France

À la rencontre de la «France sacrifiée»

Temps de lecture : 25 min

Il a parcouru à pied l'est de notre pays pendant 2.000 kilomètres, à la recherche de la «France sacrifiée». Elle s'est immergée pendant plusieurs années à Creil, au terminus du RER D. Entretien croisé entre les journalistes Gérald Andrieu et Floriane Louison autour de leurs livres «Le Peuple de la frontière» et «Des gens à part».

À Steenvoorde (Nord), en septembre 2012. La commune compte «4.000 habitants et des dizaines de migrants», écrit Gérald Andrieu, qui en a fait une des étapes de son périple pour son livre «Le Peuple de la frontière» | Philippe Huguen / AFP.
À Steenvoorde (Nord), en septembre 2012. La commune compte «4.000 habitants et des dizaines de migrants», écrit Gérald Andrieu, qui en a fait une des étapes de son périple pour son livre «Le Peuple de la frontière» | Philippe Huguen / AFP.

Il a pris son sac à dos et ses chaussures de marche pour parcourir trois millions de pas en six mois le long de la frontière, de Bray-Dunes (Nord) à Breil-sur-Roya (Alpes-Maritimes). Elle a labouré pendant plusieurs années, pour Le Parisien, une ville de dix kilomètres carrés et 35.000 habitants, Creil, à la limite de l'Île-de-France et de la Picardie, et n'a cessé d'y revenir après son départ pour en revoir les habitants.

À eux deux, les ouvrages des journalistes Gérald Andrieu et Floriane Louison, Le Peuple de la frontière. 2.000 km de marche à la rencontre des Français qui n'attendaient pas Macron (Les Éditions du Cerf) et Des gens à part. Enquête à Creil, terminus de la banlieue (Le Seuil) nous donnent à voir la France de 2017 loin des métropoles. Et toutes les questions qui la traversent: déclin et reconversion industrielles, désertification des communes, méfiance envers la politique, terrorisme islamiste, accueil des migrants... Nous avons réuni les deux journalistes pour un dialogue autour de leurs ouvrages qui, au final, pourrait se résumer à la question suivante: comment notre pays peut-il encore, ou non, faire société?

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Floriane Louison: On est tous les deux allés sur un terrain similaire: que ce soit la frontière ou le terminus d'un RER, on est vraiment dans ce qu'on peut appeler la «France périphérique». Il y a l'idée d'aller à la frontière pour dire qu'elle n'existe plus physiquement, mais que des frontières séparent encore les populations. À Creil, il n'y a aucun enclavement physique, par exemple lié aux transports –il y a le RER, le TER, l’autoroute, deux aéroports à proximité et même bientôt le TGV–, mais un enclavement lié à d'autres choses.

Gérald Andrieu: On peut dire qu'on est allés voir des territoires relégués. Mais quand je regarde nos deux livres –même si la population est plus métissée à Creil que dans les secteurs que j’ai traversés–, j'ai l'impression qu'en allant voir cette marge, on décrit finalement la France dans sa quasi-entièreté, avec des histoires semblables à celles que vivent beaucoup de Français.

Floriane Louison: Le problème de l'expression «France périphérique» est qu'elle recouvre plusieurs réalités: Creil est l'une des villes les plus pauvres de France mais à quelques kilomètres, on trouve Senlis ou Chantilly, qui sont des périphéries très aisées. La thèse du géographe Christophe Guilluy est qu'il y a une France qui profite de la mondialisation dans les villes-centres, mais qu'une majorité de la population vit en dehors. Creil en fait typiquement partie, avec une forte rélégation sous toutes ses formes: économique, sociale et même religieuse. La ville qui m'y a le plus fait penser dans ton livre, c'est Fourmies: les statistiques y sont alarmantes mais quand on arrive, la sinistrose n'est pas si spectaculaire que ça. Creil est une ville où la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, mais ça ne saute pas au visage. Les phénomènes de rélégation peuvent être difficiles à saisir.

Gérald Andrieu: C'est là où l'idée de rester longtemps pour enquêter sur le terrain prend tout son sens, car souvent la pauvreté, le déclassement se vivent cachés. Toi, pour le percevoir, tu as fait une sorte de «voyage immobile», moi j'ai essayé de ralentir au maximum en choisissant la marche.

Ce projet de randonnée sur la frontière date bien d'un an avant mon départ, en octobre 2016. À l'époque, En Marche! n'existait pas. Quand on y songe, le En Marche! d’Emmanuel Macron se termine sur un point d'exclamation révélateur, façon de dire: «Allons, joyeuse troupe, accompagnons le grand mouvement, grimpons à bord du grand train de la modernité.» C’est une sorte de marche forcée vers un avenir qu’on nous promet forcément meilleur, quand mon «en marche» avait lui pour but de ralentir pour bien percevoir ce présent pas très réjouissant.

