Début novembre, la cour d'assises de Toulouse jugeait en appel Cindy et Joan, 25 ans tous les deux, pour le meurtre du jeune Kevin Sellier, au printemps 2012, dans les montagnes ariégeoises. Premier épisode de l'anatomie d'un procès en trois volets.
Au printemps 2012, un cueilleur de champignons se promène avec son chien sur un chemin de Vicdessos, une bourgade de 500 âmes enclavée dans les montagnes ariégeoises. Dans les senteurs des merisiers et de humus, il relève une odeur étrange. Son chien gratte la terre, museau collé au sol. L'animal ignore les rappels de son maître. Lorsque l'homme arrive à sa hauteur il voit, niché sous les feuilles mortes, un crâne. Par réflexe, il contacte la gendarmerie. «J'ai trouvé un crâne de singe, est-ce que vous pouvez venir voir?» Quelques semaines auparavant, un cirque avait posé ses caravanes dans la commune. Le premier gendarme arrive. Il découvre, alors, non un crâne de singe, mais un crâne humain. A côté, un squelette presque entier.
Il est établi que le corps correspond à celui d'une personne de sexe masculin d'une vingtaine d'années et d'environ 1m70, présentant des lésions faciales, des fractures bucco-dentaires, de multiples coups de couteau au thorax et une carbonisation à l'extrémité des doigts. La thèse du suicide est d'emblée écartée. Un jeune homme de 19 ans est porté disparu depuis fin mars. Parce qu'il a fait l'objet de condamnations judiciaires pour des faits de petite délinquance, il se trouve que ses empreintes génétiques sont consignées au Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques (FNAEG). L'analyse des traces recueillies sur place permet de faire le rapprochement. Au milieu des bois, le chien du cueilleur de champignons a découvert le cadavre de Kevin Sellier.
L'enquête rondement menée permet de remonter jusqu'à deux personnes: Cindy Pereira, une jeune serveuse de 19 ans et Joan Gamiochipi, un étudiant ingénieur de 20 ans. En garde à vue, ces amis d'enfance avouent. La question «qui?» est élémentaire mais sachez, si l'envie vous prenait de refroidir quelqu'un, que 93,10% des homicides sont résolus en France. Toute la beauté de la justice est de partir en quête du «pourquoi?». Pourquoi un garçon de dix-neuf piges se retrouve sans vie sur un sentier de montagne? Pourquoi assassiner Kevin Sellier?
Le village ariégeois de Vicdessos, vu de la Montagne | Wikimedia By October Ends - Own work, CC BY-SA 3.0,
Mettre son existence entre parenthèses pour décortiquer celles d'inconnus
A neuf heures pétantes, la cloche retentit au 2, rue des fleurs à Toulouse. Le public se lève. Le regard baissé et la mine blême, les accusés entrent dans la salle de la cour d’assises de la Haute-Garonne où des angelots peints au plafond portent les lettres latines «Labor», «Fortitude», «Religio» et «Probitas». Joan Gamiochipi, traits rebondis et petites lunettes, est le premier à prendre place derrière ses deux avocates, Me Ferreira-Houdbine et Me Rollin. Du haut de ses 1m93, il s'avance vers le micro pour égrener son identité «Joan Gamiochipi. 25 ans. Doctorant.». Cindy Pereira, de longues boucles brunes tombant sur les épaules, fait de même: «25 ans. Serveuse.» Cela aura son importance pour la suite: elle mesure quant à elle 1m55.
Tous deux font appel de l'arrêt de première instance. En avril 2016, la cour d'assises de Foix les a condamnés ensemble à 25 ans de réclusion criminelle pour homicide volontaire avec préméditation. Depuis 2001, la loi sur la présomption d'innocence permet de rejuger une affaire. La petite nouveauté en cour d'assises d'appel tient à la composition du jury: neuf jurés au lieu de six. Pour le reste, comme l'avertira l'avocat des parties civiles Me Debuisson au cours de l'audience: «Nous sommes en appel, tout sera revu!» Face à Cindy Pereira et Joan Gamiochipi, les neuf jurés tirés au sort s'assoient autour du président de la cour et de ses deux asséseuses générales. Quatre hommes et cinq femmes, pour une moyenne d'âge de trente-cinq ans, qui vont mettre leur existence entre parenthèses pour décortiquer celles d'inconnus durant plusieurs jours. Les accusés n'en sont pas à leur premier procès. C'est, néanmoins, peut-être leur seconde et ultime chance d'être entendus.
