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La pensée djihadiste décryptée

Temps de lecture : 10 min

Les théoriciens djihadistes légitiment leur projet et leurs méthodes par des interprétations surprenantes de la religion musulmane.

Coran | via Wikicommons CC License by
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Cet article a été publié initialement sur le site Action Résilience

Deux clichés antinomiques prédominent dans le traitement médiatique du djihadisme. Pour les partisans du «choc des civilisations», l’islam, religion violente et conquérante, porterait naturellement en elle les germes de la violence djihadiste. De l’autre côté de l’échiquier politique, le djihadisme, révolte motivée par une relégation sociale et des pulsions mortifères, n’aurait rien à voir avec la religion.

En réalité, le djihadisme, ou salafisme djihadiste, est une idéologie politico-religieuse basée sur une lecture très spécifique de la religion musulmane. Dans l’ouvrage Salafi-djihadism, the history of an idea (Penguin Books, 2017), Shiraz Maher, chercheur à l’International Centre for the Study of Radicalisation and Political Violence (ICSR) du King's College de Londres, retrace l’histoire idéologique et théologique du djihadisme autour de cinq concepts clés: djihad (lutte ou effort), takfîr (excommunication), al-wala' wal-bara' (alliance et désaveu), tawhid (monothéisme) et hākimiyya (souveraineté de Dieu). Tout l’intérêt de l’ouvrage consiste à démontrer comment les théoriciens du salafisme djihadiste ont développé des interprétations spécifiques, qui légitiment leur programme politico-religieux et leur mode d’action terroriste.

Salafisme et djihadisme

Le salafisme est une branche de l’islam sunnite tournée vers les trois premières générations de musulmans, les «pieux prédécesseurs» (al-salaf al-sahilin) qui incarnent «l’âge d’or» de l’islam. Ils se préoccupent principalement de l’unicité de Dieu (tawhid) et de la pureté doctrinale (‘aqida). La rédemption passe chez eux par le retour à l’islam des origines, gage d’authenticité et de pureté. L’approche la plus populaire aujourd'hui est celle de Mohammed ben Abdelwahhab, qui est devenue la théologie officielle du régime saoudien, parfois qualifiée de wahhabisme.

Catégorie plus théologique que politique, le salafisme comprend trois familles schématiques. Les «quiétistes» qui se tiennent généralement à l’écart de la politique, les «activistes», qui s’opposent aux gouvernements s’ils n’agissent pas conformément à la religion, et les djihadistes, qui souhaitent les renverser par la force. «La rébellion armée et violente contre [ces dirigeants] est un devoir individuel pour chaque musulman», affirme al-Qaïda. Le djihadisme s’est notamment développé face à la répression féroce subie par les mouvements islamistes au Moyen-Orient. Il légitime de nouveaux modes d’action (terrorisme et guérilla) et indique la marche à suivre pour restaurer le califat.

1.Djihad (lutte ou effort)

Le verset 39 de la 22e sourate du Coran est considéré comme la première occurrence du djihad dans le livre saint.

«Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) –parce que vraiment ils sont lésés; et Allah est certes capable de les secourir».

Djihad peut se traduire par «effort», «abnégation», «combat» ou bien «lutte». Dans la tradition islamique, il renvoie à la fois à l’idée de combattre pour Dieu, de résister à l’impiété, et de lutter contre ses propres passions (djihad contre soi-même ou «grand djihad»). L’islam distingue le djihad offensif, qui doit être autorisé par un émir (une autorité légitime comme le Calife), et le djihad défensif, qui répond aux menaces visant la communauté des musulmans. Pour le prédicateur d’al-Qaïda Anwar al-Awlaki, Dieu est de toute façon le seul émir dont l’autorisation soit requise pour faire le djihad. Ceci légitimera plus tard le terrorisme «décentralisé» ou «individuel».

