Kilian Jornet en interview dans le JT de TF1 ou sur le plateau de Quotidien, le chiffre d’affaires florissant des marques de running (passé de 700 millions d’euros en 2010 à plus d'un milliard en 2016 en France) ou encore l’attention portée ces derniers temps à l’ultra-trail, voire, plus spécifiquement, à la dernière édition de l’UTMB: pas besoin d’être expert en analyse économique pour comprendre que la course à pied est devenue une activité populaire. Mais derrière cette quête de nouveaux secteurs à investir et de nouvelles idoles à façonner, il y a aussi tous ces coureurs du quotidien, tous ces runners «amateurs» qui se débrouillent au jour le jour pour consacrer un peu de temps à la course, leur passion. Pas pour la gloire ou parce que c’est à la mode, mais parce que cela paraît nécessaire, presque vital. Je le sais, je fais moi-même partie de ce cercle, loin d’être restreint.
Bien dans son corps, bien dans sa tête
Derrière les articles publiés ça et là, sur le business du running, les derniers gadgets technologiques à la mode ou le lifestyle propre à la course, les médias oublient en effet de rappeler à quel point le running nécessite une organisation permanente, à quel point il faut parfois mettre de côté certaines activités si l’on souhaite s’entraîner correctement, participer à des compétitions ou suivre un programme adapté.
La course n’est bien évidemment pas une exception, la notion de sacrifice étant de fait inhérente à la pratique sportive, mais tout de même: qu’il est difficile parfois de quitter une soirée et d’aller se coucher de bonne heure un samedi soir sous prétexte qu’un 10km est prévu le lendemain à 9h, qu’il est parfois compliqué de gérer son emploi du temps professionnel et se libérer un peu de temps pour se faire plaisir et extérioriser le stress de la journée. Et encore, je ne suis pas le plus à plaindre. Étant journaliste freelance, j’ai le luxe de pouvoir arranger mon agenda en grande partie comme je le souhaite, sans avoir à pointer en arrivant ou en quittant mon lieu de travail.
Cette liberté est primordiale: elle me permet d’être fidèle à mon programme, de courir cinq jours par semaine (parfois, de façon biquotidienne) ou de me lancer dans une préparation pour des marathons ou des ultra-trails, qui nécessitent évidemment de longues sorties, les yeux rivés sur le bitume, coupé du monde pour mieux se concentrer sur l’effort. À 29 ans, dont quatre années passées à courir, j'ai plus que jamais besoin de cette activité sportive, saine et plus ludique qu'on ne le croit. Déjà, parce que, après dix ans de judo, j’avais besoin de trouver un autre sport, mais aussi parce que j’aime profondément ce rythme de vie, cette discipline que beaucoup verraient comme une contrainte, alors qu’elle n’incite en rien à tourner le dos aux petits plaisirs quotidiens ou à être captif de considérations hygiénistes. À condition, bien sûr, de s’avoir s’organiser.
«Un équilibre de vie épanouissant»
Julien, par exemple: basé à Auchy-lez-Orchies, ce jeune marié de 31 ans travaille dans le social au sein d’une association lilloise (située à une petite trentaine de minutes de son domicile). Pour s’adonner à sa passion, il est donc obligé de s’adapter, d’organiser son agenda en fonction de ses impératifs familiaux et professionnels:
«Avoir différents niveaux d’interaction (familial, pro, social) m'oblige à une certaine organisation pour pouvoir suivre un programme d'entraînement en vue d'un objectif. Tout le monde n’en a peut-être pas conscience, mais courir prend du temps, d’autant que je cours en moyenne cinq fois par semaine et que cette activité est pour moi la plus importante des choses secondaires.»
Julien tente donc de composer avec le reste (boulot, famille, amis) et essaye systématiquement d’avoir une vue assez large («au mois généralement») de son entraînement et de son planning afin d’agencer son calendrier et pouvoir cumuler toutes ses activités. «Cela m'amène régulièrement à devoir courir très tôt le matin, que ce soit en semaine ou le week-end. Mais cela engendre un équilibre de vie qui est épanouissant.» Cette phrase, lâchée l’air de rien, n’est pas anodine: elle est, je pense, ce qui permet à nous, coureurs passionnés (acharnés, diront certains), de ne pas faire passer l’effort avant la vie. Ce qui n’est évidemment pas facile à faire, comme l’explique Dorian, grand Breton de 27 ans qui dit avoir toujours eu le goût de l’effort:
«Il y a encore deux ou trois ans, je m’enfermais facilement dans mon programme d’entraînement, assez strict. Je concentrais tout là-dedans, jusqu’à sacrifier les soirées entre copains et ou les bons repas. Mais j’ai fini par comprendre que j’étais dans l’erreur. Désormais, j’estime pouvoir manger et boire comme je le souhaite. L’important, c’est simplement de prendre du plaisir.»