Floriane Louison: À part dans l'introduction pour expliquer ma démarche, je ne voulais pas mettre de «je» du tout. L'idée était vraiment de laisser la parole aux Creilloises et Creillois et de me mettre en retrait.

Gérald Andrieu: Je suis parti avec la même idée: donner la parole à des gens qui ne l’ont jamais et m'effacer. J'ai même commencé en cours de route à rédiger le livre sans jamais apparaître, mais les personnes que je rencontrais sur mon chemin, mon entourage, mes confrères me demandaient comment je vivais tout ça. Quand tu te lances dans un périple à pied, tu ne peux pas oublier totalement le «je». J'ai donc fini par admettre que le récit personnel devait être présent et j'ai repris tout ce que j'avais déjà écrit. Il fallait simplement trouver le bon dosage: j’aurais pu en faire des caisses car la marche, après tout, c'est de la souffrance permanente. Mais il aurait été indécent de me plaindre à longueur de pages alors que moi, j’avais choisi d’être là, que cette expérience avait une fin et que l’idée première était de montrer une partie de la population qui, elle, souffre d’une toute autre façon mais n’a pas choisi cette situation.

Comment se gagne la confiance des habitants

Floriane Louison: Le fait d’avoir travaillé au Parisien pendant trois ans dans la rédaction locale de Creil m'a clairement aidée pour le livre parce que sinon, débarquer comme ça, journaliste, Parisienne, blanche, dans une ville où les médias ne vont pas, sauf pour quelques actus spectaculaires, cela aurait été compliqué. Les habitantes et habitants auront du mal à croire que tu puisses connecter avec leur réalité, c’est une confiance qu’ils ne te donneront pas. Alors qu'en tant que localière, tu suis le quotidien et tu comptes dans le jeu local: en quelque sorte, tu fais partie de la communauté. En un an à Creil, les gens te connaissent et la confiance se construit. La rédaction est dans la ville, les gens peuvent y venir quand ils veulent, et ils viennent souvent. Et quand un article contient une erreur ou un propos mal retranscrit, la sanction est immédiate.

«Quand tu as marché mille bornes pour voir quelqu'un, il va se dire que ton intérêt pour lui est véritable»

Gérald Andrieu: J'ai commencé dans le métier en presse quotidienne régionale: j'ai travaillé pendant près de six ans à Nice-Matin. En PQR, tu es proche de tes lecteurs. Et c’est vrai: si tu écris une bêtise, au café du coin, le lendemain, tu te prends une soufflante. Je pense avoir gardé de cette période quelques réflexes et une certaine conscience de qui sont «les gens» dont on parle tant en conférence de rédaction.

Ce qui est sûr, c’est que la confiance est essentielle. Toi, tu arrives à l'avoir par le temps passé sur place. Moi je me déplaçais, certes, mais la marche était un vecteur de confiance. Quand tu as marché mille bornes pour voir quelqu'un, il va se dire que ton intérêt pour lui est véritable. Le simple fait que j'arrivais sac au dos et en portant sur ma gueule les sept kilos perdus sur la route inversait les rôles. On me posait une quinzaine de questions: vous avez pris quel chemin, c'est pas trop dur, vous mangez quoi? Une fois que c'était fait, je pouvais poser quinze questions en retour, les gens n'avaient pas le sentiment d’être soumis à un interrogatoire de police.

Floriane Louison: J'ai passé énormément de temps, parfois vingt ou trente heures d'entretien, avec certains témoins. Pour les chapitres sur l'industrie, par exemple, il y a eu un travail important pour faire émerger une parole sensible et construite sur ce qu'ils avaient vécu et aller au-delà du côté «Je n'ai rien à dire, c'est pas intéressant» ou «Je ne sais pas bien parler». Le raz-de-marée de fermetures d'usines est de l'ordre du traumatisme collectif: il fallait que ça tourne à la confidence pour qu'ils m'expriment ça, c'est dur.

L'usine de clous Rivierre, installée à Creil depuis 1888. | Martin Bureau / AFP.

Gérald Andrieu: Je crois que le journaliste a une fonction sociale. Dans le cas présent, il s’agissait pour nous d’être une oreille attentive pour des gens qui n'ont pas la parole. Souvent, quand j'arrivais et que je disais que je voulais parler politique, on me répondait: «Je n'y comprends rien, ça n’est pas pour moi, ils ne m'intéressent plus.» Mais la politique, ce n'est pas connaître la liste exacte des signataires d’une obscure motion au congrès d’un parti, c'est savoir à quoi on aspire pour soi et ses enfants. Une fois que ce message-là est passé, les gens se rendent compte qu'eux aussi ont leur mot à dire.

