«On est ici comme à la maison!», rigole un jeune homme, casquette vissée sur le crâne en fumant un narguilé avec quelques amis. Ils sont assis autour d'une table en béton face à un bassin de 50 mètres, vide, aux murs couverts de graffitis. Le squelette d'un plongeoir surplombe un bassin où flottent dans quelques centimètres d'eau les restes d'une planche à voile. Quelques mètres plus loin, le sol d'une piscine couverte est jonché de gravats, une chaise trônant au centre. Les vitres sont brisées, les vestiaires saccagés. La piscine du campus de Luminy, à Marseille, est fermée depuis 2008. Comme elle, de nombreux établissements aquatiques demeurent à l'abandon, faute de moyens.
En France, 53% du parc aquatique a plus de trente ans, d'après la Fédération française de natation (FFN). On le doit notamment à la politique volontariste du gouvernement dans les années 1960 avec entre autres l'opération «1.000 piscines» lancée en 1969. Elle a permis l'éclosion sur le sol français des bassins standardisés aux noms poétiques: «Tournesol», «Iris», «Plein-ciel»... L'heure devrait être à la réhabilitation, qui ne vient pas.
«Le plan 1.000 piscines, c'était “one shot”. Environ 700 piscines sont alors sorties de terre, détaille le responsable territoires et équipements de la FFN, Basile Gazeaud. Mais aujourd'hui, les technologies et les normes, comme les accès handicapés, ne sont plus les mêmes et doivent être changés.»
Un surcoût qui décourage les communes.
À Marseille, pointée du doigt pour son manque de bassins, l'adjoint au sport Richard Miron est régulièrement interpellé sur cette question. «Ça fait neuf ans que je reçois les critiques, souffle-t-il depuis son bureau qui donne sur Les Ports. Ce n'est pas toujours fondé. Mais oui, il faut plus de m² nageables. Ça, je l'entends.» Face à un parc aquatique vieillissant, il assure que la ville a déboursé environ 10 millions d'euros en sept ans pour réhabiliter les bassins.
La piscine de Luminy
Reste que les Marseillais qui disposaient de 22 piscines en 2008, ne peuvent plus profiter de l'eau chlorée que dans 12 établissements. Quinze si l'on y ajoute une piscine découverte et donc fermée l'hiver et deux autres closes en ce moment pour travaux. Une déliquescence qui fait tache pour une ville capitale européenne du sport en 2017 et qui peut s'enorgueillir de son sélectif Club des nageurs où se sont entraînés Frédérick Bousquet ou Laure et Florent Manaudou.
Un gouffre financier
Comme tant d'autres, la piscine Nord de Marseille a fermé ses portes pour rénovation en 2010 et n'a jamais rouvert. Au pied de barres du 15e arrondissement, dans les quartiers nord défavorisés de la deuxième ville de France, le bâtiment aux entrées condamnées par des moellons surplombe la Méditerranée. Par quelques vitres cassées s’aperçoivent des carrelages brisés, des tuyaux de cuivre et des fils électriques arrachés. En contrebas, deux terrains de tennis. Pascal Combes, un habitant du quartier, échange des balles avec sa fille. Il se rendait régulièrement dans cette piscine avant qu'elle ne ferme. Aujourd'hui, il nage à l'extérieur de la ville, à Berre-l'Étang à trente kilomètres de là.
«C'est une question de commodité. Je pourrai aller à la piscine Saint-Charles [dans le centre-ville, ndlr] mais c'est difficile de trouver des créneaux. C'est pris par les clubs, les écoles…», dit-il.
La rénovation de la piscine Nord n'est plus d'actualité. La mairie envisage plutôt de la raser et de construire de nouveaux courts de tennis. En février 2017, l'adjoint au Sport, Richard Miron, expliquait ainsi lors du conseil municipal que «la construction d’un nouveau bâtiment, l’amélioration de la partie conservée, la mise à niveau des réseaux (...) coûte 6 millions d’euros». Là où un aménagement «pour accueillir un autre sport» coûte «entre 750.000 et 900.000 euros».
La piscine Nord
Un parc largement inadapté
Ce calcul, Marseille n'est pas la seule à le faire. Surtout que les piscines municipales sont un gouffre financier pour les municipalités.
«Aucune piscine n'est rentable économiquement, note Basile Gazeaud de la FFN. Le déficit net d'une piscine se situe entre 200.000 et 1 million d'euros suivant les tailles. Le coût par usager est estimé entre 8 et 10 euros alors que l'entrée est vendue 3-4 euros, un tarif inférieur pour accueillir tous les publics.»
Et construire une nouvelle installation revient rapidement à 5 millions d'euros pour un simple bassin de 25 mètres.
Conséquence de ce parc obsolète, coûteux à réhabiliter: il manque des piscines en France. D'après Basile Gazeaud, le parc aquatique existant est saturé. Pour la FFN, le seuil idéal de 120m² de bassin sportif couvert pour 10.000 habitants n'est atteint nulle part. Ce manque de bassin handicape le bon apprentissage de la nation.