Anwar al-Awlaki I HO / SITE INTELLIGENCE GROUP / AFP

Chez les djihadistes, le djihad s’entend exclusivement comme le combat armé. Les théoriciens Abdallah Azzam et Abu Moussab Al-Zarqaoui ont paraphrasé le théologien Ibn Taymiyya, qui déclarait «la première obligation après l’iman (foi) est de repousser l’ennemi agresseur qui s’attaque à la religion et aux affaires du monde». Pour Abu Qatada, «le djihad est un commandement divin (…) pour établir la religion d’Allah sur la terre». C’est donc une obligation au même titre que le jeûne et la prière, et le «pinacle» de l’islam.

L'Occident, cible tardive

Originellement, les djihadistes ne se considéraient pas en guerre avec l’Occident mais d’abord avec les régimes des pays musulmans, qui ont violemment réprimé les mouvements islamistes. C’est après la mort d’Abdallah Azzam qu’ils ont développé une théorie selon laquelle l’Occident dirigeait en réalité les pays musulmans, via des régimes fantoches. Entre 1992 et 1996, après la guerre du Golfe, Oussama Ben Laden a donc réorienté son combat en direction de «l’ennemi lointain». Les djihadistes considèrent à présent l’Occident et l’ordre international comme les responsables de tous les malheurs des musulmans.

Par ailleurs, les djihadistes ont développé des interprétations qui justifient les techniques de guerre asymétrique qu’ils utilisent dans le cadre du djihad. Utilisant le principe de la mafhum al-mukhafala (déduction opposée), ils s’appuient sur un hadîth affirmant que le sang des musulmans est protégé, pour conclure celui des non-musulmans ne l’est pas. Al-Qaïda légitime ses attaques contre les civils occidentaux par d’autres arguments: ils ne sont pas innocents, les frapper relève d’une forme de loi du talion (qisas), l’utilisation de boucliers humains (tatarrus) par l’ennemi autorise à frapper des civils et enfin, sur le terrain, on ne peut pas toujours distinguer entre civils et combattants.

2.Takfîr («excommunication»)

La notion de takfîr consiste à déclarer un musulman (ou un groupe de musulmans) en dehors de l’islam. Dans la théologie musulmane, c’est une décision grave, qui doit être prise avec précaution et en accordant le bénéfice du doute. Les groupes djihadistes, notamment le GIA et al-Qaïda en Irak (qui deviendra par la suite l’Organisation État Islamique) ont cherché à faire sauter les barrières encadrant le takfîr, notamment en s’appuyant sur le théologien Ibn Taymiyya (1263-1328), auteur de la fatwa dite «de Mardin» appelant à repousser l’envahisseur mongol (musulman), contre lequel il leva une armée.

Entre 1954 et 1964, le Frère musulman égyptien Sayyid Qutb est emprisonné et rédige son œuvre principale, Jalons sur la route. À l’époque, les membres de la confrérie sont persécutés par le régime nassérien. Qutb affirme dans son ouvrage que les sociétés musulmanes ont régressé à un niveau d’ignorance (jahilyya) équivalent à celui qui a précédé l’écriture du Coran, et que les gouvernements en place sont des hérétiques à combattre. Un autre «frère» égyptien, Shukri Mustafa, va plus loin en affirmant que l’ensemble de la société égyptienne est kufr (mécréante) et fonde le premier groupe inspiré par cette idée, Takfir wal Hijra. Le 6 octobre 1981, le président égyptien Anouar Sadate est assassiné par Khalid Islambouli, un militant islamiste qui s'exclame alors «j'ai tué le pharaon».

L'assassinat de Sadate I UPI-AFP ARCHIVES / AFP

La question des victimes civiles

Chez certains groupes, le takfîr légitime les massacres de civils à grande échelle. Antar Zouabri, qui dirige le GIA (Groupe islamique armé) algérien à partir de 1996, souhaite une «guerre totale» contre la société algérienne. Entre 1992 et 1997, la part des civils parmi les personnes tuées par le GIA passe de 10% à 87%. Cette stratégie extrême conduit à la scission du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) qui souhaite se focaliser sur des cibles militaires et politiques et rejoint al-Qaïda entre 2005 et 2006. Des figures d’al-Qaïda comme Abu Qatada condamnent l’approche «extrémiste» du GIA.

