«Une chose à la fois. Notre priorité opérationnelle reste la guerre contre les djihadistes, pas contre les Kurdes…» Celui qui s’exprime dans un vaste bureau aux fenêtres obturées, dans le quartier résidentiel de Mazzè, non loin de l’aéroport militaire de Damas, est un ami d’enfance de Bachar el-Assad. Son point de vue est aussi celui des généraux, même si le petit cercle des conseillers politiques du président syrien ne se confond pas avec celui des patrons de la sécurité. Leur raisonnement est adossé à un constat simple:
«Les Américains ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils feront lorsque Daech aura définitivement perdu la partie. Mais ils pourraient vite se retirer de Syrie. Alors leurs alliés du moment, les Kurdes, viendront tranquillement discuter avec nous du statut des territoires qu’ils tiennent depuis quatre ans; on parle là de 30% du territoire syrien et de près de trois millions d’habitants.»
Il est aussi vrai que le souvenir des relations passées entre le mouvement kurde et le régime de Damas peut encore servir de garantie… Reste cette interrogation: «Les Russes récusent bien sûr la présence durable de forces américaines dans le nord du pays, mais nous ne savons pas tout de leurs échanges avec Washington. Notamment à propos du statut réservé aux Kurdes. Cette question fait-elle déjà partie ou pas de leurs “deals“?»
L'épineux problème du désarmement
Pas plus qu’il n’imagine quitter le pouvoir, le président syrien n’entérine en tout cas aucun des bouleversements démographiques provoqués par les combats. Selon notre interlocuteur, il n’est donc pas question d’accepter que les Kurdes perpétuent la gouvernance qu’ils exercent actuellement sur les villes de la Djézireh, cette grande plaine qui court le long de la frontière avec la Turquie et l'Irak. «Ils n’y ont jamais été majoritaires de toute façon.» Dont acte!
Via haitham alfalah / Wikimedia
Difficile dès lors d’imaginer que la création de l’Assemblée civile prônée par les Unités de protection du peuple (YPG) et leur parti (le PYD), assortie d’élections locales et d’un référendum sur une large autonomie, soit validée en l’état. En outre, la démilitarisation de cette force constituerait un préalable. Or, son désarmement n’est vraiment pas d’actualité. Après tout, les YPG –quelques 30.000 combattants et combattantes en comptant les Arabes musulmans et chrétiens enrôlés dans leurs rangs– ont payé le prix fort pour gagner leur liberté. Dans leurs récentes offensives anti-Daech, 1.200 des leurs auraient été tués, dont 434 lors de la seule prise de Raqqa. Et plus du double auraient été blessés, selon des estimations de la coalition internationale.
Vers une «large décentralisation»?
Pour éviter d’agacer les alliés russes qui s’activent en coulisse autour d’un plan de paix, le ministre des Affaires étrangères Walid Moallem a évoqué l’hypothèse d’une négociation sur un statut fédéral pour les Kurdes dès le 25 septembre sur une chaîne de télévision moscovite. La formule dite «de large décentralisation» –qui a les faveurs de Moscou– est assurément la seule qui permettrait d’éviter des affrontements durables entre ces protagonistes. Sans aucun hasard, les autorités kurdes ont ensuite été invitées à participer à une conférence pour traiter du sujet. L'idée d’un Congrès des peuples de Syrie, auquel seraient conviées une trentaine organisations politiques a été lancée par Vladimir Poutine lors d'un forum universitaire.
Seul problème: ce rendez-vous prévu le 18 novembre à Sotchi n’a pas été du goût du président turc Recep Tayyip Erdogan, associé au processus. À la place, le Kremlin a dû opter pour une rencontre au sommet, quatre jours plus tard, avec l’autocrate turc et l’Iranien Hassan Rohani –qui se sont finalement ralliés à l’agenda proposé. Difficile de se défiler quand, entre quatre yeux, Poutine assène: «Je pense qu’il est maintenant temps de passer au processus politique…»
Mikhail METZEL / SPUTNIK / AFP
Pour autant, la tension reste forte entre les Kurdes et l’armée de Bachar autour de Deir-ez-Zor, où l’Euphrate coule jusqu’à la frontière irakienne. Malgré une commune détermination pour coincer ce qui reste de l’organisation État islamique dans une enclave quasi désertique en bordure de la frontière syro-irakienne, un rude bras de fer est engagé pour contrôler les territoires repris aux terroristes. Sur la rive orientale du fleuve, sont positionnés les Kurdes et des Arabes ralliés aux Forces démocratiques syriennes (FDS). Nom de code de cette opération soutenue par les forces spéciales américaines et l’aviation des pays de la coalition internationale: «Cizire Storm».