«Le chaos est un sujet d'examen pour le juriste que je suis.»
Me Laurent Boguet, lors de sa plaidoirie.
Dans cette affaire, l'unique vérité est qu'un homme n'a jamais pu connaître ses vingt ans et qu'il n'aurait pas dû mourir. Que Cindy Pereira et Joan Gamiochipi sont les dernières personnes à l'avoir vu en vie le 24 mars 2012 et les premières à avoir constaté son décès vers 16h30 ce jour-là. Nous en sommes sûrs parce qu'ils l'ont dit dès les premières auditions à la gendarmerie, qu'ils l'ont répété devant les juges d'instruction, et qu'ils le racontent à nouveau en cette semaine de novembre. Des aveux par ailleurs corroborés par le travail des enquêteurs. Cindy et Joan ont porté le cadavre de Kevin à l'abri des regards sur le chemin de montagne, puis ont tenté de le brûler avant de le dissimuler sous les feuilles, l'humus et les branches de merisiers. Sans eux, Kevin Sellier ne serait pas mort là-haut, son corps abandonné dans les bois tandis que sa famille et ses amis cherchaient désespérément à avoir de ses nouvelles.
Quelle vérité les jurées et les jurés vont-ils choisir de croire?
Pour autant, à la question «pourquoi?» il n'y a pas d'indéfendable. La méprise vient peut-être à ce que les avocats des accusés soient nommés «les avocats de la défense», portant à croire que des hommes et des femmes se délectent à trouver des excuses et des échappatoires aux monstres. Et par-là, leur morale monnayée contre quelques sacs de pièces d'or, cherchent à légitimer leur comportement odieux. Il faut assister à un procès d'assises comme celui de Joan Gamiochipi et Cindy Pereira pour voir ce qui se joue. Défendre une personne, c'est moins défendre son intérêt que sa vérité.
Car dans l'affaire du meurtre de Kevin Sellier, la vérité monophonique n'existe pas. Ce sont plusieurs histoires qui s'entrechoquent. Parler de versions laisserait supposer que les accusés ont une interprétation différente des événements tels qu'ils se sont produits. Où se trouvait le couteau? Qui était au courant que des bouteilles de White Spirit se trouvaient dans le coffre de la voiture? Qui a souri? Qui a mangé avec appétit une fois le crime consommé? Ce genre de choses. A la place, les jurés devront écouter trois histoires différentes: celle de Joan, celle de Cindy, et celle de l'avocat général et de l'avocat des parties civiles. Avec leur lot de valeurs, de références et d'expériences personnelles, quelle histoire leur semblera la plus réelle? Quelle vérité vont-ils choisir de croire?
En première instance, c'est l'histoire telle que racontée peu ou prou par l'avocat général (qui défend par ailleurs les intérêts de la société) que les jurés de Foix ont retenue. C'est, de fait, celle qui a fait les gros titres de la presse locale et du Nouveau Détective: «Le duo machiavélique»; «Elle lui offre un meurtre pour son anniversaire». Voici comment les choses se seraient donc passées.
Joan et Cindy étaient dans la même école
Quand Joan Gamiochipi s'inscrit sur Facebook en décembre 2011, Cindy Pereira est l'une des premières personnes qu'il contacte. Joan et Cindy étaient dans la même école en Ariège jusqu'à leurs dix ou onze ans. Après le collège ils se sont un peu perdus de vue et puis un soir, à la fin de la seconde, ils se recroisent par hasard à une fête de village. Dans son message privé sur Facebook, Joan remercie Cindy parce que même si elle n'a pas été là pour le voir, suite à cette soirée et grâce à elle, il a «changé en mieux». Il a modifié son style vestimentaire, adopté un look gothique que certains futurs professeurs qualifieront de «métalleux»: grande redingote noire, vêtements sombres, et chaussures à semelles épaisses serties de coques en métal. «Cindy m'a donné envie d'être plus cool, parce qu'elle me renvoyait cette image.» Cindy, née prématurée, a développé une légère paralysie faciale sur la joue droite, et là où une telle marque physique aurait entravé l'adolescence de pas mal de personnes, Cindy, elle, n'en a jamais fait un complexe. Très sociable, à l'aise avec les autres, elle est séductrice, voire «dragueuse» selon ses propres termes. Joan, alors timide et «plutôt gauche», a vu dans cette assurance la preuve que l’on pouvait choisir d’être qui on voulait. À Cindy, sans aller jusqu'à parler de dette, il dit que si elle a besoin d'un service un jour, elle peut compter sur lui.
