En 2004, le groupe arty-pop-noise-rock-impro-folk-bizarre Animal Collective sortait Sung Tongs, un disque chargé de guitares acoustiques barrées, d'harmonies dissonantes et de gargouillis électroniques, le tout donnant lieu de temps à autre à des structures de type «chanson» plus ou moins familières, pour ensuite partir dans tous les sens, se désolidariser complètement, et finalement se retrouver. Le succès de Sung Tongs, bien que confidentiel, vit quelques nouveaux convertis se greffer à la fan-base réduite mais dévouée de ce groupe originaire de Baltimore installé à Brooklyn. Dans la chronique du disque sur Pitchfork, on peut lire: «Animal Collective sonne ici plus ''pop'' que jamais.»
Depuis, chacun des albums de ce groupe génialement déroutant est vu comme une véritable lutte entre avant-gardisme et accessibilité, cette dernière caractéristique gagnant de plus en plus de terrain. A propos de Feels, sorti en 2005, le Times indique qu'il s'agit d' «un des albums les plus riches et les moins cryptiques de toute leur carrière.» En 2007, Rolling Stone trouve que Strawberry Jam affiche encore plus d' «indices d'une vraie mélodie» que son prédécesseur. Leur dernier album Merriweather Post Pavilion, sorti en 2009, s'est vendu à plus de 140.000 exemplaires et s'est retrouvé en haut de nombreux tops de fin d'année comme celui de Spin, Pitchfork, Entertainment Weekly, du Times (qui l'a classé en deuxième position). Blender en parle comme du «disque le plus gai et attachant» de leur carrière. A en croire les critiques, dans quelques années Animal Collective sera devenu aussi populaire et accessible qu'ABBA.
Point de vue injuste
Mais ce point de vue, qu'on nous sert à chaque nouvel album, se montre injuste à la fois vis-à-vis des anciens morceaux du groupe — faussement considérés comme imperméables, complaisants et pénibles à apprécier — mais aussi des gens qui découvrent leur musique, attirés par le buzz hype ayant entouré la sortie de Merriweather Post Pavilion et s'attendant à découvrir un groupe qui aurait troqué ses pulsions les plus étranges et gnomiques contre une pop ultime bourrée d'idiosyncrasies.
Ecoutez l'intégrale d'Animal Collective en mode aléatoire et vous vous rendrez rapidement compte que non, leur musique n'est pas passée de génialement cryptique à totalement mainstream au fil des années. De Spirit They're Gone, Spirit They've Vanished, leur premier album sorti en 2000 (une collaboration entre Avey Tare et Panda Bear, les deux auteurs du groupe) à Strawberry Jam en passant par Here Comes the Indian, il apparaît évident que le groupe a toujours conservé ses habitudes, ses préférences - entre oblong et linéaire, grâce et fracas, tension et déstructuration — qu'elles soient plus ou moins mises en valeur selon les disques.
Se positionnant loin du spectre trop souvent agressif et caustique de la musique «expérimentale», Animal Collective a toujours alterné jubilatoire et onirique. Lorsqu'Avey Tare se met à hurler, plutôt qu'un cri de douleur venant du plus profond des ténèbres, on a l'impression d'entendre un enfant à qui l'on vient de refuser un bonbon. Si «Penny Dreadfuls» (2000) peut paraître inaccessible, c'est uniquement à cause de la lenteur avec laquelle elle se déploie, et sa durée, huit longues minutes. Le piano, qui donne toute sa dynamique à la chanson, est majestueux, limpide, passionné, et ne détonnerait pas dans un album de Fiona Apple ou Death Cab for Cutie (ou même de Norah Jones).
Pub Crayola
Les guitares acoustiques et syncopées du morceau-minute «Sweet Road» (2004) plurent assez pour accompagner une pub Crayola (ce qui équivaut dans la sphère du rock indé à vendre son âme au diable, mais dans ce cas-ci, le diable était vraiment trop mignon). «My Girls» est aussi étourdissant que n'importe quelle autre chanson de leur répertoire, le tempo et les textures sur «In The Flowers» aussi langoureuses et vaporeuses, et le beat de «Daily Routine» aussi saccadé et fugace.
La différence entre leurs anciens disques et les nouveaux — et peut-être est-ce la raison qui pousse autant de gens à croire qu'Animal Collective devient de plus en plus accessible — c'est que le groupe a réussi à développer et enrichir ce côté «physique» de leur musique, ce qu'elle fait à notre corps quand on l'écoute. Leurs plus récents morceaux sont tout aussi étranges que les anciens (même l'adorable «What Would I Want? Sky» sur leur nouvel EP Fall Be Kind a sa dose de pessimisme un peu insaisissable, et commence par trois minutes de fracas et de bourdonnement), mais différents en cela qu'ils se révèlent incroyablement physiques.
Leurs gargouillis et leurs bruits de bouche sont plus humides et visqueux que jamais, et le synthé et la basse n'ont jamais été aussi violents, même si rien de tout cela ne ne se rapproche jamais d'un beat assez régulier pour pouvoir danser. (Le son du groupe doit semble-t-il une partie de sa force au producteur Ben Allen, qui avant de collaborer à Merriweather Post Pavilion et Fall Be Kind avait déjà travaillé avec Gnarls Barkley sur St. Elsewhere, et qui a confié que le groupe l'avait choisi pour son «expertise bas-de-gamme».)
Animal Collective n'a néanmoins pas perdu de vue son objectif principal. Le groupe n'a jamais eu l'intention de chambouler l'architecture de la pop mais plutôt de jouer avec les harmonies et les structures, à la façon du compositeur Rudolf Escher, de laisser la logique évanescente des rêves nous détacher de nos attentes habituelles vis-à-vis d'un morceau, et de provoquer des épiphanies en nous surprenant et en nous faisant perdre nos repères.
Animal Collective n'a bien évidemment pas le monopole du genre; Black Dice, Ariel Pink, et Gang Gang Dance, des groupes avec qui ils tournent régulièrement, en font également excellent usage, mais aucun d'entre eux n'a vendu autant de disques ni rempli autant de salles qu'Animal Co. Leur présence sur le podium indé s'explique peut-être par leur facilité à produire des mélodies qu'on retient facilement — de façon inattendue certes, mais on a du mal à s'en débarrasser une fois qu'on les a fredonnées — ainsi que des paroles sereines et réconfortantes, qui parlent de se réveiller à l'aube, de regarder son corps nu et celui de son amant dans le miroir de la salle de bains, de danser pieds nus sur «des chansons qu'on entend sortir des voitures qui passent», et de valeurs comme celle de la famille. (On pourrait bien être tentés de les traiter de hippies si le génial «Take Pills» de Panda Bear n'incitait pas à l'euphorie naturelle plutôt qu'aux paradis artificiels.)
La musique d'Animal Collective est stimulante, et provocante, mais presque jamais désagréable ou ennuyeuse. Ce sens du mystère, cette impression d'être en face d'une énigme irrésolue, tout ça ne fait que rehausser la sincérité du groupe. L' «avant-garde» et l' «accessible» travaillent à l'unisson — au point qu'il est parfois difficile de les distinguer — pour notre plus grand plaisir. On a souvent l'impression d'être à la rue, mais les gens qui y habitent sont toujours sympas.
Jonah Weiner
Traduit par Nora Bouazzouni
Image de Une: Animal Collective par Benjamin Corrigan
A lire aussi le classement des 50 albums de la décennie sur Rock Botton, le blog Musique de Slate, qui classait «Merriweather Post Pavilion» d'Animal Collective dans son tiercé.