«Je vous invite [...] à ne pas faire usage de l'écriture dite inclusive.» C'est au tour du Premier ministre Édouard Philippe de prendre position dans une circulaire destinée à son administration. Depuis quelques semaines, le débat autour de cette forme d'écriture s'est imposé dans l'espace public. Après la publication d'un manuel scolaire par Hatier et d'une tribune sur Slate, journalistes, sociologues, politiques... Tout le monde y est allé de son commentaire. Jusqu'à la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, dans nos colonnes ce mercredi.
Du côté de ses partisans, l'écriture inclusive ferait partie d'un volontarisme global, voulant mettre fin à une «langue phallocentrée», «l'accord de proximité pourrait ainsi changer les mentalités». Du côté des opposants, les réactions ont été vives: elle est un «péril mortel» pour l'Académie française, une «écriture laide» pour le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Christophe Blanquer. Cinquante-deux parlementaires LR ont déposé une proposition de résolution de loi visant à empêcher l'introduction de l'écriture inclusive à l'école, la dénonçant comme «la nouvelle novlangue de notre époque».
Aujourd'hui, le Premier ministre impose à son administration d'y renoncer, car même au sein de la majorité, les avis restent partagés. Christophe Castaner a ainsi publié une profession de foi en écriture inclusive avant d'être élu à la tête de LREM. Mais pourquoi l'écriture inclusive hérisse-t-elle donc tant les poils de ses détracteurs? Qu'est-ce qui se joue derrière cette bataille autour d'un accord de proximité et d'un point médian?
La langue, un lieu de combat
De cette polémique, on peut surtout retenir que le langage est le lieu de crispations identitaires. Tout d'abord, si la polémique a émergé aussi rapidement, c'est qu'on trouve à son origine la publication d'un livre scolaire destiné au CE2. Or, tout ce qui se rapporte à l'éducation a généralement un potentiel de polémique supérieur aux autres sujets.
«Il semble qu'il y ait une réaction dès que l'on touche à l'école, qui est un lieu de socialisation et de transmission des normes, souligne Françoise Vouillot, enseignante-chercheuse en psychologie et membre du HCE. Nous l'avions déjà constaté avec le programme des ABCD de l'égalité.»
De plus, le langage en lui-même est un lieu très vif de revendication. De l'enseignement du breton et du corse à la résurgence de la langue catalane comme vecteur des revendications indépendantistes, la langue est un lieu de combat. Plus encore que les noms de rues ou les statues, les polémiques qui l'entourent sont vivaces, car elles concernent à la fois un héritage culturel et une médiation vivante. À la fois une partie de notre histoire à laquelle nous sommes attachés et une modalité des rapport interhumains. Enfin, la langue est aussi un lieu de lutte sociale, depuis la domination symbolique jusqu'à la discrimination par l'accent.
Un interventionnisme grammairien?
«Je suis contre l'idée que la langue doit rester fermée pour subsister», expliquait Alain Rey, linguiste et cofondateur du Petit Robert dans l'hebdomadaire Le 1. «Chaque année, c'est par milliers que surgissent des mots nouveaux.» Et de fait, «zapper» en 1986, «bobo» en 2000 ou encore «fakenews» en 2017, le français ne cesse d'intégrer des mots nouveaux tandis que d'autres tombent en désuétude par défaut d'usage.
Ainsi, la levée de boucliers face à l'écriture inclusive n'est pas seulement en lien avec la modification d'une langue qui est naturellement évolutive. Ce qui provoque des réactions, c'est l'imposition d'un changement venu du haut, qui est vu comme un interventionnisme grammairien, «une agression de la syntaxe par l'égalitarisme». L'exemple de la réforme de l'orthographe de 1990 en est l'emblème le plus frappant. Celle-ci visait à statuer sur cinq points: «le trait d’union, le pluriel des mots composés, l’accent circonflexe, le participe passé et les diverses anomalies observées dans l’écriture du français», comme nous vous l'expliquions l'an passé. À titre d'exemples, «Oignon» devenait «ognon»; «nénuphar», «nénufar». Sauf qu'après une importante levée de bouclier, l'Académie est allée jusqu'à recommander de ne pas appliquer ces nouvelles règles, que la population boude encore à ce jour.
La primauté de l'usage
Les évolutions d'une langue sont d'abord le fait d'un usage, car comme l'explique un linguiste: «Une langue ne pourra voir sa structure changer qu’au rythme de l’évolution du peuple qui la parle.» Ainsi, que de nouveaux mots fassent leur entrée dans le petit Robert ne choque personne, car ils sont déjà popularisés et utilisés par le plus grand nombre. À la différence des réformes ou projets de réforme qui ont tous fait polémique, de «Madame la ministre» à «Mademoiselle».