Et Julien d’ajouter, philosophe:
«S’il doit y avoir un sacrifice, il se trouve dans le don de soi, au sens où l’on se donne, où l’on s'investit physiquement et psychologiquement. Le sacrifice est dans un rapport à soi. Courir peut amener à une éthique de vie. Courir ne doit pas être le sacrifice de tout. Il y a une dérive possible dans le fait de courir. C'est une pratique très addictive. Mais personnellement, même si je ressens par moment le besoin de couper parce que la période sportive a été intense, je n'ai jamais ressenti de remord ou eu le sentiment de passer à côté d'un événement important pour le simple plaisir de courir.»
Après quoi court-on?
Pas après l’argent, en tout cas, quand on sait qu’un champion tel que François d’Haene dit ne pas réussir à vivre de son activité en dépit des gains engendrés par ses victoires (950 euros pour la Diagonale des Fous, des bons d’achat pour l’UTMB) ou ses différents sponsors (Red Bull, Salomon). Après la gloire ou la performance, alors? N’en déplaise au sociologue Sébastien Stumpp qui, dans un papier récemment publié dans Le Monde, voyait la course comme «l’avatar d’une société de la performance», pas franchement non plus.
Psychologue du sport, Olivier Leprêtre se dit lui même fervent pratiquant de la course à pied, du genre à acheter une montre à 700 euros pour calculer et répertorier ses performances. Mais, de par sa profession, il a également un avis d’expert à apporter:
«En soit, le fonctionnement des coureurs amateurs ne diffère pas de celui des professionnels. Et cela s’explique aisément par l’addiction au sport, très présente dans le running. D’un point de vue physiologique, il y a un vrai plaisir de légèreté à courir, sans parler de l’endorphine qui provoque une sensation similaire à la morphine. Il suffit même d'à peine trente minutes de course pour se sentir bien, voire devenir accro à ce plaisir facile.
Ce n’est donc pas forcément après le temps ou les performances que les gens courent, mais après une condition sociale: ça peut-être quelqu’un qui souhaite tenir une bonne résolution, quelqu’un qui souhaite combler le manque suite à une rupture ou, plus couramment, quelqu’un qui a besoin de se sentir exister, qui aura l’impression de réaliser quelque chose de grand en s’entraînant sérieusement.»
Si Dorian, dont le record au 10km se trouve sous la barre des 40 minutes («39 minutes et 17 secondes», tient-il à préciser), dit ne pas «être en quête de haut niveau » et ne pas «chercher à battre mon record à chaque sortie», Isabelle, commerciale et parisienne, se veut quant à elle très claire:
«Si je courais autant uniquement dans le but de battre les autres, je ne connaîtrais que des désillusions. J’ai 41 ans, j’ai commencé la course il y a une petite douzaine d’années, donc autant dire que je n’ai jamais connu les podiums et ni entrevu la possibilité d’y accéder.»
Quitter la ville
Selon Isabelle, difficile également de dénaturer l’esprit de partage et de solidarité dont se prévaut le running, renforcé ces dernières années par l'existence de site tels que Strava ou Runtastic: «Ce que j’aime, outre le fait d’avoir un planning bien rempli et équilibré entre le boulot et le sport, c’est simplement partir pour 1h ou 1h30 pour me défouler, faire le vide ou passer un bon temps avec mes amis. C’est ça qui me plaît.» Cette notion, c’est vraiment ce qui est le plus difficile à faire comprendre à ceux qui ne voient la course que comme une activité de cinglés passant leur temps à vérifier leur pouls ou un sport de Blancs qui s’emmerdent. «On en rigole avec les copains, mais on remarque surtout que c’est en train de changer», s’en amuse d’ailleurs Isabelle.
Faire le vide, quitter la ville, partir arpenter les routes des campagnes sans trop savoir combien de temps on part, voilà ce qui, je pense, fait l’essence de ce sport et incite les passionnés à lui consacrer tant de temps. Ça, et la beauté de la souffrance, «l’art de se faire mal» comme dit Dorian, qui avoue au passage être déjà allé au conflit avec sa petite amie, longtemps réfractaire à cette intensité des sorties. «Depuis, elle y a pris goût et m’accompagne, précise le Breton. Mine de rien, ça nous a rapproché.»
De son côté, Julien, dont le rythme des sorties est assez similaire au mien, dit être heureux de se lever très tôt le matin, voir le lever du soleil ou ressentir la fraîcheur envahir son corps à mesure que la foulée s'intensifie. Mais le plaisir de courir est avant tout multiple:
«Il y a également le plaisir de l'effort, du mouvement et d'être à l'écoute de son corps et de ses sensations; d'une certaine façon, courir me ramène à un rythme que j'ai choisi et que je décide contrairement à rythme imposé par l'extérieur comme cela peut-être le cas dans le monde professionnel», note-il.
Avant de marquer une pause et de conclure:
«Un autre plaisir est celui du partage. Courir est un véritable facteur de socialisation et d'amitié. Lorsque l'on partage une sortie, le dialogue n'a pas de filtre, on est directement dans un échange qui est sincère, convivial et joyeux. On est dans le partage d'une expérience et cela est extrêmement épanouissant.»