Quand des prisonniers sont détenus indéfiniment à Guantanamo, ce qui compte c'est moins ce qu'ils savent que ceux qu'ils connaissent. Ou ceux qu'on les soupçonne de connaître ou d'être un jour amenés à connaître. C'était le cas en 2002, quand les meilleures preuves réunies par le gouvernement ont montré que la plupart des détenus avaient été arrêtés pour s'être «associés» aux talibans ou à Al-Qaïda (et que la majorité d'entre eux ont été livrés grâce aux primes offertes par le gouvernement et non pas capturés par l'armée américaine.)
C'est encore le cas cette semaine alors même que l'administration Obama annonce qu'environ 30 prisonniers yéménites - déjà mis hors de cause et qui devaient être libérés - ne le seront finalement pas. Simplement parce qu'ils viennent du Yémen. Leur disculpation ne sert plus à rien: les hommes qui commençaient leur neuvième année d'incarcération dans le camp de Guantanamo y resteront. Non pas qu'ils aient commis quelque crime, mais pour éviter qu'ils ne fassent de mauvaises rencontres en rentrant chez eux, au Yémen. Ainsi donc, la nouveauté, c'est qu'on peut maintenant détenir des prisonniers indéfiniment, pas seulement parce qu'ils ont un jour été en contact avec des terroristes, mais parce qu'ils pourraient en rencontrer à l'avenir.
Les Etats-Unis ont subitement découvert l'existence du Yémen le jour de Noël. Politiquement, dire que les prisonniers de Guantanamo rapatriés dans ce pays risqueraient de se livrer à des actes terroristes peut avoir un sens. Mais sur le plan juridique, cela n'a pas plus de sens que de les avoir emprisonnés.
L'idée qu'on doit garder ces hommes en détention uniquement parce qu'on a déjoué un complot terroriste lié à leur pays d'origine montre que l'exactitude des faits n'a aucune importance quand on parle de Guantanamo.
Mais bien que Donald Rumsfeld (ex-ministre américain de la Défense) ait déclaré haut et fort que les «types» de Guantanamo représentaient le «pire du pire», nous savons que la majorité d'entre eux n'ont simplement pas eu de chance. Le lieutenant-colonel S. Berg, qui a fait partie de la première équipe juridique chargée des poursuites, avait dit un jour: «En réexaminant les preuves, il est évident que dans de nombreux cas, nous avons simplement arrêté les gars les moins rapides sur le champ de bataille. Nous avons littéralement cueilli ceux qui s'étaient pris une balle dans le derrière.» Michael Scheuer, chef de l'unité de la CIA affectée à la recherche de Ben Laden jusqu'à 2004, l'a également reconnu: «Nous n'avons pas arrêté ceux qu'il fallait».
Pourtant, au bout de nombreuses années, l'administration américaine cherche encore désespérément la bonne manière de gérer ces prisonniers, car certains d'entre sont peut-être devenus des criminels endurcis. Sans doute parce qu'ils se sont radicalisés à cause de leur emprisonnement, sans jugement aucun, pendant plusieurs années. Le problème s'exacerbe quand on les associe de façon aléatoire à des attentats dans lesquels ils ne sont pas manifestement impliqués.
La «dangerosité potentielle» est un concept problématique en matière de droit pénal. La plupart des études ont démontré que lorsque les jurés tentent d'apprécier la dangerosité potentielle des accusés au moment de déterminer leur sentence, ils se trompent. Les prévisions des psychiatres au sujet des dangers potentiels d'un prisonnier se fondent souvent sur de pures spéculations. «Deviner» les risques que quelqu'un récidive (ou, dans le cas des Yéménites de Guantanamo, dire qu'ils risquent de commettre leur premier crime) est une démarche tellement théorique et tendancieuse que certains universitaires l'ont rejetée parce que «contraire à la Constitution». Comme l'a récemment expliqué le professeur Joseph Kennedy, de l'Université de Caroline du Nord: «La dangerosité potentielle ne saurait justifier à elle seule l'incarcération, car elle fait appel à notre instinct le plus profond et peut-être le plus puissant: l'instinct de conservation».
L'argument selon lequel il pourrait y avoir des gens à Guantanamo qui pourraient, s'ils étaient relâchés, reprendre les armes contre les Etats-Unis est précisément ancré dans le genre de peur et de paranoïa contre lesquelles Dan Kennedy met en garde. Il ne prend pas en compte le fait que - comme l'a indiqué le Centre pour les droits constitutionnels américains - «l'immense majorité des prisonniers de Guantánamo n'auraient jamais dû être placés en détention au départ; par ailleurs, 550 d'entre eux ont été libérés et se reconstruisent une vie loin de toute violence.»
En règle générale, on ne punit pas des dizaines d'innocents sous prétexte qu'un ou deux d'entre eux sont peut-être des criminels. Et jusqu'où peut-on pousser les arguments à propos de la dangerosité potentielle? Jennifer Daskal, juriste spécialisée dans le contre-terrorisme à Human Rights Watch, explique que si on admet la théorie de la «dangerosité potentielle», «l'armée américaine pourrait défiler dans les rues de Kandahar, Riyad ou Islamabad et appréhender et détenir tous les hommes de 20 à 35 ans qui ont l'air dangereux. Après tout, il est possible qu'une partie d'entre eux rejoignent un jour les rangs d'al Qaida ou des talibans, ou aient l'intention de le faire».