Certains commentaires ne prédisent pas un avenir très glorieux à ces changements imposés. À l'instar des mois du calendrier révolutionnaire, le volontarisme –ou l'idéologie– ne suffit parfois pas à ancrer une modification durable du langage. Pourtant, ces débats s'essoufflent rapidement, et il ne reste pas grand chose des polémiques qui pouvaient soulever, par exemple, une question sur Madame le ministre à l'Assemblée en 2014. Aujourd'hui, l'expression est entrée dans le langage et la féminisation des fonctions en général suit le même chemin. Si bien que le Premier ministre qui récuse l'écriture inclusive d'un côté, encourage, de l'autre, son équipe à féminiser les titres –contredisant au passage l'Académie française– et à «utiliser des formules telles que le candidat ou la candidate pour ne pas marquer de préférence de genre».
L'hypothèse orwellienne
Mais le corollaire d'un interventionnisme grammairien, c'est l'argument du formatage de pensée. Il est mis en avant, à la fois par les opposants à l'écriture inclusive qui la qualifient de «lavage de cerveau» et par ses partisans qui souhaitent ainsi changer les mentalités. Dans 1984, Orwell –cité dans le projet de résolution Les Républicains– met en garde:
«Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée?»
Alors, la règle du «masculin l'emporte sur le féminin» serait-elle un énoncé performatif et l'initiative d'écrire en langage inclusif aurait-elle le pouvoir de formater les esprits? Autrement dit, le débat sur un point de grammaire soulève une question plus vaste que le sujet en lui-même: pense-t-on avec le langage?
Cette thèse est très largement partagée: le langage produirait la pensée. C’est ce que pensait Ferdinand de Saussure, père de la linguistique contemporaine, qui affirmait:
«Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que sans le secours des signes nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité.»
Il ajoutait aussi: « Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue». Autrement dit, en termes plus bibliques, «au commencement était le verbe».
La pensée sans le langage
Mais l'évolution récente de la discipline et l'émergence du courant de linguistique cognitive viennent bousculer cette certitude. George Lakoff, l'un des tenants de la sémantique cognitive, et ancien élève de Noam Chomsky, soutiendra que les mots prennent sens à partir des schémas mentaux sur lesquels ils sont greffés. Ce qui explique les métaphores ou encore la sensation de mot sur la langue: on a l'idée, pas le mot. En fait, les pensées passeraient plus par les images mentales que par le langage. Steven Pinker, psychologue cognitiviste a pu ainsi écrire que «l’idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce que l’on pourrait appeler une “absurdité de convention”».
D'un point de vue neurologique, il a été démontré qu'une pensée sans langage est tout à fait possible. Le professeur Dominique Laplane, neurologue, s'intéresse particulièrement aux aphasiques dans son livre, La Pensée d'outre-mots. Le patient aphasique est atteint d'une lésion cérébrale qui affecte le langage, avec des détériorations touchant la grammaire ou la sémantique. Laplane cite ainsi l'exemple de ce médecin, atteint d'aphasie transitoire pendant plusieurs semaines suite à un accident vasculaire cérébral, qui continue à réfléchir à son avenir, à chercher des solutions et à faire des diagnostics. Ces patients, ayant un trouble majeur du langage, sont cependant capables de raisonner et de résoudre des problèmes de toutes sortes.
Dans un de ses articles, Laplane cite aussi Sperry qui a démontré qu'en cas de callosotomie –lorsqu'on sépare les deux hémisphères cérébraux en sectionnant les fibres par lesquelles ils communiquent–, l'hémisphère droit, dépourvu de zone du langage est quand même fonctionnel.
«Clairement, l’hémisphère droit perçoit, pense, apprend et se souvient, à un niveau tout à fait humain. Sans le recours du langage, il raisonne, prend des décisions “cognitives”, et met en œuvre des actions volontaires nouvelles.»
Une écriture symbolique?
Que ce soit par la linguistique cognitive ou par ces exemples neurologiques, l'idée que la pensée est structurée par le langage est donc largement battue en brèche. Le phénomène de novlangue imaginé par Orwell dans 1984 est un archétype littéraire tellement fascinant qu'il a été substantivé. Mais la réalité est plus complexe et la crainte de voir un formatage de la pensée dans un point médian, même inesthétique, semble infondée.
Pour revenir à l'écriture inclusive: croire qu'un changement de grammaire aura un impact déterminant est idéaliste, et il est abusif de crier au formatage de la pensée. Les mots ont un pouvoir, mais ils ne formatent pas notre pensée et l'accord de proximité ne changera pas les rapports femmes/hommes. On peut, par exemple, noter que les nations dont la langue n'a ni masculin ni féminin –comme le turc ou le persan– ne sont pas forcément des modèles d'égalité femmes/hommes. Il reste alors de l'écriture inclusive un symbole, mais les symboles ont leur importance et c'est peut-être cela qui hérisse si fort certains.