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Qu'attendent donc les Démocrates pour destituer Donald Trump?

Temps de lecture : 13 min

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas forcément dans leur intérêt.

Manifestation pour l'impeachment de Donald Trump à San Francisco (États-Unis), le 24 octobre 2017. | Justin Sullivan / Getty Images North America / AFP.
Manifestation pour l'impeachment de Donald Trump à San Francisco (États-Unis), le 24 octobre 2017. | Justin Sullivan / Getty Images North America / AFP.

Le 11 octobre, Al Green, député Démocrate, a pris la parole à la chambre des représentants et demandé à ses collègues d’entamer une procédure de destitution (l’impeachment) à l’encontre du président Trump.

La résolution de 15 pages de Green n’exposait pas un crime particulier –ce n’est pas une obligation– mais elle comprenait un exposé des faits dans lequel quasiment tous les Démocrates pouvaient se retrouver, où il citait les «appels à la suprématie blanche, au sexisme, au sectarisme, à la haine, à la xénophobie, à la haine raciale et au racisme par dénigrement, diffamation, manque de respect et par le biais de remarques désobligeantes à l’encontre des femmes et de certaines minorités» commis par Donald Trump.

Un impeachment «prématuré», selon les leaders Démocrates

Comme il s’agit du genre de résolution prioritaire à la Chambre, Green aurait pu imposer un vote sur le sujet –ce à quoi les Républicains, qui y sentaient une opportunité de diviser les Démocrates, auraient été ravis de se prêter. Mais lorsque le moment est venu, Green ne s’est pas présenté pour proposer formellement sa résolution au vote.

Cela a été un soulagement pour les autres Démocrates et tout particulièrement pour la cheffe de la minorité à la Chambre, Nancy Pelosi, qui avait parlé à Green le matin même.

Malgré leurs nombreuses évocations des transgressions de Trump, les leaders Démocrates essaient désespérément de réfréner l’idée de lancer une vraie procédure de destitution contre lui.

Pour les chefs de partis, les experts en stratégie et les Démocrates des circonscriptions où la course est serrée, l’idée de déclencher l’impeachment ne servirait qu’à détourner l’attention alors que s’est engagée une course électorale dans laquelle le parti espère se réapproprier la Chambre des représentants et, si les planètes s’alignent parfaitement, éventuellement le Sénat.

Devant un président à l’impopularité historique et des sondages qui penchent en leur faveur, les leaders Démocrates se hâtent, à la seule mention du mot «impeachment», de le qualifier de «prématuré» –de peur d’offrir aux soutiens de Trump un cri de ralliement sur un plateau.

Cette approche pragmatique a créé une tension inconciliable avec une base électorale rétive pour laquelle l’impeachment s’envisage sous un aspect moral et historique. Des groupes d’activistes comme Indivisible et MoveOn ont appelé le Congrès à lancer la procédure de destitution en juin, et il est fort probable que la cause prenne de l’ampleur, à mesure que les mises en accusation du procureur spécial Robert Mueller se font jour.

Une campagne lancée par le milliardaire Tom Steyer

L’investisseur milliardaire Tom Steyer a récolté plus d’un million de signatures en faveur de l’impeachment en seulement deux semaines, après avoir lancé une campagne de dix millions de dollars pour défendre cette initiative.

Steyer, qui est le plus grand donateur du parti Démocrate, a été poussé à agir, m’a-t-il confié lors d’une interview, par le «silence (du parti) sur la question, alors qu’il est évident pour la majorité de la population américaine –ou en tout cas pour la très grande majorité des Démocrates– que ce type doit partir.»

«En ce qui me concerne, je pense que les gens font comme si ce n’était pas une crise, les gens font comme si nous n’avions pas perdu le contrôle, les gens font comme si notre gouvernement fédéral n’était pas dysfonctionnel» juge Steyer. «Mais en réalité tout cela est vrai.»

Lorsque j’ai demandé à Steyer s’il avait prévenu les leaders Démocrates, il a ri pendant 17 secondes.

«Pourquoi aurais-je fait un truc pareil?»

La dernière fois qu’un parti a fait campagne sur une procédure d’impeachment, ça ne s’est pas bien passé. En 1998, les Républicains avaient bien cru que les indiscrétions sexuelles de Bill Clinton avec Monica Lewinsky étaient un cadeau du ciel.

Ils avaient fait de la procédure de destitution de Clinton une question centrale de la campagne des élections de mi-mandat et avaient prédit des gains considérables dans les deux chambres. Mais les Démocrates s'étaient rangés du côté de Clinton et le plan du parti Républicain s'était retourné contre lui.

