Cet article est le huitième volet d'une série sur des projets de films avortés.
Retrouvez les sept premiers volets:
- Le Jeanne d'Arc de Kathryn Bigelow (volé par Luc Besson)
- «Ronnie Rocket» de David Lynch
-«Barracuda» par Yves Boisset
- Le biopic hollywoodien de Leni Riefenstahl
-Stan Lee, l'icône Marvel, scénariste pour Alain Resnais
-«The Tourist», le plus grand scénario de science-fiction des années 1980
-Les films que vous ne verrez jamais: la malédiction de «La Conjuration des imbéciles»
Un matin de 1986, en arrivant au studio Paramount où il travaillait depuis quelques semaines pour préparer le tournage du film La Vie à l’envers, le jeune réalisateur de 37 ans, Howard Deutch, trouvait porte close. L’accès à son bureau lui avait été soudainement interdit. «Il a seulement fallu un jour!, racontait-il à Susannah Gora dans son essai You Couldn’t Ignore Me. C’est arrivé si vite, vous ne pouvez pas imaginer. C’était au-delà d’Hollywood. C’était comme le Vietnam. J’étais fini. J’étais éjecté.»
Sans un mot, Deutch venait d’être viré de ce qui devait être son deuxième film par son scénariste et producteur, le pape du teen movie, John Hughes. Il avait beau avoir réalisé pour lui, l’année précédente, le classique Rose Bonbon avec un beau succès au box-office à la clé, il était remercié par voie de changement de serrure.
Rose Bonbon
Qu’avait-il pu bien faire pour justifier une telle extrémité? Deutch, persuadé que sa carrière à Hollywood était terminé, n’en savait rien. Il ne le comprendra que bien plus tard en se rappelant de sa conversation de la veille avec son producteur. Il comprend alors qu’il n’aurait pas dû confier à Hughes son envie de réaliser le film Oil & Vinegar.
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«C’était le script préféré de John et il le sauvait pour lui-même», dira-t-il, des années plus tard, à Vulture. Deutch venait ainsi de découvrir, de la manière la plus violente qui soit, la valeur sentimentale que pouvait avoir cette histoire pour son auteur, un script si précieux qu’il causera, après cela, bien d’autres conflits, entraînant dans sa chute la fin d’un couple de cinéma mythique et, par extension, la fin d’une ère.
L'âge d'or du teen movie
Quatre ans plus tôt, John Hughes n’était qu’un humble auteur de blagues pour magazines humoristiques qui s’apprêtait à présenter au patron du studio Universal un scénario qui, si tout se passait bien, devait faire de lui un réalisateur: le script était intitulé Seize Bougies pour Sam et racontait l’histoire d’une adolescente dont toute la famille oubliait le seizième anniversaire. Le film n’ayant aucune star et un budget restreint, ce sont des débuts modestes pour le jeune auteur. Mais, à la surprise générale, le film allait bientôt créé un séisme culturel en propulsant le teen movie, un genre alors quasi-inexistant, au sommet du box-office et de la coolitude. Une nouvelle voix était née, celle d’un auteur capable de parler de l’adolescence avec le langage de ses sujets.
Sixteen Candles
C’était une révolution. Et dans les trois années suivantes, en parallèle de dizaines de pâles copies, Hughes, capable d’écrire un scénario complet en quelques heures, accouchera de The Breakfast Club, Une Créature de rêve, La Folle Journée de Ferris Bueller, qu’il écrit, réalise et produit, en plus de Rose Bonbon et La Vie à l’envers qu’il se contente d’écrire et produire. En six films universels et indémodables, le jeune auteur condense tous les tourments de l’adolescence, ses joies, ses souffrances, sa folie et son absurdité.
Il révèle aussi une génération entière de jeunes acteurs que l’on peut apercevoir régulièrement ensemble de films en films, eux que la presse ne tardera pas à appeler le «Brat Pack». Ils s’appellent Anthony Michael Hall, Judd Nelson, Ally Sheedy, Jennifer Grey, Eric Stoltz, Robert Downey Jr, James Spader, Jon Cryer, Lea Thompson, Mary Stuart Masterson, Mia Sara, Matthew Broderick et bien sûr sa muse, Molly Ringwald qu’il fait tourner dans trois films, Seize Bougies pour Sam, The Breakfast Club et Rose Bonbon.
«Je pense qu’il avait un véritable amour pour elle, disait l’acteur Jon Cryer (Rose Bonbon) à Susanna Gorah. Je pense qu’il avait un béguin pour elle et pour son talent. Il voyait son talent comme un moyen de raconter sa vulnérabilité d’adolescent. Elle était le moyen de montrer un aspect de lui qu’il n’a jamais vraiment montré à l’école.»
Nuit de rêve
Nés tous les deux un 8 février, à dix-huit ans d’écart, le trentenaire du Midwest et l’adolescente californienne se trouvent et ne se quittent pas. Il lui destine donc tout naturellement le scénario de Oil & Vinegar, «son préféré». Il l’a écrit pour elle avec personne d’autre en tête.
«John et moi avions vraiment une connexion spéciale, disait l’actrice à Susanna Gorah. C’était comme si nous nous comprenions. À un moment, c’est presque devenu étrange. Nous étions tellement en phase que l’on en venait à finir les phrases de l’autre.»
L’histoire de Oil & Vinegar est simple, dépouillée jusqu’à l’excès même. Elle a été racontée, pour la première fois, en 2010 par le réalisateur Alan Metter (Girls Just Want To Have Fun) dans les commentaires d’un article de Vanity Fair sur John Hughes.
