Cet article est la première partie d'une enquête en deux volets consacrée à l'ouvrage L'Homme semence.
C’est l’histoire d’un livre. Ou plutôt l’histoire de l’histoire d’un livre. Le livre, c’est L’Homme semence qui a inspiré le film Le Semeur de Marine Francen (sorti le 15 novembre dernier) et qui, depuis sa parution en 2006, chez un petit éditeur varois, connaît un succès grandissant. L’histoire, c’est celle d’un village de montagne dont tous les hommes, victimes de la répression après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte (1851), ont été arrêtés, laissant les femmes seules et démunies pendant plusieurs années jusqu’à la venue d’un homme qui va assouvir leur désir et les «ensemencer».
L’histoire de l’histoire, c’est la façon dont ce récit écrit par une témoin des événements, Violette Ailhaud, a été transmis puis édité. Rédigé en 1919, plus de soixante ans après les faits, il est glissé, par son auteure, parmi les papiers de sa succession, peut-on lire sur le site de la maison d'édition. À sa mort, survenue en 1925, le notaire a ordre de n’ouvrir l’enveloppe qui le contient qu’en 1952.
«Après ouverture, peut-on lire sur le site des éditions Parole, la consigne indiquait [que le] manuscrit devait être confié à l’aîné des descendants de Violette, de sexe féminin exclusivement, ayant entre 15 et 30 ans. Yveline, 24 ans alors, s’est retrouvée en possession du texte, texte qu’elle a confié aux éditions Parole en 2006.»
Une illustre inconnue
Cette belle et étrange histoire suscite intérêt et curiosité. Elle n’est, sans doute, pas pour rien dans le succès du livre. Étrange ce parcours qui, de 1919 à 2006, a mis un siècle à aboutir à la parution de ce bref récit de moins de quarante pages, écrit d’une plume vive et maîtrisée, précise et dépouillée, passablement contemporaine. Étrange aussi cette auteure qui, malgré ce que son livre révèle de talent littéraire, n’a jamais rien publié. D’elle, Violette Ailhaud, on ne sait que le peu de choses qu’elle dit d’elle dans une courte préface et ce que son éditeur veut bien livrer.
En 1919, elle a 84 ans et vit dans un village du plateau de Valensole, dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Poil (photo), aujourd’hui abandonné et en ruines. La grande saignée de la Première Guerre mondiale qui a vidé les bourgs de leurs hommes lui rappelle alors les événements de 1851 et la façon dont les habitants mâles avaient soudain disparu. Un souvenir douloureux et amer dont elle veut témoigner avec force. Sur sa vie elle-même, elle livre peu de choses sinon qu’elle a enseigné le français et eu pour langue maternelle le provençal dont «elle admire la résistance». C’est à peu près tout.
Pour tenter d’en savoir plus, il n’y a d’autre solution que de partir sur les lieux et de plonger dans les archives. Mais les registres d’état civil du Poil, le village où elle a habité, ne disent rien d’elle. Ni ceux des villages autour. Les actes et les recensements ne contiennent pas son nom. Pas d’articles de journaux non plus, pas de tombe. Pas de Violette Ailhaud nulle part. Pas même de Violette, prénom inusité dans cette région et à cette époque.
Une vraie base historique (ou presque)
À défaut de retrouver sa trace là où d’ordinaire on cherche les ancêtres disparus, il faut retourner à la seule chose qui reste d’elle: L’Homme semence. Outre les quelques mots sur elle dans la préface, elle livre dans son récit de rares éléments biographiques. Elle a, en 1851, 16 ans, et voit son «amoureux», Martin, tué par les gendarmes en février 1852. Un épisode qui, là aussi, n’a curieusement pas laissé de traces dans les archives. Son père, qu’elle désigne comme un maire et un chef de l’insurrection contre le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, a été déporté en Guyane et est mort aux îles de Salut.
C’est là un élément important car le chef de la rébellion républicaine dans les Basses Alpes (devenues Alpes de Haute Provence) s’appelle Ailhaud, comme elle. André Ailhaud, dit Ailhaud de Volx (le village où il est né) a pris la tête des troupes républicaines, menant une célèbre bataille contre l’armée bonapartiste en décembre 1851 au village des Mées. Puis il s’est enfui, s’est caché, a été arrêté début 1852 et a été condamné au bagne. Déporté en Guyane, atteint du scorbut, il est mort en 1854 dans les îles du Salut.
