Le cinéma s'empare rarement du sport pour en faire un film à grand spectacle. En choisissant de retranscrire à l'écran la saga de la victoire de l'Afrique du Sud lors de la Coupe du monde de rugby organisée sur son sol en 1995, Clint Eastwood, le réalisateur d'Invictus (sortie mercredi 13 janvier), nous replonge dans l'histoire récente d'un pays démocratisé par le pouvoir d'un homme, Nelson Mandela, élu président en 1994 et qui utilisa cet événement planétaire pour tenter de réconcilier une nation tout entière sous le concept de «Rainbow Nation.»
Le souvenir le plus lumineux de cette journée du 24 juin 1995, qui scella le triomphe des Springboks, l'équipe sud-africaine, aux dépens des All Blacks néo-zélandais, reste la rencontre, lors de la remise des prix, de Nelson Mandela, habillé du maillot des Boks, et de François Pienaar, le capitaine des nouveaux champions du monde. L'une des grandes scènes d'Invictus. La réunion des noirs et des blancs dans un même moment de bonheur partagé.
La légende dit que l'Afrique du Sud (et Mandela) ne pouvait pas perdre cette Coupe du monde de rugby dont le pays avait été exclu des deux premières éditions, en 1987 et 1991, pour cause d'apartheid. Certains ajoutent même que cette victoire est entachée de doutes en raison d'un arbitrage «à la maison» qui lésa la France en demi-finales et de la drôle d'épidémie gastrique qui se propagea dans les rangs des All Blacks, grands favoris, à quelques heures de la finale (les Néo-zélandais sont toujours persuadés d'avoir été victimes d'un empoisonnement volontaire). Mais qu'importe! Invictus ne s'attarde d'ailleurs pas sur le sujet pour livrer une version optimiste et romantique du dénouement de cette Coupe du monde de rugby aux conclusions pourtant contrastées.
Car si l'organisation de ce rassemblement sportif planétaire a servi à ramener l'Afrique du Sud sur la scène internationale de manière spectaculaire (la prochaine Coupe du Monde de football en sera une autre étape capitale), il n'a paradoxalement pas émancipé le rugby sud-africain de certains de ses vieux démons.
Des incidents racistes se sont ainsi multipliés comme à l'approche de la Coupe du Monde, disputée en Australie en 2003, où l'un des joueurs blancs des Springboks, Geo Cronje, fut éjecté de la sélection pour avoir refusé de partager sa chambre avec l'un de ses camarades, Quinton Davids, noir. En 1997, Andre Markgraaf fut carrément destitué de son poste d'entraîneur du XV national pour avoir qualifié des joueurs de couleur de kaffir, mot extrêmement insultant en Afrique du Sud. Chester Williams, seul joueur noir de l'équipe championne du monde en 1995 et l'un des héros d'Invictus, a depuis écrit dans ses mémoires combien il avait eu à souffrir de racisme, y compris au sein de la belle équipe de 1995. Et en Afrique du Sud, personne n'a oublié qu'en 1997, Nelson Mandela dut comparaître comme témoin devant la Haute Cour de justice de Pretoria lors d'une crise ouverte avec la fédération sud-africaine de rugby qui mêlait racisme, népotisme et finances douteuses.
Naïf
«Franchement, il aurait été naïf de penser que ce titre changerait notre société et notre rugby, qu'il aurait été un acte fondateur, a résumé Morné Du Plessis, manager de l'équipe de 1995, dans une interview à L'Equipe en 2005. Ce jour a été important, car il a fait évoluer davantage la perception qu'avaient les Blancs de Nelson Mandela et celle des Noirs et des métis envers le rugby. Ce fut un grand et beau moment, mais il ne doit pas être pris pour ce qu'il n'a jamais été en fait. Comment penser un seul instant que la société sud-africaine allait changer aussi vite après cinquante ans d'apartheid.»