«Le scénario parlait d’un type traversant le pays pour se rendre à son mariage [selon Howard Deutch, le personnage était plutôt un commercial itinérant]. Il prenait en stop une fille [selon Howard Deutch, “une fille rock-and-roll, une vraie rockeuse”] et ils se retrouvaient en plein dilemme moral, coincé dans une chambre de motel au milieu de nulle part, parlant toute la nuit de tout ce qui est important quand on devient un adulte.»
«C'était très intimiste»
Quiconque étant tombé, un jour, amoureux de Breakfast Club, l’histoire d’un groupe d’ados très différents se retrouvant bloqués en colle un samedi, verra la filiation. Matthew Broderick (La Folle Journée de Ferris Bueller), qui devait jouer face à Ringwald, ne manquait pas de la rappeler:
«C’était un script intéressant. C’était très intimiste: il n’y avait que deux personnages, de ce que je me souviens, souvent dans une voiture. C’était une comédie romantique typique sur deux personnes très différentes qui tombent amoureuses mais, au-delà sa modestie, c’était très inventif. John voulait savoir s’il était capable d’écrire un film avec seulement deux personnes dans une pièce, après avoir fait Breakfast Club qui se déroulait presque entièrement dans une pièce.»
Mais John Hughes est complexe et versatile. Et il ne digère pas le refus de Ringwald de jouer la très rock’n’roll Watts dans La Vie à l’envers.
L’actrice trouve que le film, en inversant les genres, ressemble trop à Rose Bonbon qu’elle vient de tourner. À raison: le personnage que lui offre Hughes est le parfait équivalent de celui de Duckie (incarné par Jon Cryer) tandis que Eric Stoltz jouerait son personnage d’adolescent incompris amoureux de la fille la plus populaire du lycée (Andrew McCarthy dans Rose Bonbon, Lea Thompson dans La Vie à l’envers).
Le réalisateur, dont Ringwald dira plus tard qu’il «était facile de lui briser le coeur», voit ce refus comme une trahison. Il ne lui pardonne pas.
«Malfaisant et paranoïaque»
Loin du trentenaire cool et ableur discutant musique avec ses jeunes acteurs sur les tournages de Seize Bougies pour Sam et The Breakfast Club, Hughes se referme sur lui-même et devient alors de plus en plus «malfaisant et paranoïaque», comme l’écrivait Jon Cryer en 2015 dans son autobiographie. C’est ce John Hughes qui virera, sans un mot, son protégé Howard Deutch du tournage de La Vie à l’envers, avant de le réintégrer quelques mois plus tard quand sa remplaçante, Martha Coolidge, transformera le ton comique du scénario en quelque chose de plus sombre.
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Malgré tout, Molly Ringwald affirme à Susanna Gorah qu’elle «voulait faire un autre film» blâmant «des incompatibilités d’emploi du temps», des «malentendus» et «des réécritures du scénario» que «John ne voulait pas faire» pour expliquer la mort de Oil & Vinegar. «Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. J’ai adoré travailler avec John et je voulais continuer à travailler avec lui», disait-elle.
Une déclaration qui tranche nettement avec celles de la fin des années 1980 quand les anciens «meilleurs amis» exprimaient dans la presse, au mieux, une prise de distance polie, au pire, du mépris. En 1986, dans Time, Molly Ringwald disaient ainsi de son ex-mentor qu’elle «était passée à autre chose». Deux ans plus tard, quand Newsday demandait à Hughes s’il avait envisagé Ringwald pour le rôle principal féminin de La Vie en plus, il répondait, plein de condescendance, comme si elle n’était qu’une vague connaissance: «Molly Ringwald? Je ne l’ai jamais envisagée.»
Oil & Vinegar était mort, l’amitié de John et Molly avec.
Le reclus
Et elle comme lui ne se remettront jamais de cette rupture. Elle, désormais adulte et incapable de se voir autrement qu’en adolescente aux joues roses, refusera Pretty Woman, Ghost et Blue Velvet qui, feront, à sa place, des stars de Julia Roberts, Demi Moore et Laura Dern. Lui, devenu le scénariste le plus demandé d’Hollywood grâce à des films familiaux aux formules (souvent) toutes faites (Maman j’ai raté l’avion, Beethoven, Flubber, Les 101 Dalmatiens…), poursuivra sa lente descente dans la paranoïa et la cruauté, une longue enquête du magazine Spy le décrivant même, en 1993, comme «une brute folle, effrayante et capricieuse».
«Il y avait des moments très durs avec John. Quand il s’énervait, il arrêtait de vous parler. Il se refermait. Il se mettait en silence radio de Chicago. Il y avait donc aucune façon de trouver une solution avec un dialogue raisonné. Ces périodes de silence pouvaient être très déconcertantes. Il le faisait avec le studio, avec ses avocats, avec son agent. Ça pouvait durer un mois comme six», racontait Bruce Berman, à l’époque patron de la branche cinéma de Warner Bros., qui a travaillé avec Hughes sur Denis la malice en 1993.
Comme JD Salinger avant lui, il finira donc par se retirer de l’œil du public, d’Hollywood et de ses anciens amis, vivant reclus à Chicago dans un maison qu’il avait transformé en forteresse sur une colline qu’il avait lui-même fait ériger. Et ironiquement, le seul à être resté en contact avec Hughes, avant sa mort d’une crise cardiaque en 2009, était Howard Deutch, ce grand émotif qui s’était réfugié chez ses parents après avoir été viré pour avoir voulu réaliser «le meilleur script de John qu’il avait lu».
Quant à Molly, elle avait écrit, au milieu des années 1990, une lettre à John pour lui expliquer à quel point il était important pour elle, recevant, en retour, «un bouquet de fleurs grand comme mon appartement». À défaut d’un quatrième film, ils avaient donc au moins fait la paix.