Les Démocrates avaient alors remporté cinq sièges supplémentaires à la Chambre des représentants –la seule occurrence au XXe siècle de parti remportant de nouveaux sièges à la moitié de son second mandat présidentiel (la solidité économique de l’époque avait aussi bien aidé les Démocrates).

Les leaders actuels du parti ont tiré des leçons de cette histoire; 1998 a été l’année où les Démocrates ont repris pied dans l’État d’origine de Nancy Pelosi, la Californie, en s’emparant du poste de gouverneur avec quelque vingt points d’avance et après seize années de règne Républicain. C’est aussi l’année où Chuck Schumer, aujourd’hui leader de la minorité au Sénat, a battu un Républicain en place et remporté son siège au Sénat.

Ne pas détourner l'attention du débat sur le programme économique

Aujourd’hui, Pelosi, Schumer et d’autres personnalités du parti tentent d’empêcher les Démocrates de commettre la même erreur. Ils ont étouffé toutes les velléités d’aborder la question de la destitution, en préconisant d’attendre les résultats de l’enquête de Mueller tout en écartant les appels à commencer les procédures d’impeachment au plus vite.

«Je pense que la cheffe de groupe et moi avons été très clairs dans notre opinion que lancer une procédure d’impeachment, qui est un outil très puissant dont dispose le Congrès pour s’assurer que notre chef d’État a les aptitudes à nous diriger… est prématuré à ce stade», m’a confié la semaine dernière Steny Hoyer, chef de file de la minorité à la Chambre des représentants et l’un des principaux suppléants de Pelosi, lorsque je lui ai demandé si l’initiative de Steyer était une utilisation judicieuse de ses ressources. Ce n’est pas hors de question, m’a-t-il assuré, mais c’est prématuré.

Pelosi, dont chaque déclaration menace d’être transformée en cri de ralliement pour les Républicains, s’est montrée encore plus laconique la semaine précédente lorsqu’on lui a demandé si elle soutenait une résolution d’impeachment: «Non.»

Les Démocrates bénéficient en ce moment d’une avance écrasante dans les sondages pour les élections au Congrès, et les leaders s’inquiètent à l’idée que les discussions sur l’impeachment n’empêchent de se concentrer sur le programme économique impopulaire des Républicains, qui mérite selon eux d’être au centre de toutes les attentions.

«En ce moment, ce conflit fiscal, c’est l’Armageddon» m’a expliqué un conseiller Démocrate de la Chambre des représentants. «Entre les conflits sur les taxes et ce dont il faut qu’on parle en matière de programme, c’est de ces deux choses-là dont les députés devraient discuter. Nous ne pouvons pas nous permettre autre chose.»

Une élue clouée au pilori pour avoir prêché la «patience»

Pour les élues et élus, à titre individuel, l’affaire est difficile à négocier. Soutenez l’impeachment et vous risquez de vous mettre les modérés à dos. Opposez-y vous et vous risquez d’inciter la gauche à organiser des primaires contre vous, comme ce qui est en train d’arriver en Californie aux dépens de la sénatrice Dianne Feinstein.

Feinstein a été clouée au pilori pour avoir prêché la «patience» avec Trump, et pour avoir suggéré qu’il pouvait encore s’avérer être un «bon président». Ces commentaires ont déjà fait émerger un challenger de gauche dans le cadre de primaires, et certaines rumeurs affirment que la campagne pro-impeachment de Steyer est un prélude à son entrée dans la course.

«Ce n’est pas le moment de pratiquer la “patience” –Donald Trump n’est pas apte à remplir la fonction», a écrit Steyer dans la lettre de lancement de sa campagne le mois dernier. «Il est évident qu’il n’existe pas une seule raison de penser qu’il “peut être un bon président”.»

Steyer m’a confié que cette phrase n’était «en aucune manière, d’aucune façon, ni sous aucune forme» destinée à seulement accabler Feinstein, mais que les déclarations de la députée étaient «une sorte d’effrayant exemple d’une attitude considérant que “c’est normal” ou que le problème du président Trump est un souci d’inexpérience qu’il peut surmonter.»

Lorsque fin octobre, devant le Sénat, j’ai interrogé Feinstein sur la campagne de Steyer, elle ne s'est pas montrée très désireuse de s’appesantir sur le sujet. «Eh bien ça lui tient à cœur, il a l’argent nécessaire et donc il le fait», a-t-elle expliqué. Lorsque je lui ai parlé de sa citation dans la lettre, elle a répondu: «Je n’ai pas envie de répondre, merci» et elle est entrée dans le Sénat.