Floriane Louison: Souvent, j'ai eu des témoignages très forts de la part de gens dont la première interview était du gros cliché, où on sert un peu la soupe au journaliste. C'est très clair par exemple au Plateau, un quartier populaire de Creil, où les plus jeunes vont tout de suite jouer leur rôle de mecs de banlieue, pendant une heure ou deux, avant d'aller plus loin.

Gérald Andrieu: Tu les enregistrais? Ça ne les a pas bloqués? J’ai essayé, aussi souvent que possible, de ne pas prendre de notes sur le moment. Pas d'enregistreur, pas de calepin, tout mémoriser. Comme ça, les gens ne se disaient pas: là, son stylo s'agite car je dis une chose intéressante; là, je me livre, et pourtant son stylo ne bouge plus? Et dès que j'avais un moment seul ou que j’allais me coucher, puisque je dormais chez eux la plupart du temps, je retranscrivais ce qu'ils m’avaient confié plus tôt.

Floriane Louison: J'ai travaillé sans carnet, avec mon enregistreur. Pour les témoignages les plus importants, il y a eu toute une partie de préparation à boire des cafés et discuter. Quand je sentais que ça allait mieux, j'enregistrais. Les gens finissent par l'oublier et au bout d'un moment par tout raconter, parfois très intimement. Il ne faut pas les piéger, parvenir à distinguer ce pourquoi ils ont accepté de te parler et ce qui est de l’ordre de la confidence entre deux personnes.

Gérald Andrieu: J'ai passé du temps dans des communes bien plus petites que Creil. Dès le deuxième jour, tous les habitants savent que tu es là, finissent par débarquer avec leur histoire sous le bras et la déballent. Je ne l'ai pas mis dans le livre, mais une femme m'a par exemple expliqué avoir été contente de m’héberger parce que ça amenait de la vie dans sa maison, que sa fille s'était suicidée... Ou une dame de quatre-vingt ans, après avoir feuilleté l'album de famille, m'a raconté que depuis le décès de son mari, elle avait retrouvé son amour de jeunesse et ce que c'était que de flirter à son âge. Peut-être qu’elle s’est livrée ainsi parce qu’elle savait que le lendemain, je repartais.

La France ouvrière, traumatisée mais pas disparue

Floriane Louison: Mes témoins principaux étaient les personnes qui m'avaient le plus fait comprendre quelque chose sur la ville. Par exemple, j'ai interviewé beaucoup d'ouvriers à Creil mais c'est le témoignage du syndicaliste Joël Mazure qui m'avait le plus marquée. Je l'avais rencontré lors d'un anniversaire de l’usine ArcelorMittal, un monstre industriel, 70 hectares aux trois quarts en friche aujourd'hui. Je le croise dans le local CGT, il me fait visiter le site, me raconte son histoire: quarante ans de travail et de syndicalisme dans une ville en pleine casse industrielle, 3.000 collègues licenciés. Sur son bras, il avait un tatouage «Peace and love» qu’il s’était fait à quatorze ans, à l’époque du «Faites l’amour, pas la guerre». Lui, il m’explique que finalement, il avait fait une «sorte de guerre», son récit était fort, il a pleuré. C'était le témoignage qui m'était resté en tête à propos de la casse industrielle. Ce que j'ai retenu en lisant ton livre, c'est que le sujet est prégnant partout, du nord au sud de la France, et qu'on utilise la même sémantique, la guerre, le traumatisme…

Gérald Andrieu: Les ouvriers «jetés comme des Kleenex»...

Floriane Louison: Les Kleenex. Quand je lis les témoignages des Cellatex de Givet sur cette usine où ils pensaient finir leur vie, j'ai l'impression d'entendre ce que j'ai entendu pendant cinq ans à Creil. On dit que le monde ouvrier est fini, mais ça n'est pas vrai. 25% de la population française est ouvrière. À Creil, c'est un tiers des habitants.

Des employés de la filature Cellatex, placée en liquidation judiciaire, le 11 juillet 2000 à Givet. | François Nasimbeni / AFP.