Après ça, ils se revoient à Saverdun, le village où habite désormais Cindy, et qui se trouve à sept kilomètres de la maison familiale de Joan. Ils passent quelques après-midi ensemble le week-end, une fois que les cours de prépa sont finis. Alors qu'ils se promènent à la cascade de Saverdun, Cindy lui raconte que Kevin, un ami de sa colocataire qui vit de temps en temps avec elles, l'a violée. Kevin «souhaite se mettre au vert» et «arrêter les conneries.» «Mais, dira Cindy à l'audience, entre ce qu'il disait et ce qu'il faisait, il y avait une différence.» Le 19 mars 2012, cinq jours avant sa mort, Kevin vole chez les grands-parents de Cindy une enveloppe contenant 420 euros. Cet argent devait servir aux obsèques de l'arrière-grand-mère. Une plainte est déposée.
Devant Laura, sa colocataire, Cindy enrage («Je vais le tuer!») Kevin nie. Il revient avec des nouveaux survet'. Cindy est sûre que c'est lui, mais elle n'a aucun moyen de le prouver. Alors elle concocte un plan avec Joan: prétextant une randonnée au pied du pic des trois seigneurs, ils prendront Kevin dans sa Clio rouge, peu importe la direction, et ils le feront parler. De là les choses vont dégénérer. Le téléphone portable de Kevin borne pour la dernière fois à Vicdessos à 16h09. A 16h23, le téléphone de Kevin s'éteint complètement. Cindy et Joan posent du Sopalin sur le corps de Kevin, versent un produit inflammable et y mettent le feu avant de cacher le corps sur le bord du chemin. Après quoi Cindy et Joan roulent pendant une heure vers le McDonald's de Pamiers pour manger un morceau. Ils jettent les affaires de Kevin dans une poubelle – sa veste et son téléphone portable, qui ne seront jamais retrouvés – repassent par l'appartement de Cindy, et enfin ramènent Joan chez ses parents.
«Quand quelqu'un expulse son dernier soupir, sa poitrine ne remonte plus, c'est génial.»
Le lendemain, c'est un dimanche, Joan fête ses vingt ans en famille. On lui offre une montre. Le lundi, Joan commence à se vanter d'avoir tué un homme à ses copains de classe. Il leur parle d'un «plan Dexter» offert par son amie Cindy. Dit qu'il s'agissait d'un «connard» que «personne ne regrettera.» Ses amis sont écœurés, mais ils connaissent Joan. Il n'en est pas à sa première blague macabre. A vrai dire, il ment depuis ses treize ans, l'année où il a été victime de harcèlement scolaire et où il a commencé à se façonner une image de gros dur pour «maintenir les gens à distance.» Le problème aujourd’hui, lancera l'avocat général, c'est qu'on ne sait plus «quand M. Gamiochipi dit la vérité et quand il ne la dit pas.» Le samedi suivant, Joan a organisé une soirée chez ses parents pour son anniversaire. Cindy se pointe, mais ne reste pas longtemps. Les amis de Joan s'en souviennent bien, à cause de sa particularité physique – sa paralysie faciale – et parce que Joan leur dit «c'est elle.» Ils affichent des sourires complices.
Les semaines qui suivent, Joan ne cesse de se répandre en détails sur le meurtre qu'il a commis avec Cindy. Ils ont pique-niqué sur son cadavre. L'ont torturé. «Quand quelqu'un expulse son dernier soupir, sa poitrine ne remonte plus, c'est génial.» Cindy, aussi, raconte à sa colocataire Laura qui s'inquiète de ne plus voir Kevin qu'ils ont endormi le jeune homme avec un produit concocté par Joan grâce à ses cours de physique-chimie, qu'il s'est débattu et qu'ils l'ont fini. Lorsque le premier article de la Dépêche tombe, Joan envoie un message à ses copains pour le leur montrer. Il jubile.