Vieille et terrible histoire, il est vrai, que celle des Springboks qui ont été le porte-étendard triomphant de l'apartheid pendant que le pays était mis à l'index des nations à cause de sa politique raciste et discriminatoire. Plus que le cricket, le rugby fut, en effet, le sport élu de la population blanche et du peuple afrikaner, rural et nationaliste. Imposé dès l'enfance, le rugby magnifiait le culte du corps en stigmatisant le mâle afrikaner, capable de résister et de triompher. Ce sport finit par devenir le symbole de la puissance dominatrice des Blancs d'autant plus flattée et célébrée que les Springboks obtenaient de grands succès sur le plan international.
La très grande mansuétude de la fédération internationale de rugby (IRB) fut, il est vrai, à sa manière, complice des Springboks et donc de l'Afrique du Sud et de sa politique de l'apartheid. Contrairement à nombre d'institutions sportives, notamment dans le prolongement des émeutes de Soweto en 1976 marquées par des centaines de morts, l'IRB et ses fédérations affiliées refusèrent de boycotter l'Afrique du Sud et continuèrent à maintenir le fil par le biais de tournées.
Montréal
L'une d'elles coûta très cher au mouvement sportif. En 1976, à quelques jours du début des Jeux olympiques de Montréal, 22 pays africains décidèrent de ne plus participer du fait de la présence de la Nouvelle-Zélande qui avait autorisé ses joueurs de rugby à se rendre en Afrique du Sud. Le rugby français, sous l'impulsion d'Albert Ferrasse, son président convaincu qu'il valait mieux entretenir des liens avec l'Afrique du Sud plutôt que de lui tourner le dos, continuera, lui aussi, à jouer en eaux troubles avec le prétexte parfois de la bonne conscience quand le XV de France aligna, lors de matches en Afrique du Sud, Roger Bourgarel et Serge Blanco. Edwige Avice, ministre de la Jeunesse et des Sports, finira par avoir raison, en 1983, de ces tournées honteuses.
Quinze ans après les heures de grâce de 1995, le sport qui avait remis l'Afrique du Sud dans la lumière garde une part d'ombre. Le rugby reste fondamentalement le sport des blancs et demeure relativement imperméable à une forme de mixité que ne bat pas en brèche une discrimination positive encouragée. «Une règle tacite impose à toutes les équipes de rugby sud-africaines d'aligner au moins quatre joueurs de couleur par match, remarquait François Pienaar dans une interview donnée samedi 9 janvier à L'Equipe Magazine. Soyons honnêtes: rares sont celles qui dépassent ce quota. Il faudra encore beaucoup de temps pour que le rugby rejoigne le football dans le cœur des Sud-Africains.»
L'Afrique du Sud noire, majoritaire à plus de 80%, chérit le football, mais n'a aucune chance de remporter la prochaine Coupe du Monde. L'Afrique du Sud blanche vénère le rugby et continue de célébrer les exploits de ses Springboks, sacrés à nouveau champions du monde en 2007, au Stade de France, avec seulement six joueurs de couleur sur un total de 30. C'était largement mieux qu'en 1995, sauf qu'il est toujours aussi difficile pour les Noirs de progresser dans la mesure où ils n'ont pas beaucoup accès aux universités, là où, pour le rugby, se développent les carrières de joueur. L'amertume continue donc d'habiter les cœurs...
«Notre victoire en Coupe du monde en 1995 nous avait laissé entrevoir ce que l'Afrique du Sud pourrait être, mais nous n'avons pas construit là-dessus. Nous ne devons pas faire la même erreur et gâcher cette seconde chance», avait dit le ministre des sports sud-africain au soir de la victoire de la Coupe du monde 2007.
En 2008, un pas supplémentaire a été franchi, en conséquence, avec la nomination de Peter De Villiers à la tête des Boks. De Villiers, premier entraîneur noir de l'équipe d'Afrique du Sud afin de contrecarrer l'échec récurrent de la politique d'intégration. Sa désignation, ordonnée par le pouvoir en place, a été très diversement appréciée parce qu'elle a été vue comme une discrimination à l'envers, mais ce n'était pas une surprise. En résumé, le (mauvais) film continue...
Yannick Cochennec
Image de Une: Des joueurs sud-africains à Brisbane pendant la Coupe du monde en 2003, REUTERS/Mike Hutchings