On les appelle des «fansubbers» - de «fan» et «subber», «sous-titreur», tout simplement. Ça fait un poil geek, mais ça sonne beaucoup mieux que «sous-titreurs pirates», une appellation aussi offensante qu'inappropriée selon eux. Ils sont plusieurs centaines en France, de Paris à Clermont-Ferrand en passant par Brest, capables de passer des journées entières scotchés devant une transcription de dialogues de séries... pour la simple beauté du geste.
Au départ confidentielle, réduite à une poignée de sites, la pratique n'a cessé de se développer ces cinq dernières années, parallèlement à l'explosion de la consommation des séries. «Au départ, ça a été le travail d'une élite, et plus les séries sont devenues populaires, plus le sous-titrage s'est démocratisé, explique Nicolas, alias Alconis, ancien fondateur de seriessub.com. Avec la multiplication des participations et des avis, la qualité des sous-titres a fini par atteindre, sur certaines séries, un niveau professionnel.»
De grands malades
Qui sont ces fansubbers? Ceux qui ont bien voulu nous répondre sont majoritairement informaticiens, mais jurent que c'est Monsieur-tout-le-monde qui s'y colle. «Les fansubbers viennent d'horizons très différents, analyse Christophe, alias Collioure. L'activité étant chronophage, il y a pas mal d'étudiants, mais aussi des professions libérales ou des enseignants... La principale «team» que j'anime compte par exemple 23 personnes, dont neuf étudiants et quatorze actifs allant du réceptionniste en préfecture au contrôleur aérien...» Difficile de chiffrer exactement l'importance de cette communauté tant elle évolue en permanence - on peut devenir fansubber du jour au lendemain, et partir sans donner d'adresse.
Pour autant, aussi virtuelle soit-elle, elle n'en demeure pas moins humaine, fédération de passionnés oblige. «Nous finissons par nous connaître, voire par nous rencontrer, nous travaillons en équipes (les «teams», ndlr.), c'est donc une vraie aventure humaine», explique Dorothée, alias mpm.
Une «aventure humaine» qui demande un sérieux engagement de la part des «subbers», qui reconnaissent volontiers être de grands malades. «Au plus fort de ma vie de subbeuse, je sous-titrais dix séries par semaine, se souvient mpm. Il y a une vraie maladie du subber ! Au début, on trouve ça génial, on en veut toujours plus, on charge la mule au maximum, jusqu'à ne plus pouvoir gérer... A une époque, je terminais à 5h du matin pour reprendre à 8h... j'avais trop envie de subber ! C'est une vraie drogue ! Au final, je me retrouvais à ne même plus voir de séries pour moi, pour le plaisir...»
1 épisode, 3 jours, 7 personnes
Détaillons avec elle le processus du fansub pour bien saisir la charge de travail qu'il implique. Pour un épisode de True Blood, excellente série vampirique d'HBO diffusée les dimanches soirs aux Etats-Unis, voilà à quoi cela ressemble:
La vidéo sort vers 3 ou 4h du matin le lundi matin. On la récupère en ligne. Vers 8-9h, on récupère un transcript, c'est à dire la retranscription des dialogues de la série dans sa version pour sourds et mal entendant - le plus dur à trouver. Ce sont souvent des Américains ou des Chinois qui mettent la main là-dessus. On sait où les trouver, et il y a un réseau international de fansubbers. Je suis en contact avec des Hongrois, des Italiens, etc. Il faut ensuite nettoyer le texte des indications pour sourds et malentendant, et recaler tous les sous-titres en VO sur la vidéo, en respectant des normes de durée des sous-titres et de longueur de phrases - que l'œil ait le temps de lire les sous-titres. On appelle ça la synchronisation, et il faut deux à cinq fansubbers pour la faire. Ça prend environ une journée. Ensuite, on répartit les sous-titres vers d'autres fansubbers, qui vont être chargés de la traduction.
Sur True Blood, ils sont cinq, qui font dix minutes de série chacun, puis se relisent les uns les autres pour être sûr qu'il n'y a pas de fautes. Enfin, les textes remontent vers le sommet de la team, pour une relecture finale - pour optimiser le sous-titre, le rendre plus fluide, l'harmoniser, faire qu'il colle au ton des personnages. Au total, il nous faut en moyenne trois jours et sept personnes pour un épisode d'une heure.