La Turquie sur la défensive
Pour leur part, les troupes syriennes, iraniennes et russes tiennent la rive ouest jusqu’à Al-Boukamal, à la frontière irakienne. Une «ligne de déconfliction» a bien été établie pour éviter que les frictions ne dégénèrent. Mais la retenue n’est pas toujours à l’ordre du jour quand il s’agit de décider du sort des importants champs pétroliers d’Al-Jufra et d’Al-Omar –où opéraient avant la guerre Shell et Total–, et du gisement gazier de Conoco. Un compromis qui rétablirait l’autorité de l’État syrien sur les sites pétrolifères disputés reste à ce jour une simple hypothèse de sortie de crise. En pareil cas, les Kurdes syriens montreraient qu’ils préfèrent éviter une longue confrontation, se contentant des gisements à bout de souffle de Rmeilane et de Karatchouk situés sur «leur» Rojava, près d’Hassaké.
Même si elle trouve son origine dans un compromis passé par Vladimir Poutine avec Erdogan en 2016, la présence de forces turques aux confins des territoires passés sous domination kurde préoccupe plus encore les dirigeants syriens. Et là aussi Bachar el-Assad va devoir jouer finement s’il veut retrouver ses prérogatives. Depuis leur opération Bouclier de l’Euphrate engagée en août 2016, des troupes d’Ankara sont cantonnées sur un saillant d’une trentaine de kilomètres de profondeur allant de la ville frontière de Jarabulus jusqu’à la localité d’Al Bab, au nord d’Alep.
À partir de la mi-octobre, un autre contingent –quelque 500 hommes épaulés par des blindés, selon les médias turcs– a pris position dans la province d’Idleb, située entre la Rojava kurde et la frontière syro-turque. Ankara doit en principe y tenir 14 postes d’observation –en fait de véritables camps retranchés– selon le point 6 des accords tripartites (Russie, Iran, Turquie) scellés à Astana sous la houlette du chef de la délégation russe Alexandre Lavrentiev. Une initiative que la Syrie a d’abord récusée en dénonçant une «agression turque».
«Évacuez les lieux après avoir fait le ménage»
Et pour cause. Dans cette zone dite «de désescalade» où 800.000 personnes vivent dans des camps de réfugiés et où se sont repliés beaucoup d’animateurs d’associations civiles après la chute d’Alep, la Turquie soutient ouvertement des milices islamiques depuis le début de la guerre civile. Celles-ci sont aujourd’hui dominées par Fateh al-Cham –devenue Hayat Tahrir al-Cham (HTS) en début d’année. L’ex-Front al-Nostra a officiellement rompu son allégeance à al-Qaida en juillet 2016, mais des liens perdureraient notamment via son mufti Abdulrahim Atoun, selon des experts comme le journaliste Hassan Hassan.
Depuis Damas, un message sans ambiguïté aurait toutefois été transmis à Erdogan avec lequel des émissaires de Bachar el-Assad assurent un contact aussi discret que régulier: «La présence de forces étrangères sur notre territoire étant illégale, vous devrez évacuer les lieux après y avoir fait le ménage». Ce qui n’exclut pas des arrières-pensées du côté syrien: «En cas de rupture du cessez-le-feu, nous nous autorisons à traiter les rebelles et à les liquider.» En clair, toute provocation fournira un prétexte pour rompre la trêve et reprendre les bombardements contre ce «nid de rebelles».
Pour lever toute ambiguïté, dès le 27 octobre, l’état-major de l’armée syrienne a annoncé que l’offensive au nord de Hama contre les ultras de Tahrir al-Cham (HTS) se poursuivrait vers Idleb. Objectif avoué: la reprise de l’aéroport militaire d’Abu al-Dhuhour. Des frappes de l’aviation russe, début octobre, ont déjà éliminé douze de ses commandants réunis pour un conseil de guerre, et blessé leur chef, Mohammad al-Joulani, resté proche des Saoudiens.
Idleb frappé par le ciel en mars dernier I Omar haj kadour / AFP
Une Turquie aux visées expansionnistes?
En réalité, le régime craint plus que tout de voir les Turcs s’incruster dans la région. Un conseiller de Bachar el-Assad rappelle que, dans ses harangues, comme à Bursa le 24 octobre 2016, Erdogan n’hésite pas renouveler le serment national de Mustafa Kemal Pacha. Or, Atatürk a toujours placé Alep (comme Mossoul en Irak) dans la sphère d’influence régionale ottomane… D’ou cette sourde inquiétude:
«Maintenant qu’ils sont installés comme une prétendue force d’interposition, il sera difficile d’obtenir un retrait effectif des Turcs. Il n’est pourtant pas question que cette partie du territoire syrien soit aussi longue à récupérer que l’est Chypre-Nord, occupé depuis 1974.»
Bref, à Damas, on ne croit pas un instant à cette fiction qui ferait d’Erdogan l’un des garants de l’intégrité de la Syrie!
À court terme, tout dépendra de la marge de manœuvre qui sera laissée ou pas à Ankara pour neutraliser, en l’assiégeant, le canton d’Afrine qui voisine Idleb. L’objectif est de le débarrasser des combattants kurdes des YPG. Ceux-ci sont liés aux dirigeants du PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, un mouvement qui mène depuis trente-quatre ans une rébellion armée pour arracher, sinon l’indépendance, tout au moins une large autonomie dans les régions de l’Est de la Turquie où vivent une majorité des 15 millions de Kurdes de nationalité turque.
