J’ai grandi sans télé à une époque où il était encore possible pour des parents d’élever leurs enfants sans le moindre écran et sans pour autant s’ériger en insupportables modèles de vertu. Bien que je sois née l’année même de la publication par Jerry Mander de son brûlot anti-télé Four Arguments For the Elimination of Television, mes parents ne se rappellent pas que leur décision de nous élever sans télévision ait été politique.
«Comme chacun peut le constater, le temps est un jeu à somme nulle, m’a écrit ma mère lorsque je lui ai demandé comment elle et mon père en étaient venus à décider de ne pas acheter de téléviseur. Quand on regarde la télé, on ne lit pas, on n’écoute pas de musique, on n’a pas de conversation intéressante, etc.»
Ils ont décliné la proposition de ma tante de leur offrir un poste en cadeau de mariage et lui ont demandé une machine à coudre à la place. Quand ils ont commencé à avoir des enfants, cinq ans plus tard, ils n’ont pas jugé utile d’agrandir la famille en y ajoutant une télévision.
Une enfance heureuse
Ça a marché. Nous avons lu, nous avons passé du temps hors de la maison et nous avons discuté des heures autour de la table familiale –surtout à mesure que nous grandissions et que nous devenions plus patients. Les amis et les membres de la famille de mes parents étaient de ceux qui estiment qu’il faut envoyer les enfants jouer dehors, donc la décision de bannir la télé ne détonnait pas particulièrement au sein de ce cercle-là. Nous avons fait deux fois l’aller-retour dans le Colorado dans l’Oldsmobile familiale sans lecteurs DVD ni tablettes.
Certains enfants à l’école se moquaient de nous («Vous êtes Amish ou quoi?») et j’aurais bien voulu connaître les émissions populaires comme «Les Enquêtes extraordinaires» pour faciliter les conversations avec mes camarades de classe, mais en général j’étais contente de pouvoir lire Le Club des Baby-Sitters en boucle à la place (eh oui, ce n’est pas parce qu’une enfant lit qu’elle va forcément dévorer des chefs-d’œuvre).
Mon expérience personnelle m’a donc convaincue qu’il est possible de vivre une enfance heureuse sans écran. Et aujourd’hui, c’est comme ça que mon mari et moi voulons élever notre fille de 10 mois. La tâche s’annonce bien plus ardue pour nous qu’elle ne l’a été pour mes parents.
Les écrans sont partout
Déjà, il y a le pur côté pratique, vu que tout le monde a un écran dans la poche de nos jours. Et l’avènement d’internet signifie qu’il existe tout un univers de contenus tentants, bien plus séduisant que Les Muppet Babies, et qui n’existait tout simplement pas quand j’étais petite. Mais c’est aussi un défi personnel, parce que le potentiel d’autosatisfaction parentale ostentatoire a explosé au cours des quarante ans qui ont séparé ma naissance de celle de mon enfant. Je ne veux pas que le choix d’élever ma fille sans écran fasse de moi un monstre.
Les groupes Facebook dédiés à la parentalité sans écran regorgent de conseils, d’encouragements et de niveaux cauchemardesques de suffisance auto-satisfaite. Malheur à la petite nouvelle innocente qui suggère que vivre sans écran n’est peut-être pas toujours facile! Elle sera instantanément bombardée d’histoires illustrant à quel point les autres enfants sans écrans sont parfaits. «Hier au parc», a posté une maman en réponse à une question portant sur l’idée que les enfants privés d’écrans pouvaient se sentir isolés socialement, «un garçon que nous ne connaissons pas a demandé à mon fils quelle était son émission préférée. Il a simplement répondu: “Je ne regarde rien. Tu veux jouer au saint Bernard avec moi?”»
Satisfaction morale
Haaaaaan, mais c’est teeeeellement sain, contrairement à tous ces gamins qui regardent la télé et n’ont aucune imagination! La progéniture des parents de ces groupes est calme, serviable, sociable et polie: d’absolus parangons de vertu. Leurs mères semblent prendre un plaisir intense à passer des heures à organiser des projets de ramassage de feuilles mortes et à remplir des tableaux sensoriels avec un tas de types de sables différents. Dans un autre groupe, quelqu’un a publié une photo de ses deux enfants installés devant un aquarium, occupés à regarder les poissons manger. «Un peu “d’écran” avant l’école», dit la légende.
Et si je me surprends à visualiser mentalement le gif «OK» de Jennifer Lawrence quand je lis les posts ineptes de ces parents absurdes, je me sens pourtant absolument capable de grimper sur le même genre de grands chevaux.
Mon petit côté moralisateur refait surface dès je commence à suivre un système qui me réjouit parce qu’il me donne l’impression d’avoir tout compris. Ça m’est déjà arrivé avec le yoga Anusara et les études américaines. Cet amour sans réserve à l’égard d’un système peut être dangereux, parce que lorsque je trouve la bonne manière de faire quelque chose, il m'est extrêmement facile de me mettre à penser que tout le monde devrait faire exactement comme moi.