En juillet 2012, Cindy avoue être l'instigatrice du meurtre et est placée en garde à vue. Elle dédouane rapidement Joan, arguant qu'il l'a simplement aidée à cacher le corps. À ce moment-là, l'histoire de Cindy concorde avec celle de Joan, qui est alors placé sous simple contrôle judiciaire. Mais à l'ouverture du procès à Foix, elle fait basculer le dossier: «La vérité, c'est que je n'ai pas tué Kevin.» Joan, qui comparaît en liberté et donc hors du box des accusés, voit défiler à la barre ses anciens camarades de prépa entendus comme témoins et qui racontent comment Joan leur a parlé «d'une surprise», et d'«un cadeau illégal» avant les faits et surtout du meurtre après les faits. L'arrêt de la cour d'assises reconnaît ainsi Joan Gamiochipi et Cindy Pereira comme co-auteurs de l'assassinat de Kevin Sellier.
«Une affaire de cul entre Kevin et elle»
L'histoire de Joan est restée sensiblement la même depuis le début de l'instruction: comme il n'a pas le permis de conduire, sa mère le dépose sur la place de Saverdun le samedi 24 mars 2012. Il a troqué ses grolles de gothique contre des chaussures de randonnée. Ils ont convenu de ce rendez-vous lors de la balade à la cascade de Saverdun, quinze jours auparavant. Il ne se souvient pas que Cindy ait mentionné un viol, du moins ce n'est pas ce qu'il a compris sur le coup, parce que son discours était alors très confus, qu'elle a parlé «d'une affaire de cul entre Kevin et elle» et que son petit ami de l'époque se prénommait aussi Kevin, que Joan ne connaissait pas, pas plus qu'il ne connaissait Kevin Sellier.
Quand Joan arrive, Cindy l'informe qu'elle doit déposer Kevin à Pamiers. Ils doivent le récupérer au café des sports, mais le jeune homme n’y est pas. À cette période de l'année la nuit tombe vite et s'ils veulent aller marcher tant qu'il fait jour, mieux vaut se dépêcher. Ils sont sur le point de partir sans lui quand Kevin surgit tout à coup à côté de la voiture. Il embarque avec eux dans la Clio et Cindy lui propose de les accompagner en randonnée, que plus tard dans la soirée une fête est organisée à l'Etang de l'Hers et qu'il pourra en profiter pour venir avec eux. Sur la route, Kevin se vante d'avoir déjà poignardé quelqu'un à mort – un mensonge pour jouer les durs - et Joan se souvient avoir pensé «c'est très troublant de voir chez quelqu'un d'autre son propre défaut.» Pour alimenter la conversation, Cindy demande aux garçons comment ils pensent qu'ils mourront. Joan répond de maladie, Cindy de suicide, Kevin par balles.
Joan entend Kevin crier : «Mais qu'est-ce tu fais?»
A l'approche du pic des trois seigneurs, ils constatent que la neige bloque la route. Perdus au milieu des virages en épingle sur la D8, ils s'arrêtent pour faire pipi. Cindy sort en premier. Joan fait de même et monte sur un talus pour se soulager. Alors qu'il est dos à la voiture, il entend Kevin crier «Mais qu'est-ce tu fais?», sans y prêter vraiment attention. Il se retourne et voit Kevin sortir de façon précipitée par la portière avant. Joan tombe en descendant du talus. Cindy suit Kevin avec un couteau de cuisine. Ils se battent à l'extérieur, dans un corps-à-corps où Joan n'arrive pas à savoir si Kevin réplique par des coups de poings ou tente de récupérer le couteau. «Je regrette parce que je pense que c'est à ce moment-là que j'aurais pu intervenir.» Alors que Kevin tente de s'enfuir, Cindy le fait basculer en arrière en l’attrapant par la capuche avant de se mettre à califourchon sur lui pour le frapper d'un dernier coup de couteau. Joan s'approche de Kevin et le secoue en disant son nom. Kevin ne répond pas. «Je me souviendrai toujours de son visage, de la mousse rouge à la commissure de ses lèvres.» Joan prend son pouls et réalise que Kevin ne se relèvera pas. «À ce moment-là je suis comme hors de moi-même, dans une sensation de flottement.» Presqu'immédiatement il demande à Cindy «Mais qu'est-ce que tu as fait?», ce à quoi elle répond: «À ton avis.». Elle ajoute: «Si je tombe tu tombes avec moi.» Elle lui demande de soigner son entaille au bras avec un t-shirt ou un sweat. Ensuite, elle lui tend le papier Sopalin et lui dit de le mettre sur le corps.