Ce parcours correspond, à un détail près –il n’était pas maire, comme elle l’indique, mais fils de maire–, à ce que livre Violette. Cette petite erreur peut être due au fait qu’elle a, dit-elle, alors 84 ans et que les souvenirs se sont, longtemps après les faits, probablement un peu altérés. Mais qu’importe puisqu’à travers ce père dont la vie et l’action sont bien connues des historiens de la région, on peut reconstituer sa vie à elle. Ou presque.
Détails fantaisistes
André Ailhaud, marié en 1833, a bien eu une fille en 1835… qui ne s’appelait pas Violette mais Hélène Marie. L’auteure a-t-elle eu la coquetterie de changer son prénom? Non, puisqu’Hélène est morte à 11 mois en 1836. Ailhaud a eu d’autres filles mais pas cette année-là et pas avec ce prénom-là. Surtout, lui et sa famille n’habitaient pas, en 1851, un village du plateau de Valensole où est censé se dérouler le récit, mais à Château-Arnoux, au bord de la Durance, dans la vallée, à cinquante kilomètres de là.
Violette n’est apparemment pas la fille du chef de l’insurrection.
Peut-être celle d’un autre chef? Les données des personnes poursuivies après l’insurrection –plus de 1.600 personnes dans les Basses Alpes– ne contiennent pas de profils susceptibles de correspondre aux affirmations de Violette. Ils sont peu nombreux à avoir été déportés en Guyane et encore moins nombreux à être morts aux îles du Salut.
De sorte que les informations de l’auteure semblent un peu fantaisistes.
Ce ne sont pas les seules.
Une vision du XXe siècle
Car, en réalité, si la répression de 1851 a touché de nombreux habitants de la région, elle n’a pas dépeuplé les villages. Certains bourgs, comme Valensole, ont compté jusqu’à 73 personnes arrêtées, ce qui est beaucoup mais bien peu par rapport à la population totale (plus de 3.000 âmes). De même, dans les petites communes du plateau de Valensole, comme Puimoisson ou Mézel, de plusieurs centaines d’habitants chacune, près d’une vingtaine d’hommes ont été poursuivis mais cette «saignée» n’a eu aucun effet sur la démographie. Il restait au village plus de deux cent cinquante hommes.
Le plateau de Valensole aujourd'hui via Wikimedia
Les mariages n’ont pas cessé et les naissances se sont succédé. D’autant que beaucoup d’insurgés, graciés ou condamnés à de faibles peines, sont rentrés assez vite chez eux, souvent dès 1852. La comparaison, établie dans la préface, avec la vraie saignée que fut 1914-18 n’a pas de sens et ce d’autant qu’à la veille de la Première Guerre mondiale les villages s’étaient largement dépeuplés du fait de l’exode rural.
En réalité, la description du village que fait Violette Ailhaud correspond plus à une vision du XXe siècle que du XIXe. Elle rappelle les écrits de Giono et son observation du monde déserté de l’entre-deux-guerres. La référence à l’auteur du Hussard sur le toit n’est pas anodine puisque l’œuvre de l’écrivain de Manosque a pour décor ces mêmes collines et villages et que l’écriture précise et dépouillée de Violette, son goût pour la nature et la vie paysanne, rappelle indéniablement les récits de Giono et plus précisément L’Homme qui plantait des arbres, court roman sur un berger «semeur».
Invraisemblances
Qui était donc cette Violette Ailhaud, née en 1835 et morte en 1925, sans laisser de traces, et qui, bien qu’ayant vécu presque entièrement au XIXe siècle, possède un regard et une plume ancrées dans le XXe? Et pourquoi ce récit est-il présenté comme véridique alors qu’il n’a rien de vraisemblable?
Car même sans plonger dans les archives, certains éléments du récit étonnent. Comme par exemple, le fait qu’il n’y ait, dans ce village, aucun adolescent ou pré-adolescent qui, les années passant, atteigne l’âge adulte. Violette évoque la présence d’enfants mais s’inquiète de la disparition totale et définitive des hommes: «Plus d’hommes nulle part»? Les enfants ne seraient donc que de sexe féminin?