Nous en sommes quand même arrivés à faire des prisonniers qu'on veut détenir pour une durée illimitée non pas pour des actes répréhensibles qui leurs sont directement reprochés, mais pour des liens supposés avec des actes criminels commis par d'autres. Brian J. Foley, professeur à la faculté de droit de l'Université de Boston, a appelé ce processus de création de terroristes en fonction de liens criminels hypothétiques et à venir l'«alchimie de la sécurité nationale».
Y a-t-il seulement de minces et réelles probabilités que certains des détenus libérés de Guantanamo reprennent le combat contre les Etats-Unis? Bien sûr. Pour autant, doit-on renoncer aux investigations sur chaque détenu individuellement et cibler des pays entiers? Non. Le Pentagone indique que 20% des anciens détenus de Guantanamo sont «retournés sur le champ de bataille» Justin Eliott explique que de tels chiffres ont toujours été sujets à caution. C'est le moins qu'on puisse dire. Et tout dépend de ce qu'on entend par reprendre «le combat».
Après la tentative d'attentat du 25 décembre, on peut plus facilement tenter de lier les anciens détenus de Guantanamo aux actes terroristes. On peut accuser les anciens prisonniers de Guantanamo d'être «retournés sur le champ de bataille» si leur chemin a croisé, par accident, celui d'Umar Farouk Abdulmutallab ou s'ils ont joué au tennis avec son père.
C'est pourquoi Thomas Joscelyn, journaliste au Weekly Standard, a expliqué, lundi, que l'ex-détenu de Guantanamo Moazzam Begg, a peut-être joué un rôle dans la radicalisation du terroriste au «slip-bombe» (Umar Farouk Abdulmutallab). Selon ce journaliste, Moazzam Begg est en entré en contact avec Abdulmutallab lors d'une réunion organisée par la Société islamique de l'Université de Londres, animée par Abdulmutallab. Begg, lui, n'était pas là, mais un chercheur qui travaille pour l'organisation qu'il a fondée après sa libération de Guantanamo y a assisté. Thomas Joscelyn reconnaît qu'il n'y a pas de preuve directe indiquant que Begg a endoctriné Abdulmutallab. Mais qu'importe... La recherche de liens entre Abdulmutallab et les prisonniers relâchés de Guantanamo est désormais un subtil jeu de Cluedo. Le colonel Moutarde l'aurait peut-être radicalisé dans la véranda à coups de matraque! Et puisqu'il n'est pas possible de réfuter une telle hypothèse, toutes commencent à sembler plausibles dans ces moments de panique où le gouvernement des Etats-Unis cherche à tout prix à établir des liens et à trouver des indices.
Plus effrayant que la tentative de démontrer une proximité entre Moazzam Begg et l'auteur de l'attentat manqué sur le vol à destination de Detroit, Thomas Joscelyn soutient que Begg l'a radicalisé en lui donnant des cours et en lui montrant des vidéos. Si les Etats-Unis veulent prendre l'attitude que ceux qui quittent Guantanamo soutiennent le terrorisme et en sont complices simplement en partageant leur expérience dans le camp de détention, personne ne pourra plus jamais être libéré. (Auparavant, ne considérions-nous pas que c'était simplement «en paroles»?) Plus maintenant: le Pentagone inclut dans la liste de ceux qui ont «repris des activités terroristes» les anciens prisonniers ayant fait des déclarations anti-américaines en public.
Pour ceux d'entre nous qui avaient espéré voir Guantanamo faire bientôt partie du passé, les événements de cette semaine montrent que les péchés commis dans ce camp de détention ne sont pas près de cesser. C'est ce lien peu plausible entre les prisonniers yéménites et le terroriste nigérian Umar Farouk Abdulmutallab qui a tout déclenché. Et puis, le 5 janvier, la décision de la cour d'appel fédérale est tombée, limitant sévèrement le champ d'application de l'habeas corpus (droit de ne pas être emprisonné sans jugement). Cette décision, comme l'a dit l'un des juges qui a signé cet arrêt: «dépasse largement les arguments que même le gouvernement américain a pu présenter». Les Américains sont tellement terrifiés à l'idée de liens hypothétiques entre les prisonniers et de futurs attentats terroristes qu'on ne peut raisonnablement pas les relâcher.
Si on admet que le camp de détention de Guantanamo en lui-même, pour reprendre les propos du président Obama, «nuit aux intérêts de sécurité nationale [des Etats-Unis] et est devenu un puissant outil de recrutement pour Al-Qaïda», chaque prisonnier encore détenu dans ce camp devient l'argument vivant qui joue contre sa propre libération. Pas seulement à cause ce qu'il risque de faire un jour pour nuire aux Etats-Unis, mais également à cause de ce qu'il risque de dire à un tiers, lequel pourrait à son tour commettre des actes anti-américains.
Le camp de Guantanamo n'aurait jamais dû être construit au départ. Mais à partir de ce jour, il ne pourra jamais être fermé si on rend chaque détenu qui s'y trouve responsable des pires atrocités imaginables.
Dalhia Lithwick
Traduit par Micha Cziffra
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Image de Une: Le camp 6 de Guantanamo Reuters