Gérald Andrieu: C'est bien une guerre économique qui se joue, y compris entre pays européens. Je l'ai vu avec le Luxembourg et la Suisse. J'ai rencontré des gens marqués physiquement, de vraies gueules cassées, et psychologiquement aussi, quasi en état de choc post-traumatique. À Florange ou Hayange, tu vois ce qu'est la présence de ces usines-monstres. Tu comprends l’influence sur l’histoire et la culture locale, la psychologie des habitants, et les conséquences que peut avoir la disparition de ces mastodontes. C'est le responsable du centre socio-culturel de Fourmies qui me le dit: comment voulez-vous qu'un gamin ait des repères à partir du moment où il n'a pas vu son père se lever pour aller travailler et qu’avant lui, son grand-père lui-même ne se levait pas le matin pour embaucher?

Floriane Louison: Quand je suis arrivée à Creil en 2011, on m'a parlé dès la première semaine de Chausson, une usine automobile, alors que le site avait fermé en 1995. Dans le livre, j'explique qu'au départ, ils avaient fait un plan social pour soi-disant sauver l’usine, alors que la décision de fermeture était déjà prise par les actionnaires. Ils avaient demandé aux contremaîtres de donner les noms d'une personne sur deux pour les licencier. Les contremaîtres l'avaient fait et étaient allés distribuer les lettres de licenciement sur les chaînes de montage. Une fois que la distribution a été terminée, la direction les a convoqués et en a licencié un sur deux. Chez ceux qui sont restés, il y avait ceux qui pensaient qu'il ne fallait pas faire grève pour sauver l'usine, ceux qui croyaient se faire berner et voulaient faire grève, ceux qui faisaient des contre-grèves… Il y a encore des gens qui s’en veulent vingt ans après.

Gérald Andrieu: Il faut voir les emplois, un peu «macroniens», que l’on nous vend en remplacement. Il y a cette troisième révolution industrielle dont on nous promet qu’elle va créer des milliers d’emplois connectés. Mais dans ces territoires, la formation des gens n’est pas toujours en adéquation. À Fourmies, ils montent un FabLab avec des espaces de coworking: pourquoi pas, mais qui va fréquenter ce lieu? Certains habitants eux-mêmes doutent de ce projet. Entre Tourcoing et Roubaix est sorti de terre l’écoquartier de L’Union: un responsable municipal roubaisien me confiait que la formation des gens du coin faisait défaut pour être embauchés par les entreprises qui s’y sont installées...

Floriane Louison: C'est très frappant à Creil: l'économie s'est plutôt bien reconvertie, puisqu'il y a plus d'emplois que d'actifs. Le chômage, par contre, n'a fait qu'augmenter depuis vingt ans. Il est à deux fois la moyenne nationale, dans certains quartiers il touche une personne sur deux. Les Marches de l'Oise, c'est typiquement le parc d'activité innovant qui marche bien mais ça fait travailler peu de Creillois!

La fin des petits commerces et des relations de proximité

Gérald Andrieu: 41% des agents EDF de la centrale de Fessenheim sont nés en Alsace: on peut être pour ou contre sa fermeture, là n’est pas la question, mais le jour où elle s’arrête, ces 41% vont devoir se déraciner. Qui va racheter leurs maisons, qu’ils n’ont peut-être pas fini de payer, dans un endroit où, de fait, il n'y a plus d'emplois? On demande à ces gens-là de déménager alors qu'ils sont attachés à leur région. Partout où je suis passé, même dans des secteurs qui ne donnaient pas forcément envie, il y avait toujours un moment où on me disait: «Non mais quand même, on a de la chance de vivre ici.»

Mais il faudrait bouger, s’adapter, tout le temps. Dans ton livre comme dans le mien, beaucoup de gens font déjà plusieurs dizaines de kilomètres pour aller travailler chaque matin. C'est quelque chose que les responsables politiques qui proposent des mesures pour limiter l’usage de la voiture devraient avoir en tête.

Floriane Louison: À Creil, la voiture reste un marqueur social. C'est l'ère de la voiture: pour faire 500 mètres, on la prend. Et puis, il n'y a pas vraiment de réseau de transports en commun efficace pour les déplacements au sein du département.