Pourquoi diable passer autant de temps sur un ouvrage aussi laborieux, qui plus est pour pas un centime? «Le plaisir du travail en équipe, la convivialité, la technicité, l'apprentissage des deux langues car on progresse autant en français qu'en anglais... et bien évidemment la joie de faire partager dans les meilleures conditions possibles, à de nombreuses personnes, des œuvres qu'on apprécie», répond Collioure. «Pour moi, il y a là un vrai enjeu intellectuel, poursuit mpm. J'aime la langue française, et je prends un immense plaisir à trouver la bonne formule, à utiliser les bons mots. De même, certaines séries ne seront jamais visibles en France, donc jamais traduites et accessibles pour ceux qui ne sont pas bilingues. Nous pouvons y remédier.»
Cette démarche «militante» revient dans les arguments de tous les fansubbers. «Nous essayons juste de faire changer les mentalités, à notre petit niveau, soutient Alconis. Nous luttons pour que les textes originaux des séries soient respectés, pour, par exemple, qu'une œuvre crue ou violente ne soit pas édulcorée par les sous-titres français grand public qui seront faits pour sa sortie en DVD...»
Pirate cherche emploi de traducteur.
La finalité des sites de fansub? Disparaître, être remplacés par des offres légales réactives aux diffusions américaines et abordables - autant dire, à l'heure actuelle, une utopie. «Nous militons pour le développement de la VOD, insiste Alconis. Nous voulons changer les modes de consommation des séries.» Ainsi, lorsque TF1 Vision a annoncé, il y a deux ans déjà, que des séries comme Lost ou Heroes seraient disponibles le lendemain de leur diffusion américaine, la majorité de ces sites a cessée de sous-titrer les séries concernées. Une façon efficace de prouver leur bonne volonté, et de faire taire les accusations de piratage qui planent sur eux. Régulièrement attaqués par les éditeurs de DVD ou par les boîtes de sous-titrage professionnel, les fansubbers se défendent d'être de simples «pirates.»
«Certaines choses utiles, avant d'être reconnues comme telles, sont considérées comme illégales, argumente Alconis. Au fond, on sait qu'on prend un risque, mais pour faire changer les choses. Que certains veuillent nous appeler «pirates», c'est leur droit, mais on ne se sent pas cet esprit là.» «Je ne me considère pas comme une pirate, renchérit mpm. Nous avons toujours fait en sorte de retirer nos sous-titres dès qu'une offre légale est proposée, DVD ou autre. Nous n'avons rien à cacher. Nous sommes d'ailleurs facilement traçables sur internet.» «Par définition, nous sommes des pirates, reconnaît Collioure. Nous adaptons une œuvre dont nous n'avons pas les droits. C'est strictement contraire au principe du droit d'auteur. Pour autant, nous nous efforçons de respecter, voire de promouvoir les œuvres que nous sous-titrons. Surtout, nous considérons que notre travail est nécessaire, car ce que nous proposons n'existe nulle part ailleurs.»
Souvent régies par des chartes copiées sur les sous-titreurs professionnels, les sites de fansub sont même devenus, pour certain, un moyen de se faire la main avant de tourner pro. «Certaines boîtes de sous-titrage nous reprochent d'avoir une responsabilité dans la chute des ventes de DVD. D'autres, à l'opposé, nous disent que nous aidons à démocratiser les sous-titres... et finissent par embaucher des gens qui ont commencé chez nous et se sont même servi de leurs travaux de fansubbers dans leur CV», s'amuse Alconis.
Rouage du téléchargement pirate des séries ou garants d'une offre culturelle alternative, les fansubbers s'adaptent aux évolutions de la toile, dialoguent avec les ayant droits comme peu de ceux responsables de la mise en ligne des séries elle-même semblent pouvoir le faire... et espèrent, malgré le plaisir qu'ils ont à sous-titrer, pouvoir un jour prendre leur retraite.
Pierre Langlais
Image de une: Lost, DR