L’autre invraisemblance est que cette attente de plusieurs années ne pousse aucune de ces femmes à s’aventurer en dehors du village comme si leur bourg était situé au milieu d’un vaste océan. Personne n’y vient –sauf un homme donc, au bout de deux ans–ni n’en sort jamais. Or, contrairement à une idée répandue, les gens se déplaçaient beaucoup avant l’ère de l’automobile, y compris dans les villages reculés. Mais Violette et ses amies, bien que souffrant de l’absence d’hommes, n’ont pas l’idée de parcourir les quelques kilomètres qui les séparent du village ou de la ville d’à côté. L’explication qu’elle donne étonne:
«Nous ne sommes pas allées vers les autres […] par peur, par crainte de découvrir que, au-delà de l’horizon de nos terres, il n’y avait peut-être rien d’autre que le silence et la mort.»
Un conte plus qu'un récit
Pourquoi soudain le silence ou la mort aurait tout recouvert? Mystère. Mais le fait est que pendant plusieurs années (au moins quatre selon mon décompte), elles ont vécu coupées du monde sans même recevoir ni aller chercher des nouvelles de leurs hommes emprisonnés ou déportés. Ces hommes qui, étrangement et contrairement à beaucoup de leurs camarades, n’ont bénéficié d’aucune grâce ou de faibles peines qui leur auraient permis de revenir rapidement.
Ces éléments disent la réalité du récit: celui d’une nouvelle de pure fiction, caractérisée par l’absence de description précise des lieux, de noms, par une écriture volontairement romanesque aux antipodes des chroniques des institutrices d’autrefois. Le livre tient plus de l’allégorie ou du conte que du récit. Il est clairement une œuvre littéraire et non la narration d’un événement.
Soulèvement républicain I via Wikimedia
Pourquoi dès lors l’auteure a-t-elle cru nécessaire de faire précéder sa nouvelle de cette préface où elle se présente et affirme raconter «ce qui s’est passé après l’hiver de 1852»? Est-ce vraiment elle qui a signé cette introduction? L’éditeur l’ayant complétée de quelques précisions, notamment sur l’étrange parcours du manuscrit, on en vient à se demander si ce n’est pas l’éditeur lui-même ou l’heureuse détentrice du manuscrit qui a tenu à remettre ce texte dans son contexte et lui fournir une explication, lui donnant au passage une authenticité qu’il n’a sans doute pas.
«Elle n’existe probablement pas»
Si le récit n’a rien de réel, cela signifie-t-il que l’auteure elle-même est une création? Raison pour laquelle Violette Ailhaud n’aurait laissé aucune trace? Jean Darot, l’éditeur, entend les doutes et les remarques que bien des lecteurs formulent. Il les écoute avec patience sans y répondre: « On n'a rien, dit-il simplement. Absolument rien.»
Violette Ailhaud? «Elle n’existe probablement pas», admet-il. Pour lui, il s’agit sans doute d’un nom d’emprunt. Le manuscrit au parcours étrange? «Le rôle d’un éditeur n’est pas de faire une enquête de police.» Cette histoire de village sans homme? «On s’est rapprochés des gens qui travaillent sur le sujet [la répression de l’après coup d’État].»
Associations, historiens, amateurs sont nombreux à se consacrer à l’insurrection républicaine de 1851 dans la région. Un professeur de l’université de Provence a d’ailleurs écrit la postface du livre. Un autre historien, animateur de 1851.fr, accompagne Jean Darot lors de la présentation du film pour apporter un éclairage factuel. Car l’insurrection de 1851 reste vivante dans la région où elle apparaît comme un élément de fierté et d’identité. En portant cette mémoire, «Violette Ailhaud» a servi ce combat mémoriel local qui, en retour, contribue à la diffusion de son livre.
Non-fiction et noms fictifs
Est-ce la raison pour laquelle, il était important d’apporter un crédit d’authenticité à ce conte? Jean Darot dit l’ignorer. Il continue de croire à l’histoire et à sa véracité. Aux questions précises, il rétorque humblement: «Je ne sais pas quoi répondre.» C’est bien lui pourtant qui a publié le manuscrit et rencontré celle qui l’a reçu en héritage. Yveline? Elle n’existe pas non plus sous ce nom. «C’est un nom que nous avons choisi parce que la personne ne voulait pas apparaître. Elle souhaite qu’on lui foute la paix.» Il n’a d’ailleurs plus guère de relations avec elle, dit-il. Elle a apporté le manuscrit écrit sur un cahier quadrillé puis est repartie avec. «Elle a accompli son travail de transmission.»