«Je me suis réfugié dans des mécanismes de défense»
Lorsque M. Huyette, le président de la cour, demande à Joan à quoi on peut bien penser quand on voit un corps brûler, Joan répond du tac-au-tac. «J'étais horrifié. Pendant tout le temps où ça a duré, j'ai regardé le talus. (…) Ca a duré au moins une demi-heure, ou trois heures. J'étais en pilote automatique.» Très rapidement, Joan se sent piégé. Il se dit que Cindy a peut-être fait en sorte qu'il soit là, lui le grand gaillard de 1m93. Mais c'est quelque chose à laquelle il ne veut plus réfléchir, parce qu'il n'aura jamais la réponse.
La mâchoire fracassée de Kevin, le marteau, il ne sait pas car il n'a «rien vu ni entendu.» Dans la voiture qui les mène à Pamiers, durant près d'une heure, le silence vespéral envahit l'habitacle. À un moment ou à un autre, Cindy lui parle du vol des 420 euros chez ses grands-parents. «On s'est arrêté au McDo parce que Cindy se sentait faible et effectivement, elle était livide.» Elle jette les affaires de Kevin dans une poubelle du centre commercial à proximité. Ensuite, ça se complique un peu. Il a besoin d'en parler, dit-il, mais il ne peut se défaire du personnage abject et malfaisant qu'il s'est construit durant toutes ces années, un personnage qui «torture, empoisonne et tue les chats», qui a «soif de sang» et qui a «envie de tuer». Alors il se met à parler des faits, mais en construisant un quasi nouveau scénario à chaque fois qu’il change d’interlocuteur. Cindy et lui l'ont tué, lui ont sorti les globes oculaires des orbites, lui ont coupé un doigt à déposer à la gare «car Kevin voulait se rendre à la gare» et que Joan est un type qui «tient ses promesses.» Il y aurait même eu un double meurtre. «C'est vrai, admet Joan, j'ai dit tout ça. Je m'excuse. J'ai perdu pied.»
Lorsqu'il fête son anniversaire une semaine plus tard avec ses amis, il a oublié que Cindy fait aussi partie des invités. Sa petite sœur demande à l'assemblée qui reste dormir, Joan répond «Pas Cindy, elle doit partir. Elle a une autre soirée.» Les jours suivants, il poursuit ses scénarii morbides pour apaiser son anxiété. «Je me suis réfugié dans mes mécanismes de défense, dans ce qui me rassurait et ce que je connaissais. Je me suis lancé dans ce flot de paroles… Et je ne me suis arrêté qu'à l'arrivée de la police.» Aux gendarmes de l'Ariège, il racontera cette vérité, confirmée par Cindy quelques jours plus tôt. Il sera ainsi laissé en liberté jusqu'au moment du procès, période où il entrera dans une école d'ingénieurs à Cergy et rencontrera sa petite amie, Mélusine*. Il prépare une thèse intitulée «Observation et contrôle des systèmes non-linéaires à retard» qu’il ne terminera jamais: à l’issue du procès de première instance en avril 2016, il entre en détention.
«J’avais ce tatouage en tête depuis longtemps. Je voulais montrer que quelqu’un a toujours plusieurs facettes.»
