50 dernières années, on ne compte plus les films et les documentaires dans lesquels leurs silhouettes se sont mues avec grâce. «Il n’y a plus cette peur comme avant de l’animal errant, qui attaquait en meute. Le public se rend compte à quel point on est proche», estime la productrice et journaliste française d'origine turque Réha Hutin, présidente de la fondation 30 millions d’amis.
«Ils font partie du patrimoine de la ville, dont tous les monuments ne seraient pas tout à fait les mêmes sans leur présence. Avec la nouvelle sensibilité des personnes pour les animaux, c’est devenu un atout touristique de choix.»
Et les stambouliotes, au même titre que la municipalité, en sont parfaitement conscients. Dernier exemple en date, riche en symbole: l’inauguration d’une statut en bronze à l’effigie de Tombili, un chat décédé à l’été 2016 et qui fut une figure incontournable du quartier de Kadiköy et la mascotte de ses cafés. Sa popularité gargantuesque était née d’un incroyable cliché où on le découvrait posé sur une marche, l’air parfaitement pépère.
«Vous savez, les chats constituent une sorte de lien social entre les gens», affirme la comportementaliste Marie-Hélène Bonnet. «Ils vont voir les personnes qu'ils connaissent pour un peu de nourriture, une caresse… Ils apportent du réconfort à certains, et permettent d'ouvrir le dialogue entre passants.»
Bien plus que de belles bébêtes, les chats d’Istanbul n’en sont pas moins les miroirs de la société turque. À chaque carrefour de chaque rue, les habitants veillent sur eux comme aux joyaux de la couronne, installant souvent, sur leurs propres deniers, des machines à croquettes ou des dispenses d’eau pour les alimenter convenablement. Le documentaire Kedi insiste justement sur l’idée selon laquelle soigner un chat, c’est aussi se soigner soi-même. Guérir son âme ou, tout du moins, appliquer sur elle un baume apaisant. On ne compte plus les habitants, même les moins nantis –notamment les pêcheurs–, qui vont jusqu’à payer des vétérinaires pour préserver cette communauté féline qui appartient à tous.
Une présence gratifiante
«Ces cafetiers, ces commerçants, ces artistes… se sont pris de passion pour ces chats qu’ils soignent et nourrissent parce que, quelque part, leurs destins sont liés», analyse Réha Hutin.
«Ils affrontent les mêmes joies et les mêmes peines, le meilleur de la vie comme le pire. Les hommes et les chats évoluent sur des voies parallèles et se rencontrent pour de précieux instants de tendresse. Je crois que les chats d’Istanbul disent la dureté de vivre libre, car tout n’est pas rose et ils en subissent les conséquences.»
Pour rendre leur quotidien plus paisible, la municipalité de la ville n’hésite pas à lancer des campagnes de stérilisation, condition sine qua non d’un équilibre pérenne, sans euthanasie de masse. En effet, deux chats non-stérilisés sont capables, sur une durée de quatre ans seulement, d’engendrer une descendance de 20.000 chats. À ce propos, une partie des recettes en salles du film Kedi sera reversée à 30 millions d’amis pour réguler la population de chats à Istanbul.
Une explication, cette fois plus métaphysique, est également avancée pour comprendre le succès du chat en Turquie. «Contrairement aux chiens qui sont croisés depuis des centaines d’années, les chats sont fidèles à ce qu’ils sont», avance Ceyda Torun. «C’est pour cela qu’ils donnent l’impression de "connaître l’existence de Dieu". Ils n’ont pas été élevés dans le culte des humains. Ils sont complètement autonomes et capables de prendre soin d’eux, sans l’intervention de l’homme. Quand ils décident de se tenir à nos côtés, c’est très gratifiant car c’est un choix qu’ils font.» Il existerait donc, dans le regard du chat, un monde parallèle, une invitation vers un ailleurs dont on n’a pas les clés. «C’est une métaphore, celle de regarder le ciel, celle d’un lien avec quelque chose d’autre, de non-terrestre, qui est au-delà de l’humain, une connexion», renchérit Réha Hutin.
Depuis un temps immémorial, nombreux sont ceux qui semblent souscrire à la même lecture mystique. Pour Réha Hutin, la complicité entre les hommes et les chats remonterait même bien au-delà de la religion. En Égypte, par exemple, il n’était pas invraisemblable que ces animaux soient enterrés dans des sarcophages ou qu’ils soient même momifiés. Trait d’union entre hier et aujourd’hui, le chat d’Istanbul nous rappelle en tout cas pourquoi nous aimons les matous. Leurs gestes indolents. Leurs regards graves ou taquins. Leur égocentrisme attachant. Derya, cadre dans une entreprise stambouliote de 42 ans, en est la première fan: «Je n’imagine pas cette ville sans les chats. Ils sont autant des habitants que nous le sommes et leur présence apporte de la sérénité à notre quotidien.» De quoi faire ronronner de plaisir les principaux intéressés. Et de leur garantir d’autres jours heureux.