Mais si les Démocrates espèrent éviter le sujet, les millions de Steyer ne leur facilitent pas la tâche. Ses spots pour la destitution de Trump sont le premier résultat qui apparaît lorsqu’on cherche «impeachment» dans Google, et ils émergent régulièrement sous forme de tweets sponsorisés et sur les grands réseaux télévisés –y compris pendant le programme politique le plus influent du pays, Fox and Friends, initiative qui n’a pas manqué de produire la réaction attendue de la part du président lui-même [juste après le tweet présidentiel, Fox News a cessé de diffuser ces spots, rompant le contrat passé avec Steyer].

Différend tactique entre Steyer et les leaders Démocrates

Steyer a dépensé des centaines de millions de dollars en soutien aux candidats Démocrates au fil des ans, mais il a paru gêné lorsque je lui ai demandé s’il allait compliquer la vie de Démocrates engagés dans des courses électorales serrées comme, par exemple, la sénatrice du Dakota du Nord Heidi Heitkamp ou celle du Missouri, Claire McCaskill.

«On pourrait se retrouver dans ce genre de pétrin mais, franchement, c’est bien ça le problème», a-t-il répondu. «Tant que nous prendrons ce type de décisions tactiques étriquées au lieu de dire la vérité et de faire ce qui est juste, nous aurons de graves ennuis.»

Pour les Démocrates de Washington, c’est la campagne de Steyer, le problème.

«C’est vraiment une mauvaise idée» m’a expliqué Jim Manley, ancien haut conseiller de l’ancien leader de la majorité démocrate au Sénat Harry Reid, peu de temps après le lancement de l’initiative de Steyer. «Ça me met dans un tel état de nerfs, j’ai oublié ce que je voulais dire.»

Mais il s’est repris:

«C’est du sur-mesure pour susciter un retour de bâton massif des Républicains, l’idée qu’un milliardaire Démocrate va pousser des membres du Congrès à voter l’impeachment. Ça ne sert qu’à donner aux Républicains un argument dont nous n’avons pas besoin en ce moment.»

Manley expose que personnellement, il était «partant» pour lancer le débat sur la procédure de destitution, «mais qu’un type débarque et tente de nous forcer la main comme ça, ce n’est absolument pas correct. Et je suis certain que c’est la dernière chose que veulent les leaders démocrates à la Chambre et au Sénat en ce moment.»

En fait, comme Politico a été le premier à le dire, Pelosi –agacée qu’on lui ait posé une question sur la campagne de Steyer lors d’une apparition télévisée– a appelé Steyer pour lui dire que sa campagne «détournait l’attention.» Il n’a pour l’instant pas répondu à son appel. («Il ne s’agit pas de moi, ou de madame Pelosi» a déclaré Steyer lorsque je lui ai demandé s’il avait l’intention de lui répondre. «Il s’agit de donner une voix à celles et ceux qui exigent de l’establishment politique qu’il résiste à Trump.»)

Publiquement, les Démocrates font peu de cas de cette campagne et font étalage de leur unité. «Tom Steyer est pour notre message» m’a expliqué Hoyer, le chef de file des Démocrates. «Il est aussi à titre individuel focalisé sur l’impeachment. Mais il est pour notre message. Si vous demandez à Tom Steyer aujourd’hui, approuvez-vous ce que vient de dire Hoyer? Il vous dira que oui.»

De nouvelles tentatives issues de la base

Et il est étonnamment vrai que la frontière entre les personnes qui se déclarent pour l’impeachment et celles qui hésitent encore est plutôt mince.

«À mon avis, tous les Démocrates pensent que les actes et la conduite quotidiennes du président des États-Unis aujourd’hui sont dangereuses pour notre pays, qu’elles déstabilisent notre économie et nuisent à notre peuple», estime Hoyer.

Ni Steyer, ni Green n’aurait mieux dit. Manley a lui aussi admis que Trump était «un danger clair et actuel» pour notre pays. Steyer a utilisé ce terme précis dans sa lettre. La seule différence entre eux, semble-t-il, est de savoir s’il faut organiser un vote sur la question.