Gérald Andrieu: La disparition des petits commerces est aussi liée à cette question du tout-automobile. En France, on a opté bêtement pour le modèle du supermarché avec son immense parking adjacent, le plus souvent situé dans des zones commerciales qui se ressemblent toutes. Les gens ne travaillent déjà pas dans la ville où ils vivent, et ils ne se rencontrent plus dans les commerces du centre parce qu'il n'y en a plus. Les communes que j'ai traversées sont souvent désertes la journée. Le bistrot est le meilleur et le dernier endroit pour rencontrer des gens…

J'ai consacré un chapitre à Fesches-le-Châtel, dans le Doubs, et à la disparition de sa Poste. Ce n'est pas une disparition totale parce qu'un relais-poste a été installé dans la mairie avec des employés municipaux aux commandes, mais les habitants le vivent tout de même comme un déclassement parce que La Poste te connecte au reste du monde et qu’elle confère une certaine importance à ta commune. Une étude très intéressante de l'Ifop a tenté de mettre en lumière les liens entre la disparition des commerces et services et le vote FN. Il y est bien plus important dans les villes sans Poste. L’absence de boulangerie, de médecin ou de pharmacie viendra beaucoup moins nourrir ce sentiment d’isolement et, par ricochet, le vote FN.

La façade d'un ancien bureau de poste à Manigod (Haute-Savoie), à 60 kilomètres de la frontière suisse. | Jean-Pierre Clatot / AFP.

Floriane Louison: Un habitant de Montataire, une ville de 13.000 habitants dans l'agglomération de Creil, m'expliquait que quand il était jeune, ils avaient décidé avec ses amis de faire la tournée des bars: un verre dans chaque. Il y en avait quatre-vingt à l'époque. Aujourd'hui, il y en a dix fois moins... À Creil, tout le commerce traditionnel du centre d'une ville moyenne de France a quasiment disparu. Les quartiers populaires sont encore commerçants et vivants, avec des cafés, de l’alimentaire, pas mal de commerces communautaires. Mais il n'y a plus de diversité des commerces. Par exemple, c’est difficile de trouver un restau dans cette agglo de 70.000 personnes.

Gérald Andrieu: La solidarité est peut-être plus présente dans les quartiers populaires que tu décris. Moi, il y a de l'énergie, de la combativité et j'ai fait l'objet d’une générosité et d'une bienveillance totale qui m'ont permis d'arriver au bout de ces 2.000 km, mais j'étais persuadé que je trouverais une plus grande solidarité entre habitants dans les petits villages. Elle existe bien sûr, mais, elle est peut-être en train de disparaître, parce que le voisin y est de plus en plus souvent un inconnu, vu que les gens se sont installés dans ces communes non par attachement, mais parce que le foncier et l'immobilier y sont moins chers et qu’ils les quittent en journée pour aller travailler dix, vingt, trente ou quarante kilomètres plus loin…

Floriane Louison: J'écris que «La République ne suffit plus à créer des Français égaux» pour dire que c'est l’entraide citoyenne, associative, communautaire qui prend le relais. À Creil, cette solidarité est réelle. C’est plus qu'à chaque fois, on comble les brèches des services publics défaillants, sur l'école par exemple. Elles ont beau être toutes en réseau d'éducation prioritaire, elles manquent de moyens. Derrière, il y a un relais des habitants, des associations et des communautés pour essayer de faire du soutien scolaire et faire sortir les gamins avec un niveau correct, car les statistiques sont catastrophiques: un gamin sur deux sort du système scolaire à seize ans sans diplôme dans le quartier du Plateau.

Macron et les politiques «qui planent»

Gérald Andrieu: Le débat électoral a été tué par l'affaire Fillon, puis par la présence de Marine Le Pen au second tour, qui a transformé la présidentielle en un scrutin en un tour. La seule mesure qui a émergé et est arrivée jusqu’aux oreilles de mes interlocuteurs, c’est le revenu minimum universel. Mais ils ne veulent pas de l'aumône: ils veulent vivre dignement de leur travail et qu’il en soit de même pour leurs enfants.

L'autre absent de cette campagne, c'était Macron. Je le voyais dans tous les médias, mais j'étais obligé de le glisser dans les conversations pour que les gens m’en disent quelque chose: on me parlait de Fillon, de Le Pen, de Mélenchon et d'abstention, mais pas de lui... Au premier tour, il arrive en tête dans seulement deux des dix-sept communes sur lesquelles je m’attarde, deux communes qui se portent plutôt bien: Apach, face à Schengen, tout près donc du Luxembourg et de l'Allemagne, et Modane, dans la vallée industrielle de la Maurienne, mais au pied des stations de ski. Sinon, il n'est jamais bien placé dans le trio de tête. C'est un candidat étranger à cette France-là. D’ailleurs, quand il parle des salariés de GM&S, ce n’est pas la phrase sur le «bordel» qui doit retenir notre attention, c'est qu'il dise que la Souterraine, «ce n'est pas loin» d’Ussel, à plus de cent bornes de là! Tout comme Gérard Collomb qui explique, lui, ne pas avoir de problèmes à faire Paris-Lyon régulièrement en TGV! Ces gens-là planent, au sens propre comme au figuré.