Même le parc existant n'est pas adapté à une formation dans les meilleures conditions possibles. Un rapport parlementaire portant sur la promotion de l'activité physique et sportive, daté de septembre 2016, relève que «la France ne compte que 6.541 bassins de natation dont seulement 3.163 bassins couverts appropriés à un usage scolaire permanent». Basile Gazeaud va plus loin. Pour lui, c'est «65% du parc qui n'est pas adapté». Les recalés sont les bassins découverts ouverts seulement l'été alors que les écoles et associations sont fermées et les bassins ludiques, aux formes originales et de faible profondeur. «Le bassin sportif rectangulaire de 25 ou 50m reste, à un moment, incontournable», soutient Basile Gazeaud.
Piscine à Nanterre I MARC WATTRELOT / AFP
Recherche lignes d'eau désespérément
Entre le manque de piscines et celles en rénovation, les clubs et les membres du corps professoral se battent pour obtenir des créneaux. Magali Rando est professeure d'EPS au collège Alexandre Dumas, classé en REP+ dans le 14e arrondissement à Marseille. L'année dernière, elle n'a pu amener ses élèves à la natation faute de piscines. «Chaque année, nous faisons une réunion pour se répartir les créneaux, c'est la foire d'empoigne», raconte-t-elle. En 2017/2018, les cours de natation devaient être assurés pour les élèves de 6e mais la fermeture d'une piscine plonge de nouveau le collège dans l'incertitude. Tous ne pourront se baigner.
Nathalie François, responsable des équipements sportifs au Snep-FSU, syndicat national de l'éducation physique, dresse le même constat alarmant sur le manque de créneaux disponibles au niveau national. «60-70% des collèges n'amènent que les 6e pour leur apprendre à nager», dit-elle.
Les profs tentent d'alerter les pouvoirs publics par tous les moyens. En 2011, le professeur d'EPS Alain de Carlo organisait même des tests de natation sur l'herbe pour protester contre le manque de piscines en Gironde. Il alertait en particulier l'opinion sur la fermeture de la piscine de Castillon-la-Bataille à une cinquantaine de kilomètres de Bordeaux. Les plongeoirs étaient des tabourets, les obstacles des cerceaux.
«Après une enquête, on s'était aperçu que 41% des collèges girondins avaient un accès insuffisant à la natation. Il fallait médiatiser ce problème.»
Les élèves vont depuis à la piscine de Libourne à trente minutes de bus de là. «Finalement, les élèves passent plus de temps dans le bus que dans l'eau», relève Alain de Carlo.
Itinérance
Les zones rurales comme Castillon-la-Bataille et les milieux périurbains ont, sans surprise, encore moins accès aux piscines. Un document interne à l'Éducation nationale daté de 2014 que Slate a pu se procurer met en lumière les difficultés pour les collèges à accéder à des piscines. 12,5% n'ont pu donner des séances de natation. Parmi les collèges ayant pu organiser des séances, 24% relèvent que l'éloignement géographique de la piscine «pose des problèmes de temps de transport». Et 31% affirment que «le coût de l'accès à la piscine et/ou du transport crée des difficultés».
Les clubs et les associations sont eux devenus itinérants, passant d'une piscine à une autre. La présidente du club de natation de Marseille Nord, Sabrina Sedrati le sait bien. Elle a fait une croix sur la piscine Marseille Nord de Marseille. Son club évolue aujourd'hui à La Martine à 6 kilomètres de là. Là encore, elle a été confrontée à des fermetures comme en novembre 2016. «Mais cette fois là, Richard Miron [l'adjoint au Sport, ndlr] a réagi rapidement», souligne-t-elle. Pour l'instant, les soucis semblent derrière le club qui comptabilise 120 adhérents. «Le nombre a doublé en trois-quatre ans», informe la présidente.
Une bonne nouvelle qui cache une autre réalité: «Il y a plus d'adhésions, car il y a moins de clubs. Certains ferment, d'autres fusionnent», explique-t-elle. Dans les quartiers nord les associations et clubs freinent des deux pieds pour parler aux journalistes. Un article du New York Times dépeignant les problèmes de la ville avec ses piscines a laissé des traces. Il s'agit de ne pas se faire mal voir de la mairie, de conserver ses créneaux.
La présidente de l'association Natation Sauvetage Lacydon, Nassima Chehboub, nous accueille le visage crispé à la piscine Saint-Joseph. Ces 150 adhérents nageaient à la piscine de la Busserine fermée pour travaux. Les deux établissements ne sont séparés que par deux kilomètres. «Ça ne pose pas trop de problème», assure Nassima Chehboub. Elle soutient «avoir les créneaux pour faire nager 150 enfants par semaine». La conversation, courte, est interrompue à plusieurs reprises par des appels téléphoniques. Le dirigeant d'une autre association s'oppose à ce que nous approchions du bassin où s’entraînent ses adhérents.