Pour l’instant, les leaders Démocrates ont évité un vote officiel sur les procédures d’impeachment, alors même que de nouvelles tentatives émergent de la base. Brad Sherman, élu de Californie, a également présenté des propositions d’impeachment, et l’élu de l’Illinois Luis Gutierrez a annoncé début novembre que lui et un groupe d’autres Démocrates allaient porter de nouvelles accusations d’ici Thanksgiving.

Dans une interview, Sherman a expliqué que parler d’impeachment était simplement un moyen détourné d’attirer l’attention sur les problèmes économiques.

«Mon objectif est de profiter de mes propositions d’impeachment pour faire parler davantage de nos analyses et de mon point de vue personnel sur l’économie» a justifié Sherman. «J’étais dans l’émission [Tucker Carlson Tonight, ndlr] la semaine dernière, et j’ai dû duper Tucker Carlson pour me faire inviter dans l'émission et parler de notre message économique. Si je n’avais pas présenté de proposition d’impeachment, je n’aurais jamais été à Tucker Carlson et n’aurais pas pu parler de notre message économique.»

Il explique qu’il y a un équilibre nécessaire à atteindre en termes de discussions autour de la procédure de destitution.

«Si vous en parlez trop peu, alors les gens pensent que Trump peut agir en toute impunité et que nous n’écoutons pas notre base», dit-il. «Et on peut supputer que si vous en parlez aux dépens de votre projet économique, les électeurs indécis vont penser que vous n’avez pas de programme économique.»

Celles et ceux qui pensent qu’il est trop tôt pour parler d’impeachment avancent qu’il convient d’attendre les conclusions de l’enquête de Mueller avant de poursuivre ce genre de démarche. Ce genre de position a l’avantage de repousser à un avenir indéfini la difficile question des procédures de destitution.

L'impeachment comme impératif moral

Mais ceux qui, comme Green, privilégient l’idée de lancer l’impeachment tout de suite, découvrent que cela donne au public une idée fausse de la procédure: celle que les «crimes par abus d’autorité et écarts de conduite» cités dans la clause d’impeachment de la Constitution n’ont pas réellement besoin d’être de vraies accusations pénales.

«La Chambre a permis que l’impeachment, l’enquête, soient externalisées. Ce qui a fait croire aux gens que c’était de nature criminelle», m’a expliqué Green. «Parce que vous avez quelqu’un qui enquête sur le président dans un but judiciaire, ce qui veut dire qu’il recherche un crime. Eh bien, cela donne au public l’idée que nous devons exposer un crime au vu de tous avant que la Chambre ne puisse lancer une procédure d’impeachment

«Que M. Mueller décide qu’un crime a été commis ou pas» dit-il, «la Chambre peut toujours poursuivre son processus politique».

Pourtant, se défend Green, si certains de ses collègues Démocrates veulent attendre les conclusions de cette enquête, il n’a pas l’intention d’essayer de les faire changer d’avis: «Je ne dis à personne: “n’attendez pas”, si c’est ça que vous avez envie de faire.»

Green n’était pas une personnalité publique connue avant de se fixer sur l’idée de l’impeachment. Lors de l'interview qu'il m'a accordée, il était très prudent et n’a lâché aucun mot au hasard. Reconnaître que tenter de faire passer l’impeachment au forceps pourrait nuire à certains de ses collègues Démocrates semblait le mettre mal à l’aise, et il a insisté sur le fait qu’il ne faisait nullement du lobbying en faveur de sa résolution, ni n’essayait d’interférer avec les procédures des autres.

C’est après tout un pari politique bien plus sûr d’appeler à l’impeachment d’un président Républicain quand on représente une circonscription où le vote Démocrate est de 29 points supérieur à la moyenne nationale –comme c’est le cas de Green–, que quand on représente une circonscription où rien n’est joué. Ce qui ne veut pas dire que cela a été personnellement facile pour Green, qui a reçu des menaces de mort racistes et a dû renforcer sa sécurité personnelle ainsi que celle de son équipe.

«Je ne suis pas en train d’essayer de rallier quiconque à ma cause», affirme-t-il.

Mais Green considère toujours l’impeachment comme un impératif moral.

«Le Dr. King nous a rappelé qu’il y a des moments dans la vie où vous devez faire ce qui n’est ni sûr, ni politique, ni populaire; vous devez faire ce qui est juste» m’a-t-il confié. «Et c’est ce que je vois se passer ici.»

Ce n’est pas simplement une question de ce qui est juste, dit-il. «C’est ce qu’il faut faire, moralement.»

Green n’a pas voulu dire à quel moment il pourrait présenter ses accusations pour lancer la procédure d’impeachment.

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