En quelques jours, deux collaboratrices de Slate (qui sont également des amies à moi) ont été harcelées: Nora Bouazzouni et Nadia Daam. Tout comme Clara Gonzales et Elliot Lepers, les inventeurs du numéro anti-relous –un numéro de téléphone que les femmes peuvent donner à des inconnus un peu trop insistants et qui, s’ils appellent, leur expliquent que non c’est non. Il se trouve que, ô hasard et surprise, ces harcèlements ont commencé par des messages sur le forum 18/25 ans de jeuxvideo.com. Rappelons que ce n’est pas la première fois. De nombreuses femmes ont déjà été harcelées ces derniers mois.
Qu’est-ce que ça veut dire «harcèlement»? Des torrents d’insultes sur les réseaux sociaux (qui vous obligent à vous déconnecter, ce qui est une limite par l’intimidation au droit à internet), des menaces de viol, des menaces de mort, des insultes racistes, des menaces envers les proches, le vol de données personnelles et un harcèlement qui sort d’internet pour se répandre dans la «vraie vie» (jusqu’au domicile une fois l’adresse récupérée).
Il y a troller et troller
Mais qu’est-ce qu’il y a dans la tête des gens font ça? Vaste question à laquelle des anthropologues pourraient sans doute apporter des éléments de réponse. En général, leurs arguments mêlent plusieurs choses.
On trolle. Alors là mes petits-enfants, la mémé du web que je suis a envie de vous répondre ça:
L’art du trolling n’a jamais consisté à dire à quelqu’un qu’on va remplir de sperme sa gueule de petite arabe. De mon temps, on trollait pour la beauté. Les anonymous trollaient l’Église de Scientologie, 4chan trollait le monde entier avec une chanson de Rick Astley, et en France les fatals flatteurs trollaient magistralement les journalistes en s’extasiant de manière outrancière sur leur intelligence.
Le trolling était gratuit et rigolo. Les harcèlements dont nous parlons puent la haine. Et, point le plus important, c’est toujours la même haine dirigée contre les mêmes personnes: toutes celles qui tiennent un discours prônant davantage d’égalité entre hommes et femmes. On ne les voit jamais s’attaquer à des sites de racistes notoires ou à des réseaux pédophiles. (Pourtant, certains se revendiquent de 4chan, grand forum américain dont les cibles étaient beaucoup plus vastes puisqu’il lançait des attaques contre des pédophiles ou des ados qui maltraitaient des animaux.)
Nous ne sommes pas face à des trolls mais à des néo-réacs. Il ne faut pas s’y tromper: ce ne sont pas des actes isolés mais une guerre politique et culturelle qu’ils mènent. On a assisté au même mouvement aux États-Unis, où une partie des usages de la webculture a été indexée par l’alt-right dans un but idéologique. Une évolution finalement pas très étonnante, dans la mesure où la webculture était un terreau anti-système et que les mouvements d’extrême droite ont totalement récupéré ce discours.
Le grand complot féministe
On est subversif. Sur ce point, je suis partagée. De deux choses l’une, soit les médias ont totalement foiré leur traitement des inégalités, soit le discours réactionnaire a parfaitement réussi. Et c’est sans aucun doute les deux. La subversion s’exerce contre les dominants. Or, ni les femmes en général, ni les féministes en particulier, ne sont en position de domination. Il n’y a pas de grand complot féminazi. La société française reste profondément sexiste et les femmes n’occupent pas les postes de pouvoir. C’est marrant en un sens, ces mecs sont convaincus d’être hyper révolutionnaires, totalement à contre-courant, alors qu’ils sont le pur reflet de la société. Ils ne s’attaquent pas à l’idéologie dominante.
Oui mais le politiquement correct? La police de la pensée? Il faut être tordu des neurones pour penser que parce qu’on parle des inégalités femmes/hommes, ça veut dire que les féministes dominent le monde. Le problème, c’est que la plupart ne voient pas ces inégalités concrètes (et pour cause, ils ne les subissent pas). Du coup, ils ont simplement l’impression d’être saturés par un discours féministe. (Et anti-raciste bien sûr.) Mais comment faire comprendre que si on parle des inégalités, c’est parce qu’il y a des inégalités? Dans leur esprit, on surprotège les femmes, les noirs, les arabes et les homos. Et derrière, évidemment, on laisse crever l’homme blanc.