Pour y parvenir, dès septembre, les députés réunis en session extraordinaire ont entériné le prolongement d’un an du mandat autorisant l’envoi de troupes en Syrie. Dans le même temps, selon le renseignement français, James Mattis, le patron du Pentagone, avait été prévenu que des initiatives seraient prises contre Afrine «dès après la défaite d’EI à Raqqa».
James Mattis I SIMON DAWSON / POOL / AFP
Alliances de circonstance
Sans aucun hasard, dès leur arrivée sur zone fin octobre, les troupes turques ont choisi d’implanter des postes fortifiés au nord d’Idleb sur des positions hautes bien utiles pour surveiller la plaine qui court jusqu’à Afrine. Une note de la Direction générale des relations internationales et des affaire stratégiques résume ainsi la situation:
«Vu de Moscou, le dialogue avec Ankara vise à emmener la partie de l’opposition syrienne qui est sous influence turque à participer aux négociations de paix. Vu d’Ankara, le rapprochement avec Moscou permet aux troupes turques de s’implanter durablement au nord de la Syrie afin de s’y octroyer un droit de poursuite face au PKK et ses affidés, les YPG.»
Seul (vrai) problème pour Erdogan: la médiocre prestation de ses unités lors de l’opération Bouclier de l’Euphrate en 2016 fait douter de leur capacité à affronter durablement des milices Kurdes très motivées. En début d’année, le saillant d’al-Bab n’avait ainsi été pris à Daech par les Turcs qu’avec l’appui décisif de l’avion russe dont 50% des frappes avaient alors été dirigées sur ce secteur.
Des «partenaires» de Bachar soufflent aussi sur les braises. Selon des sources concordantes, les Gardiens de la révolution iraniens auraient donné carte blanche à Erdogan, lors de son déplacement à Téhéran le 4 octobre. Eux veulent éviter la propagation de l’influence irrédentiste dans le nord de l’Iran où vivent 6 millions de Kurdes iraniens et où s’active un mouvement frère du PYD, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK).
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Premiers accrochages
Les implications pratiques d’une telle alliance de circonstance sont assez simples à deviner, si l’on s’en tient à l’histoire récente. Des kamikazes islamistes seront recrutés pour tenter de déstabiliser la Rojava avec des attentats à répétition, tandis que les groupes djihadistes sous tutelle turque, désireux de s’assurer ainsi les faveurs d’Erdogan, seront mobilisés contre l’enclave d’Afrine. Depuis plus d’un an, des éléments de l’Armée syrienne libre s’y confrontent déjà régulièrement aux YPG. Autour des bourgades d’Azaz et de Tal Rifat, les terres sont régulièrement visées par des obus qui incendient les champs de blé, principale ressource de cette riche région agricole. Le sort de ces localités frontalières que les Turcs rêvent de soumettre est aussi l’enjeu des tractations en cours entre Ankara et les émissaires russes.
La direction du mouvement kurde n’ignore rien de ces manœuvres. «Dans la nouvelle phase de confrontation à laquelle nous nous attendons, les affrontements seront aussi rudes que l’ont été ceux contre Daech», résume l’un de ses représentants. Dès la fin des combats à Raqqa, les YPG ont d’ailleurs repositionné en conséquence des milliers de combattant(e)s, avec l’appui des Asayech, les services de sécurité du mouvement. Pour prévenir des infiltrations.
Combattants des YPG I DELIL SOULEIMAN / AFP
C’est dans ce contexte qu’à la mi-novembre le «général» Talal Sello aurait fait défection –une information non confirmée officiellement. Ce porte-parole des forces arabes pro-Kurdes aurait rejoint l’antenne du MIT (les services secrets turcs) de Jarablus après avoir traversé les lignes au volant de son 4x4 Toyota. En 2015, ce personnage haut en couleurs avec son crâne rasé et ses épaules épaisses avait rallié les Kurdes avec son groupe de rebelles sunnites Liwa ak-Salajika pour chasser Daech de la ville de Manbij.
Tous les protagonistes du conflit syrien ont aujourd’hui leurs fusils pointés les uns sur les autres, avec des arrières pensées et des planifications opérationnelles menaçantes. L’élimination de Daech n’est désormais plus qu’une variable d’ajustement d’un «grand jeu» à l’échelle régionale où Bachar el-Assad n’est finalement qu’un protagoniste parmi d’autres. Et où tout dérapage risque de mettre en difficulté les arbitrages laborieux voulus par Moscou pour appliquer son plan de paix. Par exemple, en cas d’accrochages entre forces syriennes et turques autour d’Idleb, ou encore entre Kurdes et rebelles soutenus par Ankara. Les coups tordus en Rojava imaginés par les Iraniens avec la Turquie pourraient pareillement gêner le «partenariat stratégique» conclu entre Poutine et ses «amis» à Téhéran pour maintenir Bachar au pouvoir à Damas.