«À Creil, toutes les politiques de la ville ont été testées depuis trente ans»

Floriane Louison: Les politiques nationaux ne viennent pas de villes comme Creil et n'y vont pas, ou pas souvent. À l'Assemblée nationale, il y a un seul député issu du monde ouvrier. Creil fait pourtant l'objet de toutes les politiques nationales. Toutes les politiques de la ville y ont été testées depuis trente ans et on y voit bien à quel point ces dispositifs ont été pensés par le haut, par des personnes qui sont de plus en plus hors-sol. Parfois, la rénovation urbaine tourne au gag: on met de l'argent pour rénover un quartier de fond en comble et on installe des digicodes sans donner le bip pour l'activer, ou on refait des garages en distribuant des clefs sans dire laquelle correspond à chaque garage, dans des immeubles de 500 personnes...

Cela vaut aussi pour les questions économiques et le discours qui consiste à dire qu'il faut s'adapter, se former. À Creil, l'usine de machines-outils Still était bénéficiaire, avec une part de marché, des bénéfices et un chiffre d'affaires en hausse, mais a fermé à cause d'un montage financier qui a mal tourné et d'une banque d'affaires, Goldman Sachs, qui n'a jamais mis un pied dans l'usine. Là, le sujet, c'était la régulation financière, pas de dire aux gens d'aller travailler à deux heures de route.

Des panneaux solaires à Ungersheim (Haut-Rhin), en 2015 | Sébastien Bozon / AFP.

Gérald Andrieu: À Fourmies, les vieux responsables communistes m’expliquent leur désespoir: ils n'ont jamais vu un habitant se revendiquer militant Front national. Aux municipales, il n’y a pas eu de candidat FN non plus. Et pourtant, ça n’empêche pas le Front de faire des scores très importants à toutes les autres élections. À Ungersheim, en Alsace, le décalage est encore plus fort. Le FN y fait aussi des scores vraiment élevés mais, depuis 1989, ses habitants votent pour un maire écolo très actif qui leur parle de transition et de décroissance, là, dans un ancien bassin industriel et minier. Ça devrait être une leçon pour les responsables politiques nationaux. Ceux qui font, comme ce maire, et ne se contentent pas de dire sont récompensés.

Floriane Louison: Creil est assez typique des villes ouvrières, historiquement à gauche, qui ont été sacrifiées au tournant néolibéral des années 1980, avec la restructuration des industries métallurgique et automobile et la fermeture successive des usines. Le vote FN s'est inscrit dans cette logique, avec des électeurs qui disent que le système économique est en leur défaveur et que les frontières ne les protègent plus; l’immigration est le symptôme-bouc émissaire… Il y a eu un pic de vote FN tout de suite, avec 25% pour Le Pen dès 1995, et depuis des fluctuations selon l'abstention, mais sans jamais qu'il descende beaucoup ni monte plus haut.

À Creil comme sur la frontière, une question identitaire omniprésente

Gérald Andrieu: J’ai traversé une France plus «homogène», qui a connu des vagues d'immigration plus anciennes et jugées culturellement plus proches, avec des Polonais, des Italiens... La question identitaire y est présente à chaque instant. L'immigration du Maghreb et d'Afrique noire inquiète beaucoup, l'islam, l’islamisme et le terrorisme aussi. Les gens le disent sans détour, avec des mots qui indiquent leur trouble, comme cette ancienne salariée de Cellatex, ex-encartée CGT, qui explique «Je ne suis pas raciste, mais je ne comprends pas pourquoi on ne peut plus avoir de crèche de Noël à la mairie» ou, en te parlant de la Foire aux oignons de Givet: «C'est dingue, vous avez vu, ils ont veillé à empêcher la circulation des voitures dans les allées par peur d’un attentat comme à Nice.»

Floriane Louison: Je pense que les débats permanents sur les questions de l'islam en France, sur l'identité nationale, sur le voile sont d'une violence inouïe pour les gens et vécus de manière très dure. Des gens m'ont expliqué qu’ils préfèraient rester en sécurité à Creil parce qu'ils ont du mal avec le regard des autres ou le rejet en dehors de leur quartier. Par exemple, les femmes qui portent le voile. Le débat obsessionnel sur cette question a particulièrement marqué Creil parce que c'est ici que s'est joué la première polémique nationale sur cette question en 1989. Trois collégiennes avaient refusé d'enlever leur voile au collège et cette «affaire des foulards de Creil» a pris une telle ampleur qu'il a fallu légiférer: cela a donné la loi sur l'interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école.