Les attaques visant des civils musulmans font l’objet de vifs débats chez les théoriciens djihadistes. Ceux qui les défendent développent plusieurs arguments. Premièrement, la nécessité de combattre les institutions dans leur ensemble. Deuxièmement, la jurisprudence des équilibres (Fiqh al-Muwazanat), un principe théologique qui établit que si deux obligations se contredisent, la plus importante doit primer. Ici, la nécessité de combattre le tyran (tâwaghîth) prime sur la préservation de la vie de musulmans innocents. Al-Qaïda met toutefois plus de barrières au takfîr que la future Organisation État islamique.

Le takfîr fait moins débat vis-à-vis des musulmans jugés «hérétiques», notamment les chiites. Pour les djihadistes et certains salafistes, ils sont une secte malfaisante, créée par un Juif pour semer la discorde dans l’islam. Lors de l’invasion de l’Irak de 2003, Abu Moussab al-Zarqaoui, leader d’al-Qaïda en Irak (future Organisation État Islamique) multiplie les attentats contre leurs lieux de culte dans l’espoir de déclencher une guerre civile entre sunnites et chiites. Cela suscite les remontrances d’al-Qaïda qui, jugeant cette approche contre-productive, dépêche même un émissaire pour tenter de raisonner Zarqaoui, sans succès.

3.Al-wala' wal-bara' (l’alliance et le désaveu)

Dans la théologie islamique traditionnelle, la notion d’«alliance et de désaveu» concerne principalement les manières des croyants, qui sont invités à se distinguer des non-musulmans. Pour les salafistes, cela signifie que les musulmans doivent se rapprocher (alliance ou wala’) de leur coreligionnaires et s’éloigner (désaveu ou bara’) de ceux qui ne partagent pas cette foi.

Les salafistes-djihadistes proposent une troisième interprétation. Pour eux, le concept de al-wala' wal-bara' nécessite une résistance active contre les dirigeants qui s'éloignent du sentier d'Allah. L'influent théoricien djihadiste palestino-jordanien Abu Mohammed Al-Maqdisi développe cette idée dans un ouvrage, Millat Ibrahim, publié en 1984. La réalisation de la ‘bara (désaveu) nécessite notamment une confrontation ouverte avec les dirigeants éloignés du sentier d'Allah. Les théoriciens djihadistes transforment donc ce concept plutôt passif en un outil légitimant l'insurrection contre les pouvoirs en place.

Collaborer ou pas avec les États-Unis?

Un aspect d'al-wala' wal-bara' a fait l'objet de vigoureux débats lors de l'invasion du Koweït par l'Irak: isti'ana bi-l-kuffar (rechercher l'aide des non-musulmans). Pour les théoriciens djihadistes comme Abdallah Azzam, al-wala' wal-bara' interdisait au royaume saoudien de rechercher l’aide des États-Unis (même si elle aurait pu être autorisée en cas de véritable nécessité). À l’inverse, en 2001, les talibans afghans ont mis en avant la notion d'al-wala' wal-bara' lorsque les États-Unis leur ont demandé de livrer Oussama Ben Laden: ils se devaient d’aider leur coreligionnaire, et de refuser tout assistance aux «croisés».

Oussama Ben Laden en octobre 2001 I HANDOUT / AFP

Certains clercs saoudiens ont alors affirmé que, même s'ils n'approuvaient pas les attentats du 11-Septembre, al-wala' wal-bara' leur interdisait de collaborer avec les États-Unis contre al-Qaïda. Ne pas se montrer solidaires des autres musulmans (al-Qaïda inclus) trahit la wala. Collaborer avec les non-musulmans viole la bara. Al-wala' wal-bara' est un outil de mobilisation puissant pour les djihadistes, car celui qui ne s’y conforme pas participe au déclin du monde musulman et doit être combattu.

4.Tawhid (unicité)

Le tawhid se définit comme la croyance dans le monothéisme, l’unicité et l'omnipotence de Dieu. Il s'incarne dans la profession de foi musulmane (chahada):

«J'atteste qu'il n'y a pas de divinité en dehors de Dieu et que Mohammed est l'envoyé de Dieu.»