«Savoir nager» ou pas
L'apprentissage de la natation est pourtant «une priorité nationale» depuis 2010, comme le souligne une circulaire parue dans le Bulletin officiel et doit débuter «dès l'école primaire». Il reste des efforts à fournir. L'enjeu d'un bon apprentissage de la natation est pourtant crucial. Les noyades sont responsables de près de 500 décès accidentels chaque été.
Des écoliers à Vanves en 1953 I AFP
Une étude portant sur la capacité à nager parue dans le Bulletin épidémologique hebdomadaire (BEH) de l'agence sanitaire santé publique, publié en juillet 2017, relève que 17,3% des personnes interrogées déclarent ne pas savoir nager. Et 31% de ne pas être capable de faire un 50 mètres. L'étude relève cependant un progrès. En 2010, elles étaient 18,7% à déclarer ne pas savoir nager. Signe que l'apprentissage auprès des nouvelles générations progresse tout de même, ce sont les personnes âgées de plus de 65 ans qui souffrent le plus de cette insuffisance. Elles sont 35,3% à ne pas savoir nager contre seulement 5,2% parmi les 15-24 ans.
Un document interne à l'Éducation nationale que Slate s'est procuré fait état d'une réalité encore plus alarmante. L'enquête qui porte sur 300 collèges de France et des Dom révèle qu'en 2014, la moitié des enfants entrant en 6e (48%), ne maîtrisent pas le «savoir nager». Ils ne sont plus que 15% en fin de 3e.
Par le «savoir nager», il est alors entendu de pouvoir:
-sauter en grande profondeur puis passer sous un obstacle flottant
-nager 10 mètres sur le ventre et 10 mètres sur le dos
-réaliser un surplace de 10 secondes
-repasser sous un objet flottant. Rien d'exceptionnel.
Les capacités du «savoir nager» ont évolué. Depuis 2015 une attestation est délivrée aux élèves qui parviennent à franchir les épreuves demandées. La professeure d'EPS de Marseille, Magali Rando, fait un constat proche. «Sur une classe de 24 élèves en 6e, 12 ne savent pas nager. Ils coulent s'ils se mettent à l'eau. Huit sauront se sauver, quatre nagent», assurent-elle. Et quand je dis “savoir nager”, je ne parle pas des demandes de l'Éducation nationale, je parle de faire 50 mètres sans couler.»
Des solutions sur le long terme
Conscient de ces difficultés, le ministère des Sports à initié le plan «j'apprends à nager» en 2015, placé sous l'égide de la FFN. Ce plan propose des cours de natation gratuits aux enfants âgés entre 6 et 12 ans. Les jeunes issus des quartiers prioritaires et des Zones de revitalisation rurale (ZRR) sont prioritaires. De leurs côtés, les communes et les collectivités locales ont aussi fait des efforts. Concernant les lieux cités dans l'article; le département de la Gironde est prêt à aider les collectivités locales à hauteur de 9 millions euros par pour construire ou rénover des piscines. En décembre 2016, Bordeaux métropole a adopté un «planpiscine» de 20 millions d'euros qui permettra entre autres de financer en partie la construction de 9 nouvelles piscines.
De son côté, l'adjoint au sport de Marseille informe que la ville a repéré cinq sites où «des agrandissements avec de nouveaux bassins» sont possibles. Surtout, la ville prévoit deux grands projets de construction de piscines. L'un à Luminy en remplacement du site abandonné qui aura «un profil plus sportif», selon Richard Miron, et la piscine d'Euroméditerranée, au cœur d'un nouveau quartier d'affaires, «plus loisirs». Les travaux sont estimés à 50 millions d'euros. Pour l'instant, la ville n'en est qu'à l'appel à candidature. Dans les deux cas, la construction comme la gestion sera confiée au secteur privé. Le président du groupe socialiste à la mairie de Marseille, Benoît Payan, s'oppose à la mouture de ces projet :
«Il faut arrêter avec les partenariats public-privé. Ils défavorisent systématiquement le public. La recherche de rentabilité prévaudra sur le bien-être, l'apprentissage et le sport.»
Cette privatisation du parc aquatique est une tendance nationale. Les nouvelles constructions privilégient ces partenariats que ce soit dans la gestion, l'exploitation, la construction ou les trois à la fois. Le risque est de voir les prix d'entrées augmenter, les loisirs privilégiés plutôt que les pratiques sportives ou d'apprentissage. À ce jeu-là, la convention signée entre les deux futurs partenaires est cruciale.
En attendant de voir des bassins sortir de terre, les clubs, les associations et les écoles seront encore brinquebalées d'une piscine à une autre. La solution de secours vient peut-être de l'installation de bassins provisoires qui peuvent être aux dimensions olympiques. Depuis cet été, Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) a ainsi installé un bassin temporaire de 25 mètres pour permettre notamment aux jeunes et aux scolaires de continuer à profiter d'équipements pendant la durée des travaux de la piscine de la ville. Une initiative qui devrait inspirer bien d'autres villes.