Fatima Aichahboun, une des trois élèves du collège Gabriel-Havez de Creil à l'origine de l'«affaire du voile» de 1989, premier grand débat français sur la question | Gilles Leimdorfer / AFP.

Gérald Andrieu: Même au fin fond de la France, les gens ont peur: pas nécessairement pour eux, mais pour leur pays. Il y a désormais un côté «c’est arrivé près de chez vous». Il faut imaginer qu'aujourd'hui, il n'y a quasiment plus aucun endroit en France qui ne soit pas à proximité d'un lieu concerné plus ou moins directement par le terrorisme: il y a eu Nice et Paris, bien sûr, mais aussi le patron décapité à Saint-Quentin-Fallavier dans l'Isère, Dammartin-en-Goële, où les frères Kouachi sont allés se retrancher, Saint-Etienne-du-Rouvray avec le père Hamel, toutes ces communes où des arrestations et des perquisitions ont été menées.

Floriane Louison: J'étais à Paris lors des attentats du 13 novembre, mais j'ai travaillé à Creil sur les perquisitions administratives qui ont suivi. Par exemple, le président de l'association Ummah Charity, à laquelle j’ai consacré un chapitre, a été perquisitionné dans le cadre de l'état d’urgence. Au final, aucune procédure n'a été lancée. Il a même réussi a faire reconnaître par la justice que la perquisition n'était pas justifiée. D’ailleurs, plusieurs personnes au sein de cette ONG sont fichées S «au cas où», alors que la police locale dit que cette asso n'est pas un sujet d’inquiétude. À Paris, j'ai ressenti le deuil national; à Creil aussi, mais après les attentats, j'ai été surtout marquée par le sentiment de stigmatisation et le climat malsain et paranoïaque.

Gérald Andrieu: Je suis allé à Wissembourg, qui a eu la malchance de voir grandir Foued Mohamed-Aggad, un gamin qui est parti faire le djihad en Syrie puis en est revenu pour attaquer le Bataclan. Je me demandais comment il était possible qu'un bourg typiquement alsacien puisse générer cela, et en fait cette question est idiote: ce n'est pas cette ville qui a créé ça. Et pourtant subsiste sur place un sentiment de culpabilité proprement hallucinant chez tout le monde: comment est-il possible qu'on ait produit un mec comme ça? En allant dans son quartier, je me disais que j'allais arriver dans un endroit totalement délabré, et là encore, ce n'est pas la cité HLM que tu imagines: les bâtiments sont propres, situés à deux pas du centre, la population est assez mixte, ça n’est pas un ghetto ethnique total, et il y a de l’emploi dans les environs.

À Wissembourg (Bas-Rhin), la rue où vit la mère de Foued Mohamed-Aggad, un des trois kamikazes du Bataclan | Julien Sengel / AFPTV / AFP.

Floriane Louison: À Creil, le sujet de la religion est hyper fort. Dans l’agglo, il y a dix-sept lieux de culte, des mosquées, des temples protestants, des églises, une synagogue... Une fois, en 2014, l'Aïd et le Yom Kippour étaient célébrés en même temps: c'était la fête, le prêtre de la ville est venu dire qu'il était très content qu'il y ait autant de prières qui s'élèvent… C'est à la fois une ville où les gens vivent ensemble avec plein de religions, de cultures et de langues différentes sans tensions très fortes, ce qui est finalement assez rare, même impressionnant parfois. Et c'est aussi une ville avec un fonctionnement communautaire dans les associations, les commerces, les immeubles.

Ummah Charity, par exemple, est typiquement une start-up fondée sur le communautarisme religieux. C'est trois mecs de la ville qui décident de partir en Centrafrique filmer le conflit à leur manière, font une vidéo sur YouTube et récupèrent 2 millions d'euros! Ils maîtrisent totalement l'innovation, le monde moderne et la logique start-up. Hanane, la directrice financière, a fait des études à l’ENS, été DRH d'une entreprise du CAC 40: elle a décidé de mettre le voile et cela a mis un arrêt total à sa carrière. Leur responsable communication a fait une école de commerce, est partie travailler en Algérie, aux États-Unis puis en Asie et quand elle est revenue en France, elle a cherché en vain du boulot pendant six mois alors qu'elle a un super CV. Alors, il y a la question du communautarisme, mais il y aussi la question

du rejet d’une partie de la population pour sa religion ou ses origines.