L'histoire de Cindy connaît assez peu de variations durant quatre ans, entre le jour où elle s'accuse du meurtre de Kevin Sellier et celui du procès à Foix. «On me reproche d'avoir tué Kevin et c'est vrai.» Pour expliquer son geste, elle dira «Quand il a posé la main sur ma cuisse, j'ai dégoupillé.» Mais au matin de l'ouverture de la première audience, elle se rétracte et une autre vérité émerge. Elle ne reconnaît plus sa participation active dans l'acte. Sa rencontre avec Kevin par l'intermédiaire de Laura, le vol des 420 euros posés sur la cheminée de ses grands-parents, le viol –nous y reviendrons– pour lequel Kevin s'est excusé entre deux portes, tout ça reste. La main de Kevin sur sa cuisse tandis qu'ils sont seuls dans la voiture pendant que Joan est dehors pour soulager sa vessie, cette phrase qu'il prononce en se penchant sur elle «De toute façon, t'es bonne qu'à ça», aussi.
Sa responsabilité, en revanche, n'est plus la même. C'est Joan qui aurait donné des coups de couteau à Kevin pour la défendre. «Tout s'est passé très vite.» Son discours est moins fluide que celui de Joan, les armes de langage ne sont pas les mêmes. Quand le président la presse de questions, elle perd ses moyens, et répète encore et encore «Tout s'est passé trop vite. Ca s'est passé trop vite.» Elle tente d'expliquer qu'elle a du mal à se souvenir de tous les événements dans le bon sens, que seules des images lui reviennent.
«Si tu ne fais pas comme si de rien n'était... je les descends»
Cindy se revoit tendre les bras entre les deux garçons qui se battent et prendre un coup de couteau dans le bras –elle a encore la cicatrice– et soudain, Kevin qui ne bouge plus. Joan prend son pouls. Elle ne souvient plus ce qu'il lui dit. «Tout ce que je savais, c'est que sur la montagne, Monsieur Sellier était mort.» Joan la soigne, lui donne de l'Ice Tea. Ils écoutent cette chanson de Gorillaz, elle ne se souvient plus du titre, un morceau qu’elle ne peut plus entendre aujourd’hui sans avoir envie de vomir. Elle ne veut pas que son sang à elle soit sur le corps de Kevin, c'est une idée qui l'obsède, quand elle le dit elle se touche la poitrine comme s'il était encore là. Le seul moyen de l'enlever, lui dit Joan, est de le faire disparaître «par le feu». Puis il lui tend un marteau qu'elle n'a jamais vu et lui demande de casser les dents du garçon pour ne pas qu'on l'identifie. Un détail qui change par rapport au procès de Foix, où elle affirmait n'avoir «rien vu rien entendu.» concernant ledit marteau. Pour ces coups portés post-mortem, le mystère ne sera d’ailleurs jamais vraiment élucidé.
Ensuite, ils partent au McDo de Pamiers, où ils croisent sa tante et sa cousine. Joan lui dit «Si tu ne fais pas comme si de rien n'était... je les descends.» Par la suite, il la menace également d'écorcher sa petite sœur, et Cindy ne comprend pas «pourquoi on ne retrouve pas ce texto» dans les téléphones. Elle s’est bien confessée à sa colocataire, Laura, mais elles étaient «complètement bourrées et défoncées» et est certaine de ne pas en avoir parlé dans ces termes-là. Entre 2012 et 2016, si elle s'est accusée de tout devant les gendarmes et juges d’instruction, c’était par peur de Joan Gamiochipi. Sa priorité est de protéger sa famille. Spectatrice de son premier procès où elle semblait abrutie par les médicaments, Cindy souhaite désormais raconter ce qui s'est vraiment passé. Et ce qui s’est passé, c’est ça: sous ses yeux, Joan a poignardé Kevin pour la protéger.
Nous pouvons choisir une histoire pour son thème central, pour l’idée générale qu’elle véhicule. «Une fille cherche à se venger d’un garçon et se fait aider par un ami tordu.» D’un point de vue strictement objectif, Kevin Sellier a été victime d’un crime sordide –si tant est qu’il existe des crimes nobles; d’un point de vue intellectuel, la vérité retenue en première instance est facile à appréhender car elle constitue une histoire plausible. Au fond, elle n’est qu’un assemblage du chaos, une combinaison des vérités de chacun. Platon disait: «C’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux, que la vérité jaillit soudain dans l’âme.» Mais au terme de ces cinq jours de procès, d’où jaillit la vérité, si ce n’est des détails?
*Le prénom a été changé.
Lire l'épisode suivant, Joan et Cindy, jugés à l'aune de leur jeunesse.