Message posté mercredi soir sur le forum lors d’une tentative d’explication entre une féministe et des membres du forum.
Il ne faut pas minimiser ce genre de messages. Ils disent une impression qu’un nombre non négligeable de Français partagent. Il ne s’agit donc pas de leur interdire de parler, ce serait même sans doute le pire à faire.
La tyrannie de la minorité
Ce qui nous amène à «vous n’aurez pas ma liberté de penser». Mais leur liberté de pensée et d’expression n’inclut juridiquement pas le droit de harceler une personne. Et c’est là que personnellement, je me fais des nœuds au cerveau parce que ce raisonnement aboutit à un truc du genre «j’ai l’impression que les gauchistes me censurent donc je vais aller harceler cette personne pour l’empêcher de tenir un discours avec lequel je ne suis pas d’accord». Ce qui grosso modo revient à «vous n’aurez pas ma liberté de penser mais moi j’aurai la peau de ta liberté d’expression sale pute maghrébine». Ça n’a aucun sens…
Sur ce sujet, cet autre message de mercredi soir était très intéressant:
Et c’est vrai que le forum est très divers. Mais en quoi menacer une personne relève de la liberté d’expression? Qu’ils écrivent ce qu’ils veulent sur leur forum, ça n’est pas notre problème, c’est celui des modérateurs. Le problème c’est, encore une fois, quand ces propos sortent du forum pour virer à l’agression d’une personne précise. Et c’est là que cette belle diversité se fait piéger.
Les harceleurs sont évidemment une infime minorité des membres du forum. La plupart des sujets sur jeux vidéo n’ont rien à voir avec ce harcèlement. Le Monde avait estimé il y a quelques mois que plus de la moitié des messages d’extrême droite du forum était publiée par 6% des utilisateurs. Sauf que ces personnes se cachent derrière le forum. Quand leurs actions sont dénoncées, ils essayent de faire jouer la solidarité en criant aux autres «hey, regardez, on nous attaque, ils veulent la mort de notre espace de liberté».
L’ensemble des utilisateurs de 18/25 se fait instrumentaliser par une petite bande. Et pour l’instant, ce qui est frappant, c’est l’incapacité du reste des forumeurs à prendre position. Pourtant, ceux qui salissent la réputation de leur forum, ce ne sont pas les victimes qui portent plainte, mais les mecs qui enfreignent la loi au nom du forum.
Webedia et Twitter, y a quelqu'un?
À la décharge de l’ensemble de la communauté, les agresseurs se servent de jeux vidéo.com essentiellement pour désigner une proie. Ensuite, ils se retrouvent sur d’autres canaux pour s’organiser et s’échanger des infos sur la personne. Ce qui explique que nombre de ceux qui passent sur le forum ne se rendent pas compte de la gravité de ce qui est en train de se jouer. Mais il va devenir de plus en plus compliqué de l’ignorer.
Quant à Webedia, l’éditeur du forum, il va également devoir réagir. Les déclarations de Cédric Page, directeur de la section gaming, sont pour l’instant d’une mollesse qui n’est pas sans rappeler des flocons d’avoine ayant passé une semaine dans un bol de lait. Mais la réaction devra être plus intelligente que celle de mercredi soir. Sur le forum, tous les sujets contenant le mot «féministe» étaient supprimés, ce qui empêchait la discussion.
Enfin, autre leçon de toute cette histoire, on va pouvoir inventer une nouvelle définition de Twitter. Je propose «réseau social sur lequel quand vous signalez qu’on menace de vous violer, vous recevez un message vous expliquant que cela ne va pas à l’encontre des règles d’utilisation du site». (Et cette réponse n’a pas été donnée une fois, elle est quasi systématique. Buzzfeed avait fait un excellent reportage sur comment Twitter tolère le harcèlement pour gagner en trafic.) Si Twitter ne respecte pas la loi française, il va également falloir qu’il en réponde.