L'actuelle pandémie grippale est sans conteste un formidable révélateur d'une forme de syndrome français. Elle vient tout d'abord, à sa manière, nous redire que les sciences, pas plus que la médecine qui ne cesse de se nourrir de leurs fruits, n'éradiqueront jamais les maladies, les accidents, les virus, le hasard et - fort heureusement - la mort. On sait pourtant qu'une illusion collective croissante s'installe qui laisse penser que le temps n'est peut-être pas si loin où ces éradications émergeront dans le champ du possible. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, les avancées concernant le clonage nourrissent-elle, consciemment ou pas, l'illusion de l'accès à l'immortalité.
Ces mêmes sciences avancent-elles aujourd'hui plus rapidement qu'elles ne le firent dans les trois ou quatre derniers siècles du deuxième millénaire? Peut-être, peut-être pas. Mais en toute hypothèse ces mêmes sciences (et plus encore les techniques qu'elles génèrent) nous offrent et nous imposent une nouvelle lecture du monde. Tout semble de nature à modifier de manière irréversible notre perception de la réalité: l'explosion de la téléphonie mobile, l'expansion infinie de la Toile et plus généralement la numérisation de notre quotidien. Faut-il voir là le pendant contemporain, en accélération perpétuelle, de ce que furent les trois révolutions: copernicienne, darwinienne et freudienne? Sans aucun doute. Chacune à leur manière imposèrent à l'homme de trouver une nouvelle place, toujours plus modeste, dans l'univers, dans l'espace et dans le temps.
Puis le roseau pensant redressa la tête. La physique lui offrit bientôt la maîtrise de l'énergie atomique tandis que la biologie et la génétique lui conférèrent celle du vivant qu'il soit végétal, animal ou humain. Comment dès lors ne pas imaginer que la courbe pourrait un jour s'inverser ou, plus précisément, que ces progrès cumulés auraient des conséquences négatives, à commencer par une forme de divorce paradoxal entre les sciences et nos contemporains; divorce qui est pour une large part au cœur de tous les mouvements qui ont pour point commun de réclamer le respect de la Nature.
Ce phénomène est peut être plus marqué dans la France jacobine où le dernier quart de siècle a été marqué par une succession d'«affaires» touchant à la santé publique, où les responsables politiques ont progressivement pris la mesure de leurs responsabilités juridiques en la matière au point de prendre la précaution de forger le principe du même nom avant, bien vite, de l'inscrire dans le marbre de la Constitution.
On oublie toutefois trop souvent que ces différentes «affaires» ont aussi eu des conséquences positives en permettant de développer un nouveau dispositif de lutte contre les crises; un dispositif fondé sur la dissociation entre l'évaluation du risque sanitaire de la gestion du même risque. La première est effectuée par des experts sous l'égide de différentes Agences indépendantes (concernant la bioéthique, la sécurité sanitaire des médicaments, des aliments, de l'environnement etc.) tandis que la seconde est du strict ressort de responsables gouvernementaux. Le tout, en théorie, dans la plus grande transparence.
Après l'avortement rapide des «conférences de citoyens» on aurait pu imaginer que ce dispositif puisse aider à une forme de pédagogie de la complexité grandissante, qu'il s'agisse des nanotechnologies, des antennes-relais ou des organismes végétaux génétiquement modifiés. Force est de constater qu'il n'en a rien été, ou presque. Pire, il arrive, contagiosité aidant, que les responsables de ces Agences soient à leur tour, face à l'incertitude scientifique et à leurs possibles responsabilités futures, victimes du principe de précaution.
Or voici qu'un nouveau virus grippal à potentiel pandémique émerge en avril 2009 au Mexique et l'ensemble de la machine sanitaire s'emballe, comme prise de folie militaire. A la différence, par exemple, des réponses données dans l'«affaire de la vache folle», le citoyen ne perçoit plus l'articulation entre expertise scientifique et gestion politique. Le gouvernement place la barre vaccinale le plus haut possible, on organise la diffusion infinie de messages publicitaires à visée préventive. On exclut les médecins généralistes du dispositif pour réinventer les centres de vaccination qui existent dans les pays... qui n'ont pas de médecins généralistes.
Bref, on déploie un bouclier sanitaire sans précédent et d'une telle lourdeur que l'on ne parvient pas à l'adapter lorsque l'on commence à comprendre que l'ennemi est sans doute moins menaçant qu'on pouvait le redouter. Il n'en fallait pas plus pour générer et alimenter toutes les rumeurs à commencer par celles concernant la dangerosité des vaccins et l'existence de liens occultes et financiers entre responsables politiques et multinationales pharmaceutiques.
Aujourd'hui encore, après avoir modifié radicalement sa stratégie («résiliation» de l'achat de 50 millions de doses vaccinales; participation des médecins généralistes à la vaccination) le gouvernement semble dans l'incapacité de faire la pédagogie de sa politique. Roselyne Bachelot, ministre de la santé, comme les porte-parole de la majorité présidentielle ne craignent d'ailleurs pas d'expliquer que si on en a «trop fait» c'est pour que l'on ne puisse pas, le cas échéant, de ne pas en avoir «fait assez». Est-ce dire que sous l'effet conjoint de la complexité scientifique grandissante, et du principe de précaution le temps n'est définitivement plus où gouverner consistait, avant tout, à prévoir?
Jean-Yves Nau
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Image de Une: Un tube de test de vaccin contre la grippe A, REUTERS/Fabrizio Bensch