Cette France entrée en sécession civique

Gérald Andrieu: La question migratoire s'est un peu imposée à moi pendant mon voyage. Quand tu marches le long de la frontière, que tu pars près de Calais au moment du démantèlement de la «jungle» et que tu arrives à Breil-sur-Roya, la commune où vit Cédric Herrou, le sujet est inévitablement présent. Il y a de la trouille dans la population, mais j’ai rarement noté de l’agressivité à l’égard des migrants. Mais tu entends des phrases comme «Ils arrivent», «On ne peut pas accueillir toute la misère du monde» ou «On a déjà du mal à intégrer les différentes vagues successives».

Après avoir lu plusieurs reportages sur Breil-sur-Roya, je me disais que j'allais tomber sur un village en pleine désobéissance civile et en fait, sur place, il y a aussi des gens qui ne sont pas du tout contents de la situation mais qu'on n'interroge pas. Ça m'embête par principe: est-ce qu'on ne le fait pas parce qu'on ne veut pas entendre ce qu'ils ont à dire, ou parce qu'on n’a même pas songé qu'il fallait leur permettre de s’exprimer? Il y a donc des gens qui n’auraient pas droit à la parole? De toute façon, une partie du pays a décidé de se taire volontairement, d’entrer en sécession civique, de ne plus participer à la chose publique. Nous avons eu 12 millions d'abstentionnistes au second tour de la présidentielle et 57% d'abstention au second tour des législatives, ce n'est pas rien tout de même.

Floriane Louison: C'est le plus gros phénomène, ces gens qui se disent que les politiques n'ont pas de pouvoir, qui ne savent pas où est le pouvoir... À Creil, au second tour de la présidentielle, l'abstention et le vote blanc cumulés étaient de 41%. Les politiques, même au niveau local, sont en crise de légitimité, et d'ailleurs ils se maintiennent au pouvoir avec d'autres ressorts que celui d'un projet qui convainc la population. Creil est en proie à un petit clientélisme politique permanent: un vote contre un logement social, une place pour son camion-pizza, etc… le ressort communautaire est aussi un levier électoral. Dans les discours, il est pointé du doigt mais dans les faits, il est largement entretenu par les politiques.

Gérald Andrieu: Au-delà de la question identitaire et communautaire, ce que j’ai perçu, c'est un repli sur la cellule la plus petite: la famille, le dernier cercle en qui on a confiance. Ce qui est un peu inquiétant quand on estime qu’un pays doit convaincre ses habitants qu’ils ont un destin commun...

François Hollande signe une banderole des ouvriers de Still, le 18 avril 2012 à Montataire. Cette année-là, il recueillait près de 46% au premier tour, contre moins de 10% pour Benoît Hamon en 2017. | Martin Bureau / AFP.

Floriane Louison: Avant, à Creil, il y avait par exemple la communauté Chausson. C'était un communautarisme ouvrier, on était quelqu'un en étant un Chausson, on s'affirmait comme tel et les Chausson s'entraidaient entre eux. Ça a disparu, mais les gens ont toujours besoin de trouver un sens, d'appartenir à quelque chose, de ne pas être que des pions de phénomènes qui les dépassent. Au-delà, Creil est encore une ville très vivante, avec un tissu associatif actif, un côté ville-village qui n'est pas assez valorisé.

Gérald Andrieu: À un moment du livre, je m'arrête pour dire aux lecteurs: désolé, je suis en train de vous décrire une France qui peut vous paraître terrible mais il y a aussi de l'optimisme, de l'énergie et de la générosité, envers moi mais aussi entre les gens. Au final, je veux bien avoir commis un livre mélancolique mais pas nostalgique, parce que les gens que je rencontre ne disent pas nécessairement que c'était mieux avant. Non, ils considèrent qu'aujourd'hui, ça n'est pas génial et ils sont déjà sûrs que demain, ça ne sera pas beaucoup mieux pour leurs enfants. Mais il n’est pas totalement pessimiste non plus: certes, le présent n'est pas rose, on doute que l'avenir le soit, mais ce pays a des ressources. Et il y a l'air d'y en avoir aussi quelques-unes à Creil.

Floriane Louison: À Creil, il y a énormément d'inventivité, de débrouillardise, d'idées: ce n'est pas du tout un territoire inadapté au monde actuel. Peut-être du fait que c'est une ville avec des populations majoritairement immigrées qui sont déjà dans l'adaptation, proche d'une capitale qui les insère dans le mouvement, la modernité. Je ne sais pas si mon livre est pessimiste ou optimiste. En cinq ans, j'ai l'impression d'avoir vu beaucoup d'initiatives porteuses d'espoir mais qui ont du mal à aller plus loin faute de moyens: des super profs qui en ont marre, des entreprises qui n'arrivent pas à débloquer des fonds... Il se passe plein de choses, mais il y a toujours un moment où ça bloque.

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