Dimanche 17 janvier, Claude Guéant a commenté comme Nicolas Sarkozy l'avait fait la semaine précédente, l'enlèvement des deux journalistes de France 3 en Afghanistan. «Le scoop ne doit pas être recherché à tout prix», a jugé le secrétaire général de l'Elysée, qui a ajouté que les journalistes enlevés «font courir des risques aussi à beaucoup de nos forces armées». Et de souligner «le coût tout à fait considérable» de l'enlèvement. Ses propos suscite la colère de la profession, une soixantaine de journalistes ont signé un texte pour protéger la réputation de leurs confrères. Nous republions à cette occasion le papier de Françoise Chipaux sur les difficultés et la nécessité d'informer en Afghanistan.
***
Si l'on en croit Le Figaro, Nicolas Sarkozy serait «énervé et en colère» contre les deux journalistes de France 3 récemment enlevés en Afghanistan. La source élyséenne citée affirme «à cause de cette affaire, on a détruit le travail de plusieurs mois et on a perdu une grande partie du crédit que nous avons mis des mois à construire». Les journalistes seront-ils bientôt l'alibi facile pour expliquer l'échec de la coalition internationale dans un conflit qui empire de jour en jour?
Les journalistes paient un lourd tribut dans une guerre où les acteurs font tout pour restreindre la liberté de la presse. Preuve en est la mort en septembre de notre confrère afghan Sultan Munadi, celle fin décembre de la journaliste canadienne Michelle Lang ou celle, dimanche, du correspondant du Sunday Mirror, Rupert Hamer. 18 journalistes sont morts en Afghanistan depuis le 11 septembre 2001. Le théâtre afghano-pakistanais où se déroule l'essentiel des opérations militaires est devenu quasi inaccessible aux médias. Au Pakistan toutes les zones de guerre et les districts qui en sont proches sont interdits aux journalistes et plusieurs ont été arrêtés et expulsés manu militari pour chercher à rendre compte au plus près de la réalité d'une guerre qui se déroule quasiment sans témoins indépendants.
En Afghanistan, les risques encourus (mines, enlèvements crapuleux ou politiques, criminalité) à circuler librement sont tels dans la majeure partie du pays qu'il est devenu très difficile d'appréhender la vraie situation, sauf à avoir des contacts prêts à se déplacer pour parler et une bonne connaissance du terrain. Mis en œuvre pendant la guerre américaine en Irak, le concept des «embedded» est une malédiction pour le journalisme. La presse a toujours accompagné les combattants et en a payé le prix mais avec une liberté qui est dénié aujourd'hui aux médias. Les lecteurs ou téléspectateurs ignorent le plus souvent les contraintes antinomiques à la libre information que les journalistes «embedded» qui court les mêmes risques que les troupes sont obligés d'accepter.
Embedded
Pour accompagner l'armée américaine, il faut par exemple signer un document par lequel le journaliste s'engage en gros à taire ce que les militaires veulent cacher. Accompagner les troupes françaises veut dire être flanqué en permanence d'un officier de presse.
Au mieux, les journalistes accompagnant une unité ne peuvent raconter qu'un côté de l'histoire, celle des soldats avec lesquels ils sont embarqués et la vision qu'ont ces soldats de leur mission. Les rares contacts des journalistes embedded avec la population sont faussés par la présence des troupes car personne ne parle librement devant des hommes en armes.
Plus sérieusement, ces contacts entretiennent la confusion en soulignant la proximité des journalistes et des soldats. Quand les Afghans voient en permanence des journalistes avec des soldats, pourquoi ne croiraient-ils pas que les deux travaillent main dans la main? Ils auraient d'autant moins tort que les Etats-Unis ne craignent pas le mélange des genres dans leur politique contre insurrectionnelle. Dans son rapport sur les déficiences des services de renseignement américains en Afghanistan (A Blueprint for Making Intelligence relevant in Afghanistan), le Major General Michael T. Flynn considère les ONG comme des vecteurs de renseignements.
D'un autre côté, la multiplication des moyens d'information, qui crée une compétition parfois féroce et le développement d'Internet ont beaucoup contribué à la détérioration d'un journalisme professionnel. Dans cette course effrénée à l'information, la vérification des faits devient subsidiaire et la responsabilité n'existe plus. Au cœur de l'actualité mondiale parce qu'ils sont au centre de la lutte anti-terroriste, le Pakistan et l'Afghanistan attirent de plus en plus de jeunes journalistes prêts à tout pour se faire une place au soleil. Les rédactions trop contentes d'employer des «pigistes» corvéables à merci et mal payés sont peu regardantes sur le contenu, du moment que celui-ci peut être présenté comme un «scoop».
C'est ainsi qu'apparaissent de temps en temps y compris dans des médias réputés sérieux des «interviews» de faux talibans ou de faux Al Qaida. Les journalistes qui se livrent à ce jeu ont même l'impudeur sans choquer personne de reconnaître qu'ils n'ont pas les moyens de vérifier si leur interlocuteur est vraiment ce qu'il dit être. Dans la même veine, se multiplient les interviews par courrier électronique comme s'il était possible de savoir qui a vraiment répondu aux questions.
Enfin l'habitude, aujourd'hui très répandue, de payer l'information, fausse totalement le jeu. Comment un «fixeur» (c'est à dire généralement un local qui parle la langue et arrange les contacts) résisterait-il aux milliers de dollars que sont prêts à offrir certains médias pour une interview inédite et «exclusive»? Beaucoup de ces «fixeurs» qui risquent leur vie sont sérieux mais la tentation est grande quand les médias surenchérissent pour obtenir des soit disant scoops qu'ils ne sont pas en mesure de vérifier.
Dans un conflit où tous les camps utilisent une propagande effrénée pour faire avancer leurs pions, il faut beaucoup de métier et de sang-froid pour continuer à coller à la vérité de la guerre. Nos confrères de France 3 ont tenté de faire leur métier. Ont-ils sous estimé le risque? Peut-être. Mais s'ils avaient réussi ils auraient sans aucun doute été félicités par leur rédaction pour leur courage et leur reportage. Ils ont été enlevés, cela n'en fait pas des «vilains».
Françoise Chipaux
Image de une: soldat italien de l'Otan en Afghanistan, Reuters/Morteza Nikoubaz, novembre 2009
A lire: La guerre d'Obama commence maintenant; La corruption des Karzai fera perdre la guerre; «Erreurs stratégiques en Afghanistan»