Touche-t-elle des droits d’auteur sur la vente du livre? «Nous avons un arrangement avec elle», affirme mystérieusement Jean Darot. Il refuse d’en dire plus pour protéger «Yveline» et respecter l’accord passé. Si «Yveline» n’est pas Yveline et «Violette Ailhaud» pas Violette Ailhaud, quel crédit dès lors apporter aux autres informations? Faut-il croire à l’histoire du semeur? Et à l’étrange parcours du manuscrit gardé par un notaire pendant vingt-sept ans avant d’être remis à l’aînée des héritières «âgée entre 15 et 30 ans»? Pour quelle raison l’auteure a-t-elle édicté cette consigne? Et pourquoi cacher son identité alors qu’elle est censée être morte il y a près d’un siècle? Jean Darot n’a pas de réponse. «J’ai choisi de faire confiance. Je fais confiance aux gens.»
L’auteure avait-elle peur de choquer? Le récit rapporte la façon dont les femmes du village se «partagent» un seul et même homme et se font «ensemencer» sans attendre le retour de leur mari ou compagnon. À moins que, s’étant glissée dans la peau de la fille du meneur –réel– de l’insurrection, «Violette Ailhaud» souhaitait laisser passer suffisamment d’années afin qu’aucun des enfants d’André Ailhaud ne soit encore vivant? Ou qu’aucune actrice de l’histoire ne puisse se reconnaître? La date de 1952, soit cent ans après les faits, offre la garantie que tous les protagonistes de 1852 soient morts.
«Ce qui est intéressant, c’est ce qui est dit dedans et la beauté du texte»
Mais pourquoi n’avoir pas tout simplement ôté toute allusion à Ailhaud? Pourquoi surtout revendiquer l’authenticité du récit alors même que tout indique qu’il s’agit d’un conte? Que ni les lieux ni les héroïnes ne sont identifiables?
À toutes ces questions, l’éditeur répond sur un autre terrain:
«À chaque fois que nous organisons une réunion, les gens s’interrogent. Mais à la fin, il y a toujours quelqu’un qui clôt le débat en disant: “Maintenant, on s’en fout. Ce qui est intéressant, c’est ce qui est dit dedans et la beauté du texte.” Quand on est éditeur, parfois on ne comprend pas tout, mais il nous semble important de publier des textes de cet acabit… Ça fait avancer l’humanité.»
Certes, le texte est fort et beau mais pour autant n’est-il pas nécessaire, face au succès qui ne se dément pas, de connaître l’auteure? De savoir si cette volonté d’authenticité répond à un besoin réel ou à une sorte de mystification littéraire? Beaucoup de lecteurs et lectrices ont été frappés par la maîtrise de l’écriture et son ton contemporain. Une institutrice du XIXe siècle peut-elle vraiment avoir écrit ce texte? Peut-elle avoir dit: «J’ai programmé notre relation» ou «le garçon manqué que j’étais», expressions qui apparaissent semble-t-il après sa mort? Peut-elle avoir écrit: «Je prends, je mors, je frappe, je ne sais plus où je suis, je disparais, je perds conscience» ou «La nuit court ainsi pleine de pluie, de la faim de nos corps, de grands moments de tendresse et de caresses», sans poursuivre un but littéraire? Faut-il voir derrière ses phrases, la plume d’un(e) écrivain(e) authentique? Derrière ce nom d’emprunt, la marque d’un(e) auteur(e) véritable?
Retrouvez ici notre deuxième volet: qui est vraiment Violette Ailhaud?
SUR LE MÊME SUJET:
-Le cas Elena Ferrante: pourquoi l’anonymat nous est-il insupportable?
-«Finnegans Wake» est-elle l'œuvre d'un psychopathe ou une des plus grandes impostures du XXe siècle?
-«De sang-froid»: des documents remettent en cause le classique de Truman Capote