Pour les salafistes, cette notion est particulièrement importante: se concentrer sur le tawhid permet d'éviter le retour au polythéisme (shirk). Muhammad Abd al-Wahhab distingue trois formes de tawhid:
- Tawhid al-rububiyya (unicité de Dieu)
- Tawhid al-asma wa-l-sifat (unicité des noms, qualités et attributs)
- Tawhid al-uluhiyya (unicité de la divinité)

Pour les djihadistes, le djihad est étroitement lié au tawhid al-uluhiyya. Les salafistes croient que le moment de leur mort –et la durée de leur vie (ajl)– est fixé à l’avance dans le cadre de la destinée et prédestination (al-qada wa-l-qadr). Ils prônent la confiance absolue dans Allah (tawakkul) et l’obligation de le craindre exclusivement (khawf).

«En Afghanistan, j’ai réalisé que le tawhid ne peut pénétrer l’âme de l’être humain, ni s’y intensifier et s’y renforcer autant que dans le champ du djihad», écrit Abdallah Azzam.

Une notion politique

Le moudjahidine ne craint pas de mourir, puisque la date de son décès est de toute façon fixée depuis le début. Le moudjahid peut même rechercher volontairement le martyr et adopter des tactiques kamikazes. Abdallah Azzam voit dans le djihad le moyen de «libérer l’âme humaine de la peur de la mort».

Les djihadistes ont politisé la notion de tawhid. Après le 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden affirme que la rupture avec les «tyrans» (taghout) qui dirigent les pays musulmans constitue un des piliers du tawhid, et donc de la foi (iman). Refuser cette confrontation, c’est remettre en cause le tawhid, donc la religion elle-même. Pour Al-Zawahiri, actuel leader d’al-Qaïda, le tawhid implique la charia, la confrontation avec les envahisseurs et le refus de la collaboration avec ces derniers, ainsi que le renversement des «tyrans».

Par ailleurs, le djihad étant le moyen de mettre en place un système politique gouverné par la religion, c’est donc l’outil du tawhid. Les djihadistes couplent ainsi la notion de djihad et leur programme politico-religieux avec le fondement de l’islam, le tawhid, pour former un corpus idéologique inattaquable.

5.Hakimiyya (souveraineté de Dieu)

La hakimiyya se définit comme la souveraineté politique de Dieu sur Terre. Ce n’est pas un concept spécifiquement djihadiste: on le retrouve chez tous les islamistes –par exemple les Frères musulmans– pour qui «l’islam est une religion et un État». Pour le prédicateur saoudien –non djihadiste– Salman al-Awdah, la hakimiyya passe par le respect des libertés individuelles et la limitation du pouvoir du monarque.

Salman al-Awdah I via Wikicommons

Pour Sayyid Qutb, Anwar al-Awlaki et Abdallah Azzam, l’établissement du premier État islamique par Mohammed –donc la hakimiyya –a permis de propager la foi musulmane au travers du djihad. Pour les djihadistes, une gouvernance basée sur autre chose que la charia contredit la hakimiyya, donc le tawhid, donc le fondement de la religion. C’est pour cette raison qu’ils rejettent la démocratie, considérée comme une religion. Ceux qui acceptent d’être gouvernés par celle-ci sont jugés idolâtres.

Bâtir un corpus politico-religieux intouchable

Il ressort de ce livre que les djihadistes proposent une interprétation très spécifique de la religion musulmane. Premièrement, elle légitime leur mode d’action. Le djihad (armé) est présenté comme le pinacle de l’islam. Les règles qui encadrent la pratique du djihad et du takfir sont assouplies (même si les attaques contre les civils musulmans font débat). Le martyr devient la meilleure preuve de l’adhésion au tawhid. Deuxièmement, ils affirment que leur programme politique (l’insurrection armée pour instaurer le califat) est une obligation au regard de la religion. Al wala’ wal bara’ et le tawhid commandent l’insurrection armée contre les «tyrans» ainsi que la rupture avec les «croisés».

La menace exercée par l’Occident commande un djihad défensif contre «l’ennemi lointain». La hakimiyya (souveraineté de Dieu sur terre) ne peut passer que par le djihad et la restauration du califat. Le programme politico-religieux des djihadistes et leur mode opératoire est ainsi présenté comme inattaquable et obligatoire pour les musulmans.

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