Une pratique compulsive
Et bannir les écrans semble correspondre si idéalement à notre vision de la vie de J! Nous voulons qu’elle sorte beaucoup. Nous voulons qu’elle sache jouer de façon autonome. Nous voulons qu’elle apprenne des choses en nous regardant faire à la maison (c’est la vision de Waldorf selon laquelle la vie quotidienne est le «programme scolaire» de l'enfant). Nous voulons qu’elle ait un bon sommeil. Nous voulons que la vie l’enthousiasme, et qu’elle vive des expériences optimales, ce qui est difficile lorsqu’on est débordé par le genre de choix et de propositions fournies par les écrans. Nous voulons qu’elle apprécie d’être avec les autres –de regarder leurs visages, d’écouter leurs voix. Et au final, nous voulons qu’elle lise. Toutes ces choses semblent plus susceptibles de se produire souvent si les écrans ne sont même pas une possibilité dans sa vie.
Et puis pour être tout à fait honnête, je n’ai pas envie de me battre avec elle pour l’iPad. Qu’est-ce qui m’irrite à ce point chez les enfants qui supplient qu’on leur donne un écran? Ils ont l’air d’être hors de tout contrôle, uniquement mus par des désirs primitifs. Les adultes savent mieux cacher ou justifier leur addiction à internet; les mômes qui mendient sans vergogne quelques minutes d’écran me rappellent désagréablement à quel point l’interface humain-écran est devenue compulsive. Je sais tout à fait ce que ça fait de quitter internet après un bon gros passage sur Twitter ou de me faire interrompre alors que je suis sur Netflix au beau milieu d’une orgie de Riverdale. Si j’étais un môme moi aussi je pleurerais pour qu’on me rende l’iPad.
Rester bienveillante
Et quand j’entendrai d’autres enfants supplier qu’on les laisse voir une série, comment je vais faire pour réussir à ne pas regarder leurs parents de travers? Je me souviens fort bien de ce que ça fait d’être en butte au jugement vertueux d’autrui. Je ne suis pas une adepte du maternage, je donne du lait en poudre à ma fille et je lui ai appris à dormir seule sans suivre des préceptes stricts. Au tout début de sa vie, lorsque nous prenions des décisions sur ces sujets, je passais des heures en quête de conseils dans les tréfonds d’internet d’où j’émergeais absolument paniquée vu qu’il m’était absolument impossible de faire tout ce que les membres de tel forum «autour de bébé» insistaient pour désigner comme la «seule» manière possible d’élever un enfant. Créer ce genre de panique chez quelqu’un d’autre, non merci.
Je dois aussi garder à l’esprit que les circonstances de nos vies rendent peut-être la possibilité de ne pas avoir d’écran quand J est là beaucoup plus simple que pour ceux dont je vais juger les choix. Quand elle était toute petite et que j’étais en congé maternité, il semblait qu’elle passait tout son temps éveillé à manger et je trouvais très difficile de ne pas regarder mon téléphone quand elle était là (mon Dieu, l’ennui de ces charmants premiers jours). Maintenant qu’elle est curieuse et éveillée, je n’ose plus. Mais je ne trouve plus que la privation d’écran soit si difficile à supporter.
Un petit sacrifice
Mon mari et moi travaillons tous les deux à plein temps, et nous sommes en contact avec internet chaque jour. J est une enfant unique et elle le restera, donc il n’y a pas de grand frère ou de grande sœur pour venir semer le trouble sur ce qui est permis ou pas, ni de plus petit qui sollicite plus d’attention parentale. Nous vivons dans une ville de taille modeste où les distances ne sont jamais très grandes, donc nous n’avons pas de longs trajets en voiture où en métro qui seraient tellement plus simples avec un lecteur de DVD. J est dans une crèche gérée par une professionnelle encore plus opposée aux écrans que nous.
Et en vérité, en semaine nous ne sommes obligés de nous priver d’écrans que quelques heures au total pour que J n’y soit pas exposée. Elle se couche à 19h tous les soirs (encore une chose à laquelle je crois très fort… religieusement, on pourrait dire); une fois qu’elle est couchée, on peut s’envoyer autant de matchs de baskets qu’on veut. Le week-end, ça fait du bien de détourner nos vies du monde virtuel vers le monde réel. Quand elle fait la sieste j’en profite pour surfer quelques heures en douce, et après je suis toute prête à l’emmener au marché ou dans les bois, où elle peut s’éclater avec les pommes de pin et se couvrir les mains de bonne sève bien collante (atelier tableau sensoriel bonjour.)
Mais voilà le plus gros hic: elle n’a que 10 mois. Quand elle ne fera plus la sieste, comment ferons-nous pour avoir des temps calmes? Je ferai comment, quand elle me suppliera de voir le film dont tous ses copains parlent à l’école? (Je l’emmènerai sans doute le voir, parce que je ne déteste pas tout ce qui est chouette non plus). Est-ce qu’on lui achètera un Kindle, ou est-ce qu’on installera de nouvelles étagères à la maison pour gérer l’arrivée de mauvaise littérature pour enfants, comme l’ont fait mes parents? Est-ce que je vais m’enchaîner à la grille de l’école quand sa classe de CP regardera un dessin animé au lieu de sortir dans la cour de récré un jour de pluie? Je n'en sais rien. Les parents